Un projet de rapport commandé par l'UICN légitimerait l'élevage de tigres en captivité

Une ébauche de manuel pour l’inspection des établissements accueillant des tigres en captivité a fuité. Le document commandé par l'une des plus grandes organisations environnementales légitimerait l’élevage commercial de ces félins, pourtant menacés.

De Rachel Nuwer
Publication 15 juil. 2021, 17:26 CEST
Siberian Tiger Farm

2017 : des touristes observent des tigres au Heilongjiang Siberian Tiger Park, à Harbin en Chine. Le parc serait le plus grand établissement d’élevage de tigres en captivité au monde.

PHOTOGRAPHIE DE Kevin Frayer, Getty Images

Plus de 8 000 tigres vivent en captivité en Chine, au Laos, en Thaïlande et au Vietnam. On les fait se reproduire à des fins commerciales, notamment pour que les touristes puissent prendre des selfies à leurs côtés mais aussi pour le commerce illégal de leurs os, leur peau et d’autres parties de leur corps. Les os de tigres sont transformés en une pâte médicinale ou en une sorte de vin censé rendre celui qui le boit plus viril. Leur peau et leurs dents sont utilisées en tant qu’ornements.

Il a été découvert que les établissements où vivent les tigres en captivité procédaient à des reproductions accélérées pour les femelles, maintenaient les félins enfermés dans des enclos inadaptés, les droguaient pour les rendre plus dociles aux côtés des touristes et les nourrissaient avec des régimes alimentaires médiocres, conduisant à une maigreur extrême ou une obésité. En outre, des relations avec des activités criminelles ont également été reportées.

De nombreux défenseurs de l’environnement estiment que ces « fermes » d’élevage de tigres justifient l’utilisation de ces félins en tant que marchandise. De fait, elles représentent une menace pour les 3 900 tigres encore sauvages, menacés de mort par les braconniers. Depuis des années, les spécialistes des tigres et les experts du commerce de la faune sauvage s’efforcent de lutter contre les fermes d’élevage de tigres et d’empêcher les produits issus des tigres de se retrouver sur le marché noir.

Seulement, une ébauche d’un document financé par le U.S. Fish and Wildlife Service que National Geographic a pu consulter semble légitimer l’élevage des tigres. Son titre provisoire est Inspection Manual for Facilities Breeding Tigers in Captivity (Manuel d’inspection pour les établissements d’élevage des tigres en captivité). Il part du principe que certaines formes d’élevage en captivité de ces grands félins sont acceptables. Ce postulat va à l’encontre des réglementations conclues au niveau international et compromet les mesures entreprises pour interdire ce genre d’établissements. En outre, plusieurs spécialistes des tigres ont assuré n’avoir été consultés qu’après la rédaction de cette ébauche. Ils expliquent que les scientifiques en charge de ce projet n’ont que peu de connaissances sur cette problématique.

Gabriel Fava, conseiller principal en politique à la Born Free Foundation, a examiné le document. Il a confié à National Geographic que son contenu était « manifestement inadapté » et qu’il comportait des « biais inhérents ».

« Le rapport promeut l’élevage commercial des tigres en captivité en tant que stratégie de conservation efficace, et ce n’est pas exact », révèle Debbie Banks, directrice d’une campagne pour les tigres et les crimes envers la faune sauvage pour l’organisation à but non lucratif Environmental Investigation Agency, à Londres. « Ce document se rapproche dangereusement de la promotion de l’élevage des tigres. »

Aucun de ces établissements n’a jamais réintégré des tigres dans la nature. Dans tous les cas, ce serait une opération impossible au vu du niveau de consanguinité, de leur dépendance aux Hommes et de leur manque de compétences de survie. « Ces établissements ne participent en aucun cas à la conservation », soutient Mme Banks.

Le U.S. Fish and Wildlife Service a pris en considération plusieurs demandes d’entretien mais n’a pas répondu à temps à nos questions avant publication.

 

UN POSTULAT ERRONÉ

Le document a été commandé par le Secrétariat de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES). Cet accord international a été signé par 183 États membres pour réguler le commerce transfrontalier des animaux et des plantes. Le manuel devait être un « guide facile d’utilisation pour vérifier [que] les établissements où sont détenus des tigres en captivité » respectent les réglementations internationales. Ce sont les instructions données aux auteurs, partagées à National Geographic.

En 2007, une nouvelle réglementation a été acceptée par les signataires de la CITES stipulant que l’élevage à des fins de conservation était la seule forme d’élevage acceptable.

Pourtant, selon cinq experts interrogés par National Geographic, l’ébauche du document part du principe que l’élevage des tigres dans un but commercial est acceptable. Ses premières lignes stipulent que « l’élevage des tigres en vue de les exposer au public ou pour assurer leur conservation sont deux objectifs largement considérés comme légitimes ».

C’est tout simplement faux, selon Sue Lieberman, vice-présidente du département des politiques internationales à la Wildlife Conservation Society. « La CITES a fermement déclaré que les tigres ne devraient être élevés qu’à des fins de conservation, mais le document dit que leur exposition est acceptable et que si le public souhaite voir davantage de tigres, il est tout à fait possible d’en élever d’autres », déclare-t-elle. Elle a travaillé sur les entraves à la CITES au U.S. Fish and Wildlife Service pendant plus de dix ans, y compris en tant que cheffe du service responsable des enjeux scientifiques liés à la mise en œuvre de la convention. 

Malgré la réglementation de 2007, le nombre de fermes d’élevage de tigres a augmenté dans certains pays.

COMPRENDRE : Les tigres

Conscients de ce problème, en 2016 puis en 2019, les pays signataires de la CITES ont approuvé la décision de conduire des missions d’investigations au sein des « établissements qui pourraient représenter une menace pour les grands félins d’Asie en captivité ». L’objectif était de déterminer si la CITES devait prendre des mesures plus sévères, par exemple de sanctionner ou de pousser certains pays à fermer leurs fermes d’élevage commercial de tigres. En 2018, un rapport a identifié soixante-six établissements inquiétants dans sept pays. Certains semblaient élever les tigres à des fins commerciales sans aucun bénéfice apparent pour la conservation des espèces. D’autres étaient clairement impliqués dans le commerce illégal.

Afin de soutenir ces enquêtes, le U.S. Fish and Wildlife Service a fait un don de 30 000 dollars (25 000 euros). Cependant, lorsque la pandémie a empêché les déplacements, le service a estimé que ces fonds pourraient être utilisés pour d’autres activités, notamment la mise en place d’un guide pour l’inspection des établissements d’élevage de tigres en captivité, selon les dires de Francisco Pérez responsable du soutien aux programmes de la CITES. Le Secrétariat de la CITES a contacté l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) afin de mener des travaux de recherche et d’écrire le manuel.

L’UICN n’a pas répondu à nos questions concernant le contenu du guide.

L’ébauche du guide d’inspection a été partagée à une poignée d’organisations à but non lucratif, entre autres, pour recueillir leurs commentaires le 2 juillet. Les organismes ont tout de suite fait part de leurs inquiétudes. Au moins deux d’entre eux, la Environmental Investigation Agency et Born Free Foundation, ont demandé à ce que leurs noms soient supprimés de la section des remerciements.

Six jours plus tard, Pamela Scruggs, responsable du département du U.S. Fish and Wildlife Service chargé de l’implémentation de la CITES aux États-Unis, a reconnu auprès de plusieurs organisations « qu’au vu des inquiétudes que vous et nous avons soulevées, nous explorons les options pour corriger ou améliorer la situation ». Cette déclaration a été envoyée dans un e-mail en son nom, partagé à National Geographic. Il ne précisait pas quels « moyens de remédiation » étaient envisagés.

 

LES EXPERTS MIS SUR LE CÔTÉ

Les fonctionnaires du département d’État des États-Unis, opposants de longue date aux fermes d’élevage des tigres, n’ont été informés de l’existence du rapport qu’après son partage aux organisations à but non lucratif, a communiqué un porte-parole à National Geographic par e-mail.

« Le projet de texte partagé avec les ONG présente de nombreux défauts et d’erreurs factuelles qui vont à l’encontre des efforts internationaux pour endiguer le trafic des tigres » a déclaré le porte-parole.

De nombreuses personnes, notamment des spécialistes des tigres et du trafic illégal, ont soutenu avoir été mises à l’écart pendant le processus. Pourtant, c'est ce type d'experts qui est normalement impliqué dans la mise en œuvre de réglementations et de guides. Ils ne sont généralement pas consultés uniquement après l’écriture d’une ébauche. Le manque de transparence concernant la conception et la création du rapport est particulièrement inquiétant selon Mme Lieberman. « Pour être charitable, on pourrait dire que [le rapport] a été mené dans la naïveté et l’ignorance la plus pure, mais le procédé présente tout de même des irrégularités. »

Le groupe des spécialistes des félins de l’UICN, composé de scientifiques spécialisés dans la conservation des espèces de félins sauvages, n’a pas non plus été consulté pendant les prémices de l’ébauche. Aucun de ses membres n’a été invité à co-écrire le rapport, indique Kristin Nowell, membre du groupe de l’UICN et spécialiste des tigres et de leur commerce. Or, trois des quatre auteurs chargés de l’écriture du projet sont spécialisés dans les reptiles.

Daniel Natusch, auteur principal du rapport et chef du groupe des spécialistes des boas et des pythons, a expliqué dans un e-mail adressé aux ONG qu’il avait déjà élaboré des guides d’inspection généraux concernant des établissements d’élevage en captivité pour l’UICN au nom de la CITES. « Je ne travaille pas personnellement sur les tigres donc je n’ai aucune attache émotionnelle avec ces animaux ou concernant ce problème », a-t-il écrit. « Je pense que c’est une force. »

Le rapport a été dirigé par Kirsten Conrad, membre du groupe des spécialistes des exploitations et des modes de subsistances durables. Depuis plus de dix ans, elle exprime son soutien au commerce des tigres et partage un point de vue en faveur de leur élevage. Selon elle, les interdictions sur le commerce des tigres ont augmenté la valeur de ces félins une fois morts par rapport à celle qu’ils ont de leur vivant. Toujours selon son avis, la légalisation du commerce de produits issus des tigres d’élevage devrait être considérée comme un moyen de soulager les tigres sauvages. Mme Banks et d’autres experts ne partagent pas cette opinion.

« Désigner une telle personne comme auteure principale, c’est comme dire à un loup de surveiller la bergerie », estime Mme Nowell.

Hank Jenkins, coauteur du rapport, a également publié des écrits en faveur du commerce des tigres. Jessica Lyons, membre du groupe des spécialistes des exploitations et des modes de subsistances durables de l’UICN et de deux de leurs groupes de spécialistes des reptiles, a été désignée comme quatrième coauteure.

Aucun des quatre auteurs n’a répondu à nos demandes de commentaires. L’UICN n’a fourni aucune clarification sur la manière dont les auteurs avaient été choisis ni sur quels départements de l’Union avaient été impliqués dans le processus de décision. « L’ébauche du manuel d’inspection n’est pas encore terminée » a écrit Matthias Fiechter, porte-parole de l’UICN, dans un e-mail. Il a ajouté que l’Union collaborait avec le Secrétariat de la CITES pour décider des prochaines étapes.

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    UN MANQUE D’EXPERTISE

    Lorsque M. Natusch a partagé le projet le 2 juillet pour obtenir des retours, il l’a envoyé à plusieurs zoos, à divers spécialistes de l’UICN, à des responsables des sept pays détenant des établissements d’élevage de tigres préoccupants et à cinq ONG : World Wide Fund for Nature, Wildlife Conservation Society, Environmental Investigation Agency et Species Survival Network. Les critères de sélection de ces cinq organisations ne sont pas clairs, mais ils permettaient d’exclure celles qui travaillaient de près sur les tigres, les fermes d’élevage de tigres et le commerce de ces animaux.

    M. Natusch a invité des représentants des cinq groupes à lui rendre leurs commentaires sous six jours. « Nous sommes reconnaissants de vos commentaires et de vos suggestions, et nous avons à cœur de les intégrer. Toutefois, leur inclusion finale ne peut pas être garantie », a répondu M. Natusch dans son e-mail, transféré à National Geographic. Il a ajouté que les avis d’experts d’autres organisations « ne seront pas pris en considération ».

    D’autres erreurs et omissions dans le rapport indiquent un clair manque de connaissances sur les tigres et sur la meilleure manière de surveiller ces espèces.

    Par exemple, le document demande aux inspecteurs de compter le nombre d’individus afin de « déterminer combien de tigres ... sont détenus dans l’établissement et combien sont morts/ont été vendus/exportés depuis la dernière inspection ».

    Seulement, comme le soutiennent Mme Banks et d’autres experts, procéder à un recensement ne suffit pas à leur surveillance. Si un établissement abat un tigre pour ses parties, il pourrait le remplacer par un autre d’un âge similaire. Ainsi, les inspecteurs ne remarqueraient aucune différence dans le nombre total de tigres. « Se contenter de compter les individus revient à écrire un manuel sur le blanchiment de tigres », juge Mme Lieberman. « C’est vraiment là le reflet du manque d’expertise. »

    Le document suggère que des micropuces et des boucles d’identification pourraient prévenir ces échanges de tigres. Scott Roberton, de la Wildlife Conservation Society, a toutefois fait remarquer que dans les commentaires soumis aux auteurs, il était spécifié que les tigres s’arrachaient souvent les boucles d’identification lorsqu’ils étaient détenus ensemble. Il a également été révélé que certains établissements prélevaient les micropuces des corps des tigres morts, sûrement pour les réutiliser.

    Une meilleure solution serait de procéder à des analyses ADN et de recenser les motifs de rayures afin de garder un œil sur les animaux. À titre d’exemple, depuis longtemps, de nombreux lanceurs d’alertes soutiennent que le Mukda Tiger Park and Farm en Thaïlande est impliqué dans des affaires de commerce illégal. En mars, le parc a fermé ses portes après que des tests ADN sur six tigreaux ont révélé qu’aucun d’entre eux n’était né en captivité, prouvant qu’ils avaient été arrachés à la vie sauvage.

    Comme le souligne M. Roberton, l’ADN est particulièrement important pour appuyer les enquêtes de police concernant le braconnage des animaux et de leurs parties.

    Le rapport mentionne également que les inspecteurs devraient « contacter le(s) propriétaire(s)/responsable(s) de l’établissement afin de confirmer la date et l’heure de l’inspection ». En d’autres termes, les inspecteurs doivent appeler en avance les fermes d’élevage de tigres pour leur indiquer leur venue.

    « Au vu des crimes et de la corruption associés à ces établissements, il est impératif de s’assurer que les inspections ne sont pas annoncées ni programmées », explique Mme Banks.

    M. Pérez, de la CITES, n’a pas répondu aux questions concernant l’éventuelle mise à jour du projet de manuel afin qu’il intègre les commentaires et les critiques des experts. Il n’a pas non plus expliqué comment la publication se déroulera, si elle a lieu un jour.

    « J’espère que [ce projet] sera simplement mis de côté », conclut Mme Lieberman, un avis partagé par de nombreux spécialistes.

    Wildlife Watch est un projet d’articles d’investigation commun à la National Geographic Society et à National Geographic Partners. Ce projet s’intéresse à l’exploitation et à la criminalité liées aux espèces sauvages. Retrouvez d’autres articles de Wildlife Watch à cette adresse et découvrez les missions à but non lucratif de la National Geographic Society ici. N’hésitez pas à nous soumettre vos conseils et vos idées d’articles et à nous faire part de vos impressions à l’adresse NGP.WildlifeWatch@natgeo.com.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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