Indonésie : la traque aux papillons
Les papillons rares alimentent un commerce mondial, mais aussi un trafic. À la manoeuvre : des réseaux de chasseurs, d’intermédiaires et de collectionneurs. Enquête en Indonésie.
La chasse au Papilio blumei peut se révéler périlleuse. Ce papillon ne vit qu’ici, sur l’île indonésienne des Célèbes (ou Sulawesi), et seulement à une certaine altitude. Son habitat montagneux est une abrupte paroi rocheuse recouverte d’une mince couche de terre humide.
Chaque pas, chaque prise déclenche une petite coulée de boue. En chemin, entre la vallée et le sommet, on finit par comprendre pourquoi certains papillons sont précieux. Pourquoi les plus rares se négocient sur le marché noir.
Le chasseur Jasmin Zainuddin s’arrête un instant. « Encore un peu plus haut », dit-il. Jasmin a passé toute sa vie sur l’île. Au fil des décennies, il s’est bâti un réseau d’informateurs, de passeurs et de chasseurs qui conduisent les papillons depuis leurs cimes jusqu’aux collectionneurs du monde entier.
Il a entamé sa journée à Makassar, une ville de la pointe sud-ouest de l’île. Lui et plusieurs aides sont partis en camionnette sur une route sinueuse qui traverse la jungle, jusqu’à un village de montagne, où elle est devenue trop raide et glissante pour continuer. Jasmin a installé le matériel et l’équipe sur une demi-douzaine de motos, pilotées pour la plupart par de jeunes garçons.
La route défoncée s’est rétrécie, est devenue un sentier, puis une série de passerelles de fortune ne supportant qu’une moto à la fois, et s’est achevée au village suivant. Là, chacun a mis pied à terre, a chargé des sacs de riz et des bonbonnes d’eau sur le dos, et entamé l’ascension.
Enfin, le flanc de la montagne prend la forme de rizières en terrasses. La destination de Jasmin apparaît, en haut. C’est une hutte qu’il a construite de ses mains et dressée sur des pilotis. L’un après l’autre, Jasmin et ses aides grimpent à un tronc pour y pénétrer.
Au soleil couchant, Jasmin s’étend sur le plancher de la hutte. Il n’est plus jeune, et le transport du matériel devient plus dur à chaque voyage. Demain, dit-il, la chasse commencera pour de bon.
Pour l’heure, deux femmes – l’une de son âge et l’autre plus jeune – préparent le repas. Chaque parole de Jasmin, chaque objet qu’il touche, chaque souvenir qu’il raconte évoque les papillons. Il les étudie, les suit et les attrape depuis sa rencontre avec un étranger, quand il était petit.
Aujourd’hui, c’est lui qui paie une armée de jeunes garçons, tous équipés de filets très fins. Ensemble, ils forment l’échelon le plus bas du marché des papillons, dont le degré supérieur se situe dans des salons privés et des salles de conférences de terres lointaines, où des collectionneurs paient des milliers de dollars pour des spécimens exposés sous verre.
Les femmes cuisinent dans la quasi-obscurité de la hutte et rient en regardant la silhouette allongée de Jasmin. La plus âgée est Mujiauna, son épouse depuis près de trente ans. Ces deux là se sourient souvent.
La hutte se tient sur le versant ouest. Quand le jour se lève, une lame de lumière glisse entre le flanc de la montagne et les nuages bas gonflés de pluie. Jasmin me dit qu’il ne grimpe plus que rarement jusqu’au sommet.
Mais, aujourd’hui, il accompagnera son chasseur favori, un jeune homme nommé Aris, sur une partie du trajet. Chacun emporte un filet. Un ruisseau traverse les rizières. Les chasseurs le suivent jusqu’à une petite rivière, qu’ils longent en grimpant dans la montagne.
En chemin, Jasmin parle beaucoup (les papillons ne perçoivent pas les voix humaines), mais ses yeux lisent la forêt avec une science particulière. Dans un décor de fougères, de lianes et d’eau ruisselante, il distingue n’importe quelle petite créature ailée au repos sur l’envers d’une feuille.
« Non, juge-t-il à chaque fois. Trop commun. » Son père attrapait des papillons avant lui, au début des années 1970. Jasmin et sa famille vivaient dans le village de Bantimurung. Le grand naturaliste britannique Alfred Russel Wallace s’y était rendu un siècle plus tôt et l’avait décrit comme « un lieu magnifique, constellé de groupes de joyeux papillons colorés qui, si on les dérange, s’élèvent par centaines dans les airs, où ils forment des nuages bariolés ».
La technique du père était rudimentaire. Il capturait tout ce qui voltigeait près de la maison familiale, et l’offrait aux visiteurs étrangers de l’île. Mais, bientôt, ces derniers eurent l’air d’en savoir plus sur les papillons que les habitants.
Par exemple, quand Jasmin était jeune, un collectionneur français lui montra une cloche de verre où il emprisonnait les papillons avec un peu d’éther. « Un bocal à tuer », précise Jasmin. Peu après, se souvient-il, un programme gouvernemental força sa famille à déménager. Toutefois, le spectacle du bocal s’était gravé dans son imagination – le volettement des papillons et la facilité avec laquelle ils se figeaient.
L’autre tournant dans sa vie eut lieu un peu plus tard, dans les années 1980. Un petit groupe de Japonais débarqua aux Célèbes, posant des questions sur les papillons. L’un d’entre eux, que Jasmin appelait M. Nishiyama, parlait un peu l’indonésien et remarqua le garçon. Il trouvait Jasmin intelligent, attentif et doté d’une réelle affinité avec les insectes.
M. Nishiyama revint souvent sur l’île, lors des deux décennies suivantes. À chaque fois, il embauchait Jasmin pour ses expéditions dans la montagne. Au cours de leurs randonnées, le Japonais lui dévoilait l’univers des papillons : leurs habitudes de vols, d’accouplement, de repos ; ce qui les attirait, ce qui les repoussait.
Bien des années plus tard, Jasmin apprit que son professeur était Yasusuke Nishiyama, l’un des plus grands lépidoptéristes d’Asie. Et qu’il écrivait des livres sur les papillons qu’ils découvraient ensemble.
Jasmin indique un point, au-delà d’une haute chute d’eau : « Là. » C’est là que vit Papilio blumei. Aris poursuit l’ascension entre branches et roches. Jasmin reste en arrière. Tandis qu’il se retire vers la forêt, son regard ne se détourne pas immédiatement, mais s’attarde sur la brume, au-dessus de la chute d’eau.
Distraitement, il décrit de légers cercles avec son filet à papillons, qui se balance dans l’air telle une toile d’araignée. La cascade n’est que la première de toute une série. Aris les franchit l’une après l’autre et, enfin, s’extrait du plafond nuageux. Il émerge dans un ciel pur, au milieu de la canopée de la jungle d’altitude.
Il s’arrête, saisit la boîte triangulaire en bois accrochée à sa taille, et en retire un morceau de papier ciré, triangulaire également. Aris déplie le papier délicatement, révélant un spécimen du papillon qu’il est venu chasser.
Les ailes de Papilio blumei ont l’apparence du velours noir, chacune traversée d’une bande vert-bleu de paon. C’est une beauté saisissante, tel un bijou, et l’on comprend aussitôt que des collectionneurs puissent la convoiter.
Aris coupe un fragment d'écorce pas plus gros qu’une allumette, et en aiguise une extrémité pour clouer son spécimen sur une large feuille, à hauteur de taille d’un homme. Puis, il se cache derrière un affleurement rocheux, et observe. « [C’est une] femelle, dit-il en hochant la tête. Le mâle va venir pour s’accoupler. »
Niché dans un creux de rocher, Aris explique qu’il a une compagne et un nourrisson. Ils occupent la hutte de Jasmin à l’année, vivotant de la culture du riz et des revenus tirés des papillons. Lui et d’autres rapportent leurs prises à Jasmin, qui paie quelques centimes par lépidoptère.
Jasmin vend les papillons soit au marché de Bantimurung, soit à un homme de Jakarta, qui traite avec des négociants internationaux. Quand le dernier intermédiaire le place dans son présentoir, l'insecte frôle les 100 dollars. D’autres espèces, bénéficiant d’une protection internationale, affichent des prix astronomiques.
L’idée que l’on puisse faire commerce de papillons paraît pittoresque, quasi victorienne, mais Internet a permis ce marché moderne. En 2017, pour la première fois, la justice britannique a condamné un homme pour avoir capturé et tué un azuré du serpolet (Maculinea arion), l’un des papillons les plus rares de Grande-Bretagne.
Les enquêteurs ont établi un lien entre Phillip Cullen et un compte sur un site d’enchères en ligne. Il est difficile d’évaluer avec précision le montant du marché noir mondial des papillons. Selon des estimations, il se chiffre en centaines de millions de dollars par an.
« Vous voyez des papillons chez vous ?, me demande Aris. – Quelquefois », lui dis-je. Ma ville natale de Fairhope, en Alabama, se situe en plein sur la route migratoire du papillon monarque. L’une des dernières sorties que mon épouse et moi avons effectuées avec nos deux filles a été dans un musée, où nous avons regardé un documentaire consacré à la grande migration annuelle du monarque orange et noir, du Canada au centre du Mexique, et retour.
Nous en étions tombés amoureux. Aris aime l’idée d’un film consacré aux papillons. Elle le fait rire. J’arrête là l’histoire. Nul besoin d’évoquer le cancer qui dévorait déjà Nicole à l’époque, et qui allait l’emporter deux ans plus tard.
« Ma femme me manque, dit Aris. – La mienne aussi », je lui réponds. Nous restons assis pendant un long moment. Des heures. Attraper des papillons est une entreprise solitaire. Soudain, Aris tend un doigt vers le ciel : « Regardez. » Haut entre les cimes – plus haut que je ne l’aurais imaginé pour un papillon – apparaît un scintillement bleu, comme un fragment de confetti. Il descend lentement vers le leurre, selon une trajectoire flottante et indirecte.
Quand il est plus proche, je réalise à quel point il diffère du leurre. C’est une chose chatoyante, avec non pas une, mais de nombreuses tonalités de paon. Sa couleur possède comme une dimension supplémentaire : elle ne cesse de changer selon l’angle des ailes par rapport au soleil.
Depuis des années, des scientifiques tentent de reproduire cette caractéristique de P. blumei.
En 2010, une équipe de chercheurs britanniques de Cambridge et d’Exeter a essayé d’en décrire l’essence dans la revue Nature Nanotechnology : « Bien que la physique des couleurs structurelles soit bien comprise, créer des répliques artificielles de structures photoniques naturelles reste un défi.
Ici, nous utilisons une combinaison de techniques de dépôts par couches, y compris un auto assemblage colloïdal, une pulvérisation et un dépôt de couche atomique, pour fabriquer des structures photoniques qui imitent l’effet de mélange coloré que l’on trouve sur les ailes du papillon indonésien Papilio blumei. »
Alors que le papillon se dirige vers sa compagne potentielle, le filet d’Aris s’abat et l’emprisonne tout entier, tel un prédateur au corps diaphane. C’est pénible à regarder. Un moment, j’avais oublié le filet.
La joie illumine le visage d’Aris. C’est légitime : avec beaucoup de patience et d’adresse, il a capturé un trophée qui contribuera à nourrir sa femme et son bébé.
Il enfonce doucement un bras dans le filet. Sa main s’empare du papillon. Il tient les ailes repliées en arrière, entre le pouce et l’index ; de l’autre main, il pince un instant le corps, et l’insecte meurt.
Aris récupère le leurre et le dépose, ainsi que sa prise, dans les petites enveloppes triangulaires en papier ciré, puis les glisse dans sa boîte. Et il s’éloigne en sifflotant. Cependant, tandis que nous redescendons les chutes d’eau, il m’est difficile d’oublier le moment où le papillon a cessé de s’agiter.
Il est resté beau ensuite, mais sa dimension supplémentaire s’est dissipée en un clin d’oeil. Il est devenu une simple pierre précieuse, un éclat de peinture. Plus que pour le papillon, j’ai de la peine pour la personne qui l’accrochera à un mur ou le posera sur un bureau. Cette personne ne saura jamais comme il était sublime de son vivant.
Les jours suivants, des chasseurs apportent à la hutte des spécimens que Jasmin inspecte. Ils viennent de partout, parfois le matin, et parfois émergeant de l’obscurité. Ils proposent surtout des papillons diurnes et, rarement, des papillons de nuit et d’autres insectes.
Un soir, au coucher du soleil, des chasseurs discutent, assis sur la véranda en hauteur de la hutte. Soudain, l’un d’eux – le plus âgé – bondit sur ses pieds, saisit son filet et saute à terre. Les autres l’encouragent tandis qu’il se précipite sur la colline en agitant son filet en direction d’une forme sombre et fantomatique dans l’air.
Quand il revient, chacun observe la prise : un rare ornithoptère. D’une espèce protégée. « C’est un petit », dit Jasmin. Même ainsi, il est énorme et recouvre toute une main d’homme. Ses ailes tachetées semblent ternes, jusqu’à ce que Jasmin sépare l’antérieure de la postérieure, révélant un jaune stupéfiant entre les deux.
Un ruban de beauté cachée. Les hommes se réjouissent. Cet ornithoptère assurera une bonne vente, meilleure même que celle du P. blumei. Ils n’ont pas besoin de préciser pourquoi. Capturer P. blumei est illégal dans le parc national de Bantimurung-Bulusaraung.
Mais la capture de cet ornithoptère-là est illégale partout. L’insecte finira donc au marché noir. Le lendemain, Jasmin et ses aides reprennent le long chemin en sens inverse : la descente de la montagne, les motos sur les ponts suspendus et, enfin, la chaleur des basses terres, tout cela pour rejoindre le marché, en dehors du parc de Bantimurung.
Ce dernier reste visible à plusieurs kilomètres de distance. C’est l’une des plus vastes formations karstiques du monde. L’eau a emporté le calcaire et la terre, laissant place à de grands cônes et à des tours qui se dressent et s’inclinent au-dessus du paysage.
Des couloirs serpentent entre ces éminences, plongent parfois sous terre, et réapparaissent avec les cascades qui continuent à sculpter lentement la roche. Le marché se presse contre le portail d’entrée du parc écotouristique de Bantimurung, sorte de sas au parc national proprement dit.
Oubliée, la tranquille solitude des chasseurs posant leurs pièges dans les montagnes embrumées. C’est un véritable carnaval, bruyant et multicolore. « Kupukupukupukupu ! [papillons ! papillons !] », crient les marchands, tandis que la foule s’écoule entre les enfilades d’étals.
On y trouve deux types de visiteurs. Les touristes portent des tee-shirts aux motifs de papillons, boivent dans des tasses et grignotent des bonbons en forme de papillon, et s’abritent sous des parasols à l’allure de grands papillons. Et il y a les revendeurs, venus pour affaires – surtout des hommes, en chemise boutonnée jusqu’au col. Ils parcourent les stands où des milliers de papillons sont exposés, certains sous cadre, d’autres enfermés dans des boîtes d’ombre.
Les lois indonésiennes sur la capture, la vente et l’exportation des papillons sont compliquées, truffées d’exceptions. Ce qui permet, sous certaines conditions, d’acheter et de vendre des espèces en danger nées en élevage. Seulement, comment distinguer un papillon sauvage d’un papillon issu d’un élevage ?
J’interroge Jasmin pendant qu’il évolue entre les stands : existe-t-il, dans le marché, un coin pour les transactions légales et un autre pour le marché noir ? Il croise les bras, puis les mains et enchevêtre ses doigts, me signifiant que les deux marchés sont étroitement imbriqués. S’il remarque un spécimen d’une espèce protégée exposé sur un étal, accepterait-il de me le montrer ? Jasmin secoue la tête avec un doux sourire, avance le long des stands, et touche des cadres et des présentoirs.
« Celui-ci, dit-il. Celui-ci… Celui-ci… Celui-ci. » Il désigne à peu près un papillon sur deux. Quand les hommes au col boutonné passent aux choses sérieuses, ils s’effacent derrière les étals afin de négocier en privé. Et Jasmin passe aux choses sérieuses. Dans une arrière-salle, un homme lui dévoile plusieurs boîtes pleines de triangles de papier ciré. Ces papillons ont entamé leur voyage dans des filets tenus par de jeunes garçons, sur des îles éloignées, puis ont été transportés dans des camionnettes conduites par des intermédiaires et, enfin, ont été dirigés vers ce marché.
Il y en a tant et tant qui attendent un acheteur étranger. Je lui dis que le gouvernement doit certainement être au courant de ce commerce. Jasmin arbore de nouveau son sourire et s’approche d’une fenêtre. De là, il me désigne la foule. « Regarde… Regarde. » Il m’indique des hommes en uniforme de la police, qui ne semblent nullement perturbés.
« Je vais te montrer autre chose. » Nous pénétrons au sein du parc écotouristique, où nous voyons un hôtel décrépi, des chutes d’eau naturelles et des guides menant des groupes de touristes à des cavités souterraines. Il y a des décors de papillons partout, jusque sur les trottoirs. Mais de véritable papillon, on n’en voit pas un seul dans les airs. « Les autorités s’en moquent », lâche Jasmin. Il pointe un bâtiment.
« Notre maison était ici », dit-il. Le parc écotouristique de Bantimurung est le projet gouvernemental qui a chassé sa famille, quand Jasmin était un petit garçon. Il s’enfonce dans le parc, au-delà de son ancienne maison, et contourne un terrarium en verre à papillons – désormais vide. Puis, il emprunte un passage étroit, loin de la foule, ralentit sa marche et se met à parler doucement. « C’était ma famille. »
Il se tient debout, dans ce qui ressemble à un petit jardin décoré de gros cailloux. C’est un tel contraste – nous entendons les touristes pousser des cris dans l’eau du parc – que la signification de ces gros cailloux ne prend forme que peu à peu dans mon esprit. Ce sont des pierres tombales.
De retour chez jasmin, je le regarde jouer par terre avec sa petite-fille. Il souhaite que son fils reprenne l’affaire de papillons, mais le jeune homme n’exprime aucun intérêt pour l’activité. Tandis que Jasmin joue, j’observe des cartes de la région. Je réalise que le parc national de Bantimurung-Bulusaraung est plus grand que je ne le croyais. Beaucoup plus grand.
Quel était le nom du village, près de sa hutte ? « Laiya », répond Jasmin. Et, sur la carte, voici le minuscule village de Laiya. Là, juste au pied de la montagne. Loin à l’intérieur du parc. Ainsi, tous les papillons que Jasmin et ses chasseurs rapportent de la montagne sont capturés illégalement.
Il hausse les épaules : « Tant qu’il y aura la forêt, il y aura des papillons. » Il se sent un droit de propriété, car sa famille est originaire de cette terre. De son point de vue, le gouvernement lui a pris son droit de naissance, et il le récupère de cette façon.
Mais si chacun fait la même chose… ? Pour la première fois, je vois Jasmin se hérisser. « Tant qu’il y a la forêt, répète-t-il. Mais ils sont en train de prendre la forêt. » Il lève un index. Maintenant, il est en colère et se met à débiter une série de noms scientifiques de papillons.
J’en choisis un – Ixias piepersi –, et le recherche dans l’un de ses livres illustrés. L’insecte, petit et jaunâtre, n’a rien de remarquable a priori. Mais il n’existe que sur une petite portion de côte entre Bantaeng et Bulukumba, à l’extrémité sud des Célèbes.
Les fermes piscicoles côtières ont balayé son habitat, dit Jasmin, et il redoute son extinction. À présent, il a les yeux humides. « Personne n’aime plus les kupu-kupu que moi, m’affirme-t il. Regarde ma maison. Regarde autour de toi. »
Des papillons sont tissés sur la nappe et peints dans la décoration de sa maison. Il possède des éditions en japonais et en anglais dédicacées des livres de Yasusuke Nishiyama, qu’il ne peut pas lire mais regarde avec sa petite-fille. Même les briques des murs ont la forme des ailes familières.
Nulle partie de la maison de jasmin, nul pan de sa vie n’échappe aux papillons. Il est difficile de dire pourquoi les papillons inspirent une telle obsession. Pourquoi les collectionneurs de l’époque victorienne en étaient fous, pourquoi des hommes d’affaires japonais leur consacrent des pièces entières, ou pourquoi l’écrivain Vladimir Nabokov en étudia des détails microscopiques toute sa vie durant.
« J’ai chassé les papillons sous différents climats et dans différentes tenues, écrit-il dans ses mémoires, Autres rivages : comme petit garçon mignon tout plein, en culotte de golf et bonnet de marin ; comme expatrié cosmopolite et dégingandé, en pantalon de flanelle et béret ; comme un vieil homme accusant son âge et ayant pris du poids, en short et sans chapeau. »
Je suppose que la permanence de leur attrait tient à leur nature éphémère. Comme P. blumei que Jasmin pince si tendrement au sommet d’une montagne des Célèbes, les papillons semblent exister à la lisière de la non-existence, flottant juste de ce côté-ci d’une tenture de deuil.
Telle est leur délicatesse – si difficile à atteindre dans la vie, évanescente dans la mort. J’étais de retour en Alabama et, un jour de printemps, ma fille cadette a levé la tête lors d’un trajet en voiture et m’a demandé : « Tu sais ce que maman a toujours voulu qu’on fasse ? »
Elle a désormais 11 ans, et nous sommes seuls depuis quatre ans. Quatre ans que des questions de ce genre me font tressaillir. Elles me rappellent que, faute pour moi d’avoir trouvé une autre compagne, mes filles n’ont pas de figure maternelle – et aussi à tout ce que je n’ai pas entrepris, ou ne peux pas entreprendre, ou suis trop fatigué pour essayer d’entreprendre, seul.
Mais je ne peux pas lui laisser voir cela, alors je réponds : « Non, c’est quoi ? — Un jardin à papillons. — C’est une bonne idée », dis-je. Puis, en moi-même : c’est vraiment une bonne idée. Ça, je peux le faire.
Alors, nous choisissons un endroit dans le jardin, y creusons plusieurs trous et disposons au fond de chacun des plantes et des fleurs appréciées des papillons monarques – en particulier, des Lantana camara et des Bulbine frutescens.
Le dernier trou rempli, nous reculons de trois pas afin d’observer le résultat. « Pas mal, dit ma fille aînée. J’espère qu’ils viendront. » Ils viendront. Il suffit d’attendre le changement de saison, lui dis-je. Déjà, les jours se réchauffent.
Ce reportage a été publié dans le magazine National Geographic n° 227, daté d'août 2018.