Gabon : le fragile équilibre des éléphants de forêt d'Afrique
Dans une forêt isolée du Gabon, à cause de nuits plus chaudes et de pluies moins abondantes, les arbres pourraient produire moins de fruits et mettre en péril l'une des espèces les plus menacées d'Afrique.
Le Gabon, en Afrique centrale, abrite environ 95 000 éléphants de forêt, soit les deux tiers de leur population totale. À cause du braconnage et de la disparition de leur habitat, leur nombre a diminué de 80 % au cours du siècle dernier.
Le crépuscule tombe lorsque nous nous enfonçons dans l’étendue boisée du parc national de la Lopé, au centre du Gabon, laissant la ville de Lopé loin derrière.
À l’horizon, les collines changent de couleur, passant du bleu au gris. De part et d’autre de la piste s’étend une mosaïque de savane et d’épaisse forêt tropicale humide. Le paysage semble si primitif qu’on se demanderait presque si la civilisation n’est pas une illusion. Puis, au moment de pénétrer dans une dense parcelle de forêt, le chauffeur, Loïc Makaga, qui dirige aussi la station de recherche du parc, freine subitement. « Des éléphants ! », souffle-t-il, la voix mêlée d’excitation. Tout en désignant la route, il coupe le moteur de notre véhicule.
À quelques centaines de mètres devant nous, une procession d’éléphants sort de la forêt. Sous le clair de lune, j’en compte six, dont un éléphanteau probablement poussé par sa mère. Ils traversent la route d’un pas tranquille, se glissant dans les fourrés de l’autre côté avec une assurance laissant supposer qu’ils sont déjà venus ici bien des fois. Je dégaine mon téléphone pour capturer l’instant, mais, alors que je manipule l’appareil, dans l’espoir de réaliser ce vœu bêtement humain, un énorme éléphant mâle posté à moins de 30 m sur notre droite lance un barrissement agressif, trompe levée.
Les forêts tropicales humides du Gabon sont l’un des derniers bastions des éléphants de forêt (Loxodonta cyclotis). En Afrique centrale, leur nombre a très fortement décliné au cours des dernières décennies, à cause du braconnage. Plus petits que les éléphants de savane, les éléphants de forêt sont des animaux mystérieux qui parcourent des sentiers traversés depuis des générations, se nourrissant d’herbe, de feuilles et de fruits. Ils marchent doucement, se déplaçant tranquillement parmi les arbres.
Des éléphants de forêt paissent dans les prairies de la Lopé, vestiges des périodes arides depuis la dernière glaciation, il y a 12 000 ans. Cette mosaïque de savane et de forêt tropicale d’environ 5 000 km2 a été la première réserve naturelle du Gabon en 1946, devenue « parc national » en 2002.
Par un matin ensoleillé et humide, je rejoins Edmond Dimoto, chercheur de terrain à l’Agence nationale des parcs nationaux du Gabon. Nous partons pour une randonnée à travers une forêt luxuriante, sur les pentes d’une montagne appelée « Le Chameau ». Il a troqué ses chaussures contre des bottes en caoutchouc. Marchant prudemment sur un sol rendu glissant par la pluie de la nuit précédente, il coupe les vrilles et les plantes grimpantes sur son chemin avec son sécateur. La forêt bruit du bourdonnement des insectes et du chant des oiseaux.
Près d’un arbre, Edmond Dimoto désigne des fourmis sur le tronc. Leurs morsures sont très douloureuses, prévient-il: « Tu peux garder le bras enflé comme un ballon toute une journée. » Nous décidons de continuer, enjambant les branches qui jonchent le sol. Il me montre les empreintes d’un éléphant. Encore fraîches, elles révèlent que l’animal a glissé dans la boue.
Puis il s’arrête devant un Omphalocarpum procerum, ou « arbre à mamelles », dont les fruits poussent sur le tronc. Leur coque dure les rend immangeables pour tous les animaux, à part les éléphants. Ces derniers font tomber les fruits de l’arbre en se servant de leur tête comme d’un bélier. Puis, avec une étonnante dextérité, ils en ramassent un avec leur trompe, l’approchent de leur bouche et l’y glissent d’une habile poussée du bout de la trompe.
Un éléphant de forêt attrape le fruit d’un Detarium macrocarpum. Dans l’alimentation des pachydermes, les fruits sont les éléments les plus nutritifs. La dissémination de ce genre d’arbres est facilitée par les animaux : en digérant les fruits, ils font germer les graines plus vite.
De la sueur coule le long du cou d’Edmond Dimoto pendant qu’il observe la canopée avec ses jumelles. Il compte rapidement le nombre de fruits, puis reporte sur un carnet ses observations concernant l’abondance des feuilles, des fleurs et des fruits. Il note chacun des arbres sur une échelle de 1 (clairsemé) à 4 (abondant).
Presque tous les mois, depuis vingt-cinq ans, il parcourt des parcelles de la forêt de la Lopé pour observer ses arbres portant une variété spectaculaire de fruits, dont la taille varie de celle d’un avocat à celle d’une pastèque. Lors de sa toute première semaine de travail, il s’est fait charger par un gorille. Traumatisé, il a dit à ses collègues : « J’arrête ! » Ils ont dû l’amadouer pour qu’il ne démissionne pas. Une autre fois, il est tombé en prenant la fuite devant un éléphant déchaîné. « J’ai bien cru que j’allais mourir », m’a-t-il confié. Mais, en le voyant immobile, l’animal s’est détourné.
La mission d’Edmond Dimoto fait suite à l’étude entamée en 1984 par la primatologue Caroline Tutin, qui a monté, avec ses collègues, une station de recherche – toujours active – dans le parc. Ils souhaitaient comprendre comment les variations saisonnières de la quantité de fruits affectaient les gorilles et les chimpanzés. L’étude s’est terminée au début des années 2000, mais le suivi mensuel de centaines d’arbres s’est prolongé, ce qui en fait la plus longue étude continue de ce type en Afrique.
À partir de 2016, Emma Bush, une collègue de Robin Whytock à l’université de Stirling, a commencé à analyser ces données. Elle a constaté une baisse spectaculaire de la quantité de fruits. En moyenne, la probabilité de rencontrer des fruits mûrs sur soixante-treize espèces d’arbres surveillées a diminué de 81 % entre 1987 et 2018. Si, en 1987, les éléphants devaient inspecter dix arbres pour trouver des fruits mûrs, ils doivent désormais en explorer plus de cinquante.
Les fruits d’Omphalocarpum procerum se développent sur ses branches et son tronc. Les scientifiques pensent qu’il s’agit d’une adaptation visant à favoriser la pollinisation par les insectes vivant dans les arbres.
Emma Bush pense avoir trouvé l’explication. Dans les années 1990, Caroline Tutin avait observé une baisse de la floraison et de la fructification de certaines espèces lors d’années plus chaudes. Elle a alors émis l’hypothèse que la température nocturne devait descendre en des sous de 19 °C pour que ces arbres fleurissent.
En examinant les données météorologiques de la Lopé sur les trois décennies précédentes, Emma Bush et ses collègues ont constaté que la température nocturne moyenne avait augmenté d’environ 0,85 °C. Le volume des précipitations a aussi diminué de manière significative. Le changement climatique rend donc la Lopé plus chaude et plus sèche. « C’est l’hypothèse la plus vraisemblable pour expliquer le déclin de la fructification », avance Emma Bush.
Après avoir partagé ses résultats avec Robin Whytock, ils se sont demandé comment savoir si cela affectait aussi la faune du parc. Robin Whytock venait de commencer un projet pour évaluer la biodiversité de la Lopé en utilisant des centaines de pièges photographiques. Il avait aussi vu des images récentes d’éléphants prises avec des caméras posées par Anabelle Cardoso, de l’université d’Oxford, pour ses recherches.
De nombreux éléphants avaient l’air terriblement émaciés. Sur certaines images, on voyait nettement leurs côtes. Robin Whytock s’est souvenu de photos du début des années 1990, avec des éléphants au ventre rebondi et au derrière généreux. Le contraste était saisissant.
Cette femelle éléphant décharnée pourrait être la preuve que le changement climatique touche même les forêts les plus protégées. Hausse des températures et baisse des précipitations influeraient sur le rendement en fruits, privant les éléphants de la nourriture dont ils ont besoin.
Dans le parc national de la Lopé, les scientifiques cherchent désormais à déterminer si le changement climatique modifie le régime alimentaire des éléphants. J’accompagne un matin deux chercheurs sur le terrain, à la recherche d’excréments d’éléphants. Nous tombons bien vite sur un tas frais, brun-vert, au bord de la route. Après avoir enfilé des gants en caoutchouc, un des chercheurs compte le nombre de bouses et détermine la circonférence de chacune avec un mètre-ruban.
Si nous relevons tous ces détails, explique-t-il un peu gêné, c’est pour documenter la quantité d’excréments que produisent les éléphants. Au fil du temps, ces données révéleront la quantité de nourriture qu’ils consomment.
Extrait de l'article publié dans le numéro 272 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine