Espagne : pourquoi le projet de la première ferme d’élevage de pieuvres fait scandale

Cette ferme pourrait être installée aux Canaries dans le but de produire 500 tonnes de poulpes par an. Les écologistes et défenseurs de la cause animale dénoncent un projet "irraisonnable".

De Margot Hinry
Publication 8 juil. 2022, 17:53 CEST
Cette pieuvre, que l'on trouve dans les eaux côtières peu profondes du sud-est de l'Australie, se ...

Cette pieuvre, que l'on trouve dans les eaux côtières peu profondes du sud-est de l'Australie, se cache souvent dans le sable.

PHOTOGRAPHIE DE David Liittschwager, Nat Geo Image Collection

Martín Alvarez, de l'équipe National Geographic Espagne, a contribué à l'élaboration de cet article et au recueil de verbatim.

Un projet d’ouverture du premier centre d’élevage de pieuvres au monde a été annoncé pour l’été 2023 par la multinationale espagnole Nueva Pescanova, spécialiste des commerces de produits de la mer. Depuis, des ONG de protection des animaux, ont fait savoir à quel point ce projet, s'il venait à voir le jour, pourrait être nocif tant pour ces animaux que pour l'écosystème marin.

Roberto Romero, responsable de l’aquaculture du groupe Nueva Pescanova affirme que les recherches sont en cours depuis plus de trente ans sur le sujet de l’élevage à grande échelle du poulpe, une denrée grandement demandée par les Espagnols et Européens. « C'était l'une des espèces cibles des centres de recherches et des institutions publiques. Il y a eu d'innombrables projets, mais pendant de nombreuses années, ils n'ont donné que de mauvais résultats. Or l'Oceanographic de Tenerife a réussi à résoudre le point sur lequel jusqu'alors tout le monde avait échoué. […] Nous avons été appelés de Corée et dans différentes parties de l'Europe intéressées et désireuses de collaborer avec nous, tant du point de vue scientifique (qui a son intérêt) que du point de vue de l'aquaculture ».

Le projet de ferme de culture se situe dans le port de Las Palmas, à Gran Canaria sur l’archipel des Canaries et repose sur une parcelle de plus de 52 000 m². L’entreprise annonce une capacité de production de plus de 500 tonnes par an, en régime continu toute l’année et 24/24h.

Les organismes de défense de protection animale dénoncent un projet d’agriculture intensive et d’élevage industriel complètement « incompatible avec les politiques environnementales de l’Union européenne ». Roberto Romero ne qualifie pas la ferme de la sorte. « Le terme macro ou micro, extensif ou intensif n'est pas si important, c’est la façon dont la culture de l'animal va être faite qui compte et nous allons le faire avec le maximum de connaissances et avec les plus hauts niveaux de durabilité et de respect du bien-être animal » assure-t-il.

Le parti politique animaliste espagnol PACMA s’entoure de juristes pour tenter d'arrêter le développement de cette ferme d’élevage. « Le projet met immédiatement en évidence les graves problèmes environnementaux qui peuvent résulter de ce type d'installations et de dommages dans diverses zones » explique Marta Muntada, avocate externe qui collabore avec PACMA.

L’avocate précise que pour qu’un tel projet voie le jour, trois autorisations principales doivent être délivrées par le gouvernement canarien. L’impact environnemental, le déversement de terres dans la mer et la concession du domaine public portuaire dans la zone de service du port de Las Palmas. PACMA et l’équipe de juristes, de biologistes et d’avocats dont il s'est entouré optent pour la voie administrative en s'attaquant au déversement marin, en se préparant à contrer l’octroi de la licence d’impact environnemental, quand celle-ci sera discutée. 

En France, la présidente de Sea Shepherd Lamya Essemlali s’indigne du manque de contrôles et de lois pour la protection de ces poulpes dans le cadre de ce projet qu’elle qualifie de surréaliste. « On pouvait difficilement imaginer pire en termes d’impact écologique et éthique. En fait, toute aquaculture basée sur des poissons carnassiers est un non-sens écologique. Là, on parle de poulpes qui consomment chaque jour trois fois l’équivalent de leur poids. Face à cela, l’entreprise indique une quantité d’abattage de poulpes par an qui est démentielle. C’est surréaliste qu’il n’y ait absolument aucune loi qui contrôle l’abattage de ces animaux, alors que l’on sait qu’ils sont sensibles et intelligents, ce n’est plus à démontrer ! »

Concernant l’abattage des poulpes, l’entreprise assure que les tests et expérimentations sont faits depuis des années. « Au Centre Biomarin, nous faisons des recherches et expérimentons la culture dans toutes ses phases depuis 2018. Nous en sommes déjà à la cinquième génération de culture, ce qui nous a permis d'atteindre une connaissance de base pour pouvoir affronter un projet comme celui-ci en toute sérénité » relève David Chavarrías, le directeur général du centre Biomarin de Pescanova. Selon la PACMA, les méthodes d’abattage n’ont pas été dévoilées en détail, mais Roberto Romero assure qu’elles seront conformes à la législation européenne. « Dans le règlement européen, il y a des règles qui s'appliquent dans ce cas et que nous allons respecter scrupuleusement. […] Au fur et à mesure que les processus administratifs, qui sont au nombre de quatre, avanceront, les informations pertinentes seront fournies. »

Marta Muntada affirme que le silence qui entoure les méthodes d’abattage ne présage rien de bon : « il est clair que ces animaux seront exposés à une mort cruelle, car il n'existe actuellement aucune méthode scientifiquement validée pour la mise à mort humaine des pieuvres. »

 

LA PIEUVRE, UN ANIMAL SOLITAIRE

La pieuvre sauvage est très consommée partout dans le monde et connaît une hausse de la demande ces dernières années, notamment en Europe, mais également au Japon et aux Etats-Unis, plus récemment. Un projet d’élevage à grande échelle résonne avec beaucoup de points contraires aux habitudes de vie de ces animaux en milieux naturels. Selon le rapport de CIWF France, les pieuvres sont très solitaires par nature, elles « souffrent du surpeuplement et de densités d’élevage élevées, typiques des systèmes d’élevage industriel. Cette situation peut aboutir à un fort mal-être qui génère un risque d’agressivité et de territorialisme pouvant entraîner des cas de cannibalisme. »

Selon les organismes de défense des droits des animaux, il existe de multiples raisons pour que ce projet d’élevage de poulpes ne voie pas le jour. Parmi elles, la question centrale de l’alimentation des animaux. Face à une crise mondiale de surpêche, de souffrance de nos océans et de la biodiversité marine, les ONG font barrage. « L’élevage intensif est responsable de la majeure partie de la surpêche dans nos océans menacés. Environ 20 à 25 % des poissons sauvages pêchés sont utilisés pour produire de la farine et de l’huile de poisson qui composent l’alimentation des poissons carnivores en élevage » affirme CIWF au sein d’un rapport rédigé pour dénoncer le projet de Nueva Pescanova.

« Nous sommes confrontés à ce défi environnemental qui est de nourrir les pieuvres selon les critères de durabilité les plus élevés. Pour cela, nous collaborons avec l'Université de Mexico pour développer une nourriture pour pieuvres qui utilise des parties de poissons déjà pêchés et qui ne sont pas destinés à la consommation humaine » décrit David Chavarrías de Nueva Puescanova.

L’équipe de recherche du projet travaillerait actuellement sur des alternatives alimentaires qui ne nécessitent pas de pêcher des animaux sauvages, ou d’utiliser de matière première animale. La question de la spiruline est particulièrement étudiée, une microalgue dont la composante protéique correspond à pratiquement 70 % de sa composition scientifique. À ce jour, bien que le projet d’élevage avance à grands pas, la question de l’alimentation n’est pas réglée et les alternatives sont au stade de recherches. L’entreprise assure investir « beaucoup d’argent » pour développer des régimes alimentaires adaptés.

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    « Les aliments que nous avons déjà répondent aux critères de durabilité de l'ASC, mais nous n'allons pas en rester là, car nous avons la ferme intention de continuer à optimiser la durabilité de nos aliments pour atteindre des valeurs encore plus basses » souligne David Chavarrías.

    Pour Lamya Essemlali, ces explications ne suffisent pas face aux enjeux éthiques et environnementaux en cause. « Quand bien même ils nous démontreraient que les poulpes peuvent très bien grandir et évoluer dans ces conditions, ça n’enlève rien au fait que ce sont des animaux sensibles qu’on ne sait pas tuer sans douleur. Ça n’enlève rien à l’aberration écologique. Le projet consiste à satisfaire une demande, mais en aucun cas un besoin de subsistance. On parle de tapas, d’apéros. On sacrifie l’essentiel pour satisfaire le superflu » estime la présidente de Sea Shepherd.

    Au-delà des questions éthiques et de bien-être animal, PACMA relève l’incompatibilité du projet avec les Accords de Paris et la crise environnementale actuelle : « nous soulignons que les dommages du projet seraient sociaux, environnementaux, culturels, de santé publique et par conséquent, économiques généraux pour la population des îles Canaries. […] La centrale prévue par Nueva Pescanova pourrait représenter 0,3 % des émissions totales de Gran Canaria, ce qui est loin des calculs du projet, qui la situent à environ 0,025 % de l'ensemble de l'archipel des Canaries. »

    La quantité d’eau qui viendrait à être utilisée dans le cadre de ce projet serait comparable à celle, en un an, d’une population de 1 400 habitants. « En termes comparatifs, cela représente la consommation annuelle de huit macro-élevages porcins. Dans un scénario de changement climatique et de pénurie d'eau, cela pourrait affecter les écosystèmes naturels et l'approvisionnement humain actuel lui-même » alerte PACMA.

    L’ensemble du projet d’élevage de poulpes sur les îles Canaries étant encore en phase d’approbation et d’autorisation, l’équipe juridique aux côtés de PACMA n’a pas souhaité lancer de mesures de précaution pour le moment. L’équipe de Nueva Pescanova n’est pas inquiète quant à la confirmation de lancement du projet. « Il s'agit d'un projet parfaitement viable, qui devrait plutôt être une fierté pour l'Espagne, car il s'agit d'un jalon scientifique atteint par des scientifiques espagnols, développé par une entreprise espagnole et sur le sol espagnol. Il n'y a aucune raison pour qu'il ne soit pas mis en œuvre. […] Si nous ne le faisons pas, d'autres le feront. »

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