Ces mouches se nourrissent... d'oiseaux
Les célèbres pinsons de Darwin, qui ont inspiré la théorie de l'évolution par la sélection naturelle, sont aujourd'hui menacés par des mouches parasites.
Un pinson de Darwin construit un nid sur l'île de Santa Cruz, aux Galápagos. Les mouches Philornis downsi, espèce envahissante, pondent leurs œufs dans les nids afin que les larves puissent se nourrir du sang des oisillons.
Dans les années 1950, un insecte s’est posé dans les Îles Galápagos, ce fleuron de la biodiversité qui abrite tortues géantes, iguanes marins qui plongent en apnée et pinsons mondialement connus qui ont inspiré à Charles Darwin sa théorie de l'évolution par la sélection naturelle.
Cette nouvelle venue porte le nom de Philornis downsi, et ses progénitures ne sont pas tendres. Les mouches femelles, qui portent le nom de « vampire », pondent leurs œufs dans les nids d'oiseaux, et lorsque ceux-ci éclosent, les bébés font directement honneur à leur nom. Au début, les larves sont si petites qu'elles se peuvent se faufiler dans les narines des oisillons pour se nourrir des tissus mous et charnus qui s'y trouvent. Après avoir mué plusieurs fois, ces mouches sont semblables à de gros asticots dodus, assez forts pour percer la chair des poussins.
« Ce qui est vraiment effrayant, c'est que ces mouches peuvent causer jusqu'à 100 % de mortalité dans les nids des pinsons de Darwin », explique Sarah Knutie, écologiste spécialiste des maladies à l'université du Connecticut et exploratrice National Geographic. « La raison pour laquelle ils meurent est, essentiellement, que les asticots absorbent tout leur sang ».
La mort par exsanguination « n’est pas la meilleure façon de partir », dit Knutie, qui note que même les oisillons qui survivent peuvent avoir les narines déformées pour le restant de leur vie. Ils auront alors non seulement du mal à respirer, mais cela peut également nuire à leur capacité à chanter et à trouver des partenaires. « Il n'est donc pas surprenant qu'il s'agisse d'une préoccupation majeure en matière de conservation dans les îles Galápagos », déclare la scientifique.
Étant donné que dix-sept espèces de pinsons de Darwin sont déjà menacées d'extinction en raison de l'introduction de prédateurs, de maladies et de la perte d'habitat, Knutie et ses collègues s'efforcent de trouver des moyens d'enrayer les insectes non indigènes. Dans son étude la plus récente, publiée en février dans la revue Global Change Biology, elle présente l’urbanisation comme un potentiel allié improbable.
Grâce au financement de la National Geographic Society, les scientifiques ont surveillé des nids de géospizes fuligineux (Geospiza fuliginosa), aussi dits pinsons de Darwin, dans des environnements naturels ainsi que dans la capitale, Puerto Baquerizo Moreno. Dans les deux cas, certains nids ont été traités à l'insecticide pour empêcher les mouches vampires de nuire aux pinsons, tandis que dans d'autres nids, on a laissé la nature suivre son cours.
Dans les nids traités avec des pesticides, les taux de survie des oisillons de mileux urbains et naturels étaient à peu près similaires.
« Mais lorsque les nids étaient parasités, le taux de survie était six fois plus élevé chez les oisillons urbains que chez les oisillons non urbains », précise Knutie.
En d'autres termes, certains aspects de la vie urbaine pourraient sauver les bébés pinsons de l'exsanguination par la mouche. Restait encore à savoir lesquels et pourquoi.
LA VILLE POUR SURVIVRE
Bien que l'étude de l'urbanisation soit relativement récente, les scientifiques ont déjà répertorié un certain nombre de manières surprenantes dont la vie en ville modifie la forme, la taille et le comportement des animaux.
Par exemple, une étude publiée dans Communications Biology en 2021 a révélé que l'urbanisation et ses effets ont entraîné une augmentation de la taille des mammifères d'Amérique du Nord. De la même façon, selon une étude de 2016, les lézards anolis qui vivent dans les zones urbaines de Porto Rico ont des membres plus longs que leurs congénères qui vivent en forêt.
D'autres études ont montré que les galagos (Galago moholi), normalement solitaires, étaient plus sociables lorsqu’ils se trouvaient dans les rues de Pretoria et que les mésanges de Gambel urbanisées étaient plus audacieuses face à des prédateurs simulés en Colombie-Britannique.
Les pinsons de Darwin ont également été inclus dans ces études. Dans des recherches antérieures, Knutie a montré que les pinsons urbains construisaient plus de nids, pondaient davantage d'œufs et élevaient un plus grand nombre d'oisillons que les pinsons non urbains pendant les années sèches, lorsque les conditions sont plus difficiles à l'état sauvage. Des travaux menés par d'autres scientifiques ont également prouvé que plusieurs espèces de pinsons des villes préfèrent désormais la malbouffe humaine à leur régime naturel, un changement qui pourrait avoir des répercussions à long terme sur l'évolution de l'espèce.
Knutie a voulu étudier, dans cette optique, le régime alimentaire de ces oiseaux comme facteur potentiel de survie à la peste des mouches suceuses de sang. Après tout, l'un des avantages pour les animaux qui vivent en zones urbaines est l'accès aux restes des humains, aux déchets et même à des sources de nourriture supplémentaires, telles que les mangeoires.
Les géospizes fuligineux sont l'une des dix-sept espèces de pinsons des îles Galápagos qui ont inspiré à Charles Darwin sa théorie de l'évolution par la sélection naturelle.
L'analyse des isotopes stables des excréments des oisillons a confirmé que les oiseaux des villes mangeaient plus de protéines que les autres oisillons de l'île. En outre, le régime riche en protéines est corrélé avec un nombre réduit de parasites par nid, ce qui suggère qu'un certain régime alimentaire permet aux oiseaux de mieux repousser les suceurs de sang.
Les scientifiques se sont ensuite intéressés à la génétique des oiseaux. Ils ont alors découvert que les oiseaux urbains porteurs de parasites exprimaient non seulement des gènes qui déclenchaient une réponse inflammatoire, mais aussi des gènes appartenant à des voies associées à la production de globules rouges, qui leur permettaient apparemment de compenser la perte de sang subie à cause des parasites.
« Il était choquant de constater à quel point ces oisillons urbains étaient différents en termes d'expression génétique par rapport aux oiseaux non urbains », déclare Knutie.
LA MONTÉE DE L’URBANISATION
Les humains occupent seulement 4 % des îles Galapagos. Elles sont donc loin d'être urbanisées. En outre, pour être clair, même si l'environnement urbain semble aider les pinsons de Darwin dans leur lutte contre les mouches Philornis downsi, personne ne suggère de paver les Galápagos pour sauver les oiseaux.
Toutefois, Knutie explique qu’en une bonne année, 300 000 touristes peuvent visiter ces îles. Il faut toujours plus d'infrastructures pour accueillir ce grand nombre de visiteurs. Les zones urbaines des îles pourraient donc très bien s'étendre, ce qui aurait des effets sur la faune locale.
« Même si nous considérons l'urbanisation comme un problème, certaines espèces exploitent en fait cette opportunité », explique Chima Nwaogu, écologiste animalier à l'université du Cap, en Afrique du Sud.
Nwaogu, qui n'a pas participé à la nouvelle publication, se dit « captivé » par l'approche et l'ampleur de l'étude, en particulier par les travaux concernant l'expression génétique. Les résultats font également écho à certains éléments qu'il a pu observer dans le cadre de ses propres recherches sur les rapaces africains.
« Nous avons constaté une relation similaire : les oisillons de l’autour noir qui vivent dans la partie la plus urbanisée de la ville du Cap présentaient ce que nous considérions comme une réponse immunitaire plus puissante », explique Nwaogu.
Pour les scientifiques, l’explication réside dans le fait que tous les environnements urbains ne sont pas identiques. Il peut être difficile de déterminer ce qui, dans ces lieux, peut conférer à une espèce un avantage par à leurs congénères vivant dans des environnements naturels.
Heureusement pour les pinsons, Knutie a une idée concernant la raison de tout cela.
LA SCIENCE DES VILLES
Si vous ne vous êtes jamais rendus sur les îles Galápagos, vous vous imaginez peut-être une forêt tropicale luxuriante ou des îlots de végétation vert émeraude. En réalité, Knutie déclare que la plupart des habitats que l'on y trouve sont très désertiques.
« Il n'y a pas beaucoup d'ombre dans les zones naturelles », explique-t-elle, « et il fait si chaud. Le soleil tape toute la journée. »
Cependant, les zones urbaines sont très ombragées en raison, non seulement, des bâtiments, mais aussi des auvents, des arbres décoratifs et d'un million d'autres structures caractéristiques créées par l’humain. Cela signifie que lorsque les pinsons choisissent de nicher dans de tels endroits, ils choisissent également un environnement légèrement plus frais pour y élever leurs oisillons.
Un bébé pinson appelle sa mère depuis son nid lorsqu'elle s'envole. En milieu urbain, les poussins dont les nids sont infestés de larves de mouches Philornis downsi ont six fois plus de chances de survivre que leurs congénères en milieu naturel, mais on ne sait pas encore très bien pourquoi.
Bien entendu, les pinsons ont évolué pour survivre en plein soleil, explique Knutie. Pourtant ils n'ont jamais appris à gérer des nids remplis de larves de mouches voraces.
« Lorsque vous ajoutez à l'équation ce facteur de stress important qu'est le parasitisme, on obtient une combinaison parfaite », dit-elle. « Ils peuvent soit faire en sorte de supporter le stress thermique, soit essayer de récupérer le sang qu’ils ont perdu à cause du parasite, mais ils ne peuvent pas faire les deux. C'est mon hypothèse. » Une hypothèse parmi d'autres, en tout cas.
Knutie et ses collègues ont également commencé des études afin de déterminer dans quelle mesure une alimentation complémentaire pourrait être bénéfique les oiseaux. Ils ont également montré que lorsqu'ils ont accès à des boules de coton imbibées d'insecticide, les pinsons construisent leur nid avec ces boules, ce qui revient à fumiger leur propre nid.
Il est même prévu de relâcher des guêpes parasites qui sont des prédateurs naturels des Philornis downsi, une fois qu'il aura été établi qu’elles ne constituent pas une menace pour les autres espèces indigènes.
« Nous avons donc vraiment besoin de ces études pour comprendre pourquoi certaines populations et certaines espèces s'en sortent mieux que d'autres avant de décider d'une quelconque action », explique Knutie.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.