Ils craignaient les éléphants, aujourd'hui ils les protègent
Au Nord du Kenya, les communautés pionnières Samburu ont uni leurs forces pour sauver les éléphants orphelins.
De loin, les cris d'un éléphanteau en détresse s'apparentent presque à ceux d'un humain. Attirés par les bruits, de jeunes guerriers Samburu, armés de longues lances, se faufilent jusqu'au lit d'une large rivière, où ils découvrent la victime. L'éléphanteau est à-demi immergé dans le sable et l'eau, pris au piège dans l'un des puits creusés à la main qui ponctuent la vallée. Seul son dos étroit est visible, de même que sa trompe qui ondule d'avant en arrière à la manière d'un cobra.
Il y a un an, ces hommes auraient probablement tiré l'éléphant de l'eau avant qu'il ne la pollue, puis l'auraient laissé mourir. Aujourd'hui, ils agissent différemment : de leur téléphone portable (omniprésent, même dans les régions les plus enclavées du Kenya), ils envoient un message au refuge pour éléphants de Reteti (Reteti Elephant Sanctuary) situé à environ 10 kilomètres de là. Il ne leur reste plus qu'à s'asseoir et patienter.
Reteti se trouve au milieu d'une zone aux buissons épineux d'environ 395 000 hectares au nord du Kenya, connue sous le nom de Namunyak Wildlife Conservation Trust, qui fait partie des terres ancestrales du peuple Samburu. Namunyak est soutenue et bénéficie des conseils de l'organisation locale Northern Rangelands Trust qui collabore avec 33 réserves communautaires afin d'augmenter la sécurité, le développement durable ainsi que la protection des espèces sauvages.
La région abrite les Turkana, les Rendille, les Boranas et les Somalis ainsi que les Samburu ; autant d'ethnies qui se sont battues jusqu'à la mort pour cette terre et ses ressources. Elles collaborent désormais afin de renforcer leurs communautés et de protéger les 6 000 éléphants qui vivent à leurs côtés, parfois dans des conditions difficiles.
Les guerriers ne patientent pas longtemps avant l'arrivée d'une équipe de sauvetage de Reteti à bord d'une Land Cruiser sur mesure, conduite par Joseph Lolngojine et Rimland Lemojong, tous deux Samburu. Les hommes n'en sont pas à leur première fois et s'attellent à la tâche rapidement, creusant les parois du puits, l'élargissant de sorte à ce que les deux hommes puissent y entrer et glisser un harnais sous le ventre de l'éléphant. Peut-être 12 heures après sa mésaventure, les sauveteurs hissent le petit éléphant dans la lumière du soleil matinal.
DANS L'ATTENTE ET L'ESPOIR
Les éléphants sont des créatures attachées à leurs habitudes et, bien souvent, un troupeau retourne dans des lieux familiers pour s'abreuver : l'espoir est donc que ce bébé, une femelle, retrouve sa mère et sa famille.
Joseph Lolngojine et Rimland Lemojong amènent l'éléphant affaibli et déshydraté dans l'ombre protectrice au bord de la vallée. Un bandage de gaze est posé sur ses yeux afin de le calmer, de l'eau est versée sur son front et une couverture en laine est étendue sur son dos. En état de choc, une solution de réhydratation saline est préparée dans un biberon de près de deux litres. Après quelques essais et de petites erreurs, l'éléphanteau finit par trouver la tétine, tète avec avidité puis s'effondre dans un sommeil profond.
Au cours de l'après-midi et dans la soirée, les hommes offrent au bébé agité la solution saline lorsqu'il pleure. Au crépuscule, les chants de puits se sont tus. Au clair de lune, l'ombre imposante d'un énorme taureau venu boire apparaît. Le bébé, prenant peut-être le taureau pour sa mère, entreprend de suivre l'ombre, accompagné des deux gardiens derrière lui. Au bout d'un certain temps, effrayé par les cris d'hyènes, l'éléphanteau retourne lentement auprès de ses protecteurs Samburu. L'empreinte de ces « mères porteuses » a débuté.
Durant toute la nuit, l'équipe veille, patiente, espère, ouvre grand les oreilles à la recherche des grondements de son troupeau. À l'aube, environ 36 heures après la découverte de l'éléphant par les guerriers, l'attente n'est plus une option. Ils portent l'éléphant enveloppé dans des couvertures jusqu'au véhicule et prennent la route vers le sanctuaire.
Niché dans le creux d'une crête en forme de demi-lune, l'orphelinat pour éléphants de Reteti a été fondé en 2016 par des locaux Samburu. Des organisations telles que Conservation International, San Diego Zoo Global et Tusk UK ont financé sa création. Le service kényan de protection de la faune (Kenya Wildlife Service) ainsi que le Northern Crossland Trust apportent un soutien permanent. Le premier éléphant secouru, Suyian, est arrivé le 25 septembre 2016. Les 20 protecteurs d'éléphants de la réserve sont des Samburu, tous résolus à rendre leurs protégés, au nombre d'une dizaine à ce jour, à la nature.
Dès l'arrivée de l'éléphant diminué, Sasha Dorothy Lowuekuduk (en charge de la préparation de la nourriture des éléphants à Reteti) prépare un biberon de près de 2 litres de lait maternisé. Joseph Lolngojine, vétérinaire du refuge, examine l'éléphanteau et étale de la pommade antibiotique sur toutes les plaies. On décide d'appeler l'éléphant Kinya, du nom du puits dans lequel il est tombé.
Le besoin d'orphelinats d'éléphants comme celui de Reteti n'est que le triste résultat de la décimation de troupeaux par les braconniers d'ivoire au cours de ces dernières décennies, un schéma classique en Afrique subsaharienne. Dans les années 1970, le nord du Kenya abritait les plus grands animaux à défenses, parmi lesquels une population importante de rhinocéros noirs qui ont été chassés pour leurs cornes, jusqu'à leur extinction locale. Le nombre d'éléphants n'est désormais plus qu'une fraction de ce qu'il était auparavant.
DES ARCHITECTES DE LA NATURE
La baisse du nombre d'éléphants a des répercussions désastreuses sur d'autres animaux. Les éléphants sont des « architectes » de l'écosystème : ils se nourrissent de broussailles et rasent les petits arbres, favorisant ainsi la croissance d'herbes qui attirent à leur tour une grande partie des animaux brouteurs tels que les buffles, les zèbres de Grévy menacés d'extinction, les élands du Cap et les oryx, proies de carnivores comme les lions, les guépards, les chiens sauvages et les léopards.
Pour des bergers comme les Samburu, davantage d'herbe équivaut à davantage de nourriture pour leur bétail : c'est la raison pour laquelle les populations autochtones ont modifié leur rapport aux éléphants, animaux longtemps redoutés. « Nous prenons soin des éléphants et les éléphants prennent soin de nous », déclare Lemojong. « Des liens se sont désormais tissés entre nous. »
Les 6 000 éléphants qui peuplent cette région du Kenya représentent la deuxième plus importante population du pays. Les rhinocéros noirs d'Afrique font eux aussi leur retour : une petite population suivie attentivement et issue de parcs et de réserves kényans a été réintroduite au sanctuaire de Sera, près de Namunyak. Les populations d'animaux tels que le phacochère, l'impala, le petit koudou, le buffle, le léopard, le guépard et la girafe réticulée augmentent également.
Si les tendances globales relatives aux espèces sauvages sont (modérément) positives, le braconnage sévit toujours, tout comme les conflits entre les populations et les éléphants aux points d'eau. L'an dernier, au nord du Kenya, 71 éléphants ont été abattus dans des affrontements avec les villageois et six sont morts des mains des braconniers.
Auparavant, les populations locales n'accordaient pas grande importance à la protection des éléphants. Un éléphanteau secouru devait être transporté jusqu'au seul et unique orphelinat kényan, à environ 390 kilomètres de là, près de Nairobi. Si sa réhabilitation réussissait, le petit était relâché dans le parc national de Tsavo, sans aucun espoir pour lui de retrouver son troupeau d'origine, bien plus au nord.
Désormais, grâce au refuge de Reteti, les éléphants orphelins peuvent être renvoyés dans leur territoire natal, où ils auront de fortes chances de renouer avec leurs proches, à l'instar de Shaba, deux ans, résidente la plus âgée lors de ma visite. D'après la direction du sanctuaire, Shaba devrait être prête à franchir le pas dans environ huit mois.
SHABA, COMME UNE MÈRE
À l'heure actuelle, Shaba est la cheffe. Elle guide son petit groupe d'éléphanteaux dans les broussailles qui entourent le sanctuaire, arrache les feuilles, goûte l'écorce, repousse les arbustes, et surtout, se prélasse dans des bains de boue princiers.
Les instincts de Shaba prennent le dessus lorsqu'il s'agit de former les autres. Lorsqu'un bébé âgé de deux mois est incapable d'aborder un ravin, Shaba fait demi-tour et lui montre comment le gravir. Elle présente d'ores et déjà les caractéristiques d'une matriarche aux aguets et si quelqu'un a le malheur de surprendre un petit, elle n'hésite pas à le lui faire payer.
L'alimentation des éléphants représente la majeure partie du travail quotidien des dresseurs. Des biberons de lait maternisé de près de deux litres sont administrés aux éléphanteaux toutes les trois heures, 24h/24.
La majorité du personnel est issue de communautés voisines et tous sont Samburu. Rimland Lemojong explique : « quand j'étais enfant, je prenais soin de chevreaux, puis je suis passé au niveau supérieur et me suis occupé des vaches. Par la suite, je suis allé à l'école. Je suis vraiment heureux car c'est ici que j'ai élevé les vaches de ma famille ; désormais, j'y élève des éléphanteaux. C'est incroyable. » Joseph Lolngojine ajoute : « quand je rentre chez moi, les membres de ma communauté me demandent des nouvelles de chaque éléphant, en les appelant par leur prénom. »
« Shaba était extrêmement mince. Désormais, elle est immense et bien en chair », déclare Sasha Dorothy Lowuekuduk. « Avant, j'avais peur des animaux sauvages, en particulier des éléphants », explique-t-elle. « Aujourd'hui je les perçois différemment. Le refuge a modifié mon ressenti envers les éléphants. »
Un jour, un groupe de la communauté des Samburu constitué principalement de femmes et d'enfants a conduit une journée entière jusqu'au sanctuaire pour avoir la chance d'observer de près des éléphants. Depuis le point d'observation, ils ont regardé les éléphants jouer. Un jeune mâle prénommé Pokot adore jouer à la balle avec ses gardiens et ses singeries provoquent des vagues de fou rire. En règle générale, les observateurs se montrent respectueux et parlent à voix basse. Ils sont un peu nerveux, si peu habitués de voir d'autres Samburu interagir avec des éléphants avec une telle proximité.