Cuisses de grenouilles : un commerce d'une "extrême cruauté"
Des spécialistes appellent l'Union européenne à "prendre ses responsabilités" face au manque de transparence et à la mise en danger des populations mondiales de grenouilles, qui sont tuées par millions pour leurs cuisses chaque année.
De nombreuses grenouilles sont entassées dans un élevage, près de la ville de Lyon, en France, où leurs cuisses constituent depuis longtemps un plat populaire. L'UE importe chaque année des millions de grenouilles sauvages tuées dans des pays comme la Turquie, l'Albanie et l'Indonésie.
Les cuisses de grenouilles sont un mets emblématique de la gastronomie française. Pourtant, cette pratique culinaire menace ces espèces d’amphibiens depuis des décennies, et ce aussi bien en Europe que dans toutes les autres régions du monde où elles sont chassées.
Dans les années 1980, les grenouilles sauvages étaient prélevées en telle quantité qu’elles commençaient à disparaître en Europe, poussant l’Union européenne (UE) à interdire le commerce de la plupart des espèces. L’engouement pour les cuisses de grenouilles n’a cependant pas cessé, et leur importation (légale) depuis d’autres pays du monde s’est développée pour continuer à satisfaire la forte demande.
Bien que la nature ou l’impact de ce commerce sur les populations mondiales de grenouilles soient encore peu connus des scientifiques, une étude publiée le mois dernier dans Nature Conservation a permis de combler certaines lacunes.
Selon les auteurs de cette dernière, des millions de grenouilles sauvages sont tuées chaque année pour leurs cuisses. Cette pratique est à l’origine d’une menace d’extinction à l’échelle locale et mondiale pour de multiples espèces, mais aussi pour les écosystèmes dans lesquels elles jouent des rôles importants, en permettant notamment de nourrir d’autres espèces dont elles sont les proies, de contrôler les populations d’insectes qu’elles consomment, d’aérer le sol grâce à leurs terriers et, en tant que têtards, de filtrer l’eau.
Un employé pulvérise un désinfectant dans l'élevage de Ji'an, dans la province chinoise du Jiangxi, où des grenouilles et du riz sont produits ensemble.
« Les amphibiens sont très sensibles à la pollution, à la crise climatique et au champignon chytride, qui est mortel », explique Sandra Altherr, coautrice de l’étude et cofondatrice de Pro Wildlife, une organisation allemande de protection de la nature. « Pour couronner le tout, l’appétit important et continu de l’UE pour les cuisses de grenouilles vient décimer les populations de grenouilles sauvages dans un nombre croissant de pays. »
Selon Altherr et ses collègues, l’UE est le plus grand importateur mondial de cuisses de grenouilles, mais n’a pris aucune mesure pour garantir la durabilité de ce commerce.
Jorge Rodríguez Romero, chef de l’Unité pour la Coopération environnementale mondiale et le Multilatéralisme, la branche de la Commission européenne responsable des questions de commerce des espèces sauvages, n’a pas répondu à notre demande de commentaires sur le sujet.
Des grenouilles de l'espèce Fejervarya limnocharis, très répandue dans les forêts d'Inde et d'Asie du Sud-Est, sont proposées à la vente sur un marché humide à Kuala Lumpur, en Malaisie.
En se penchant sur le commerce des cuisses de grenouille, l’équipe de l’étude a découvert que « rien n’est transparent », révèle le coauteur Mark Auliya, herpétologue à l’Institut Leibniz pour l’analyse des changements de la biodiversité, à Bonn, en Allemagne. Par exemple, l’UE n’exige pas de déclarer quelles espèces ou quantités de grenouilles sont importées par les États membres, mais uniquement le poids des « cuisses de grenouilles » génériques.
Les chercheurs ont déduit à partir de ces informations qu’entre 2011 et 2020, l’UE avait importé environ 40,7 millions de kilogrammes de cuisses de grenouilles, ce qui équivaut à environ 814 millions à 2 milliards de grenouilles. La Belgique et la France sont les principaux importateurs.
Pour en savoir plus, l’équipe a exploité des sources variées, telles que des bases de données tenues par plusieurs pays et organisations, des études scientifiques, des articles de presse et des évaluations d’espèces figurant sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), dont le rôle est d’évaluer l’état de conservation des animaux, plantes et champignons sauvages.
Les habitants du centre-ville de Bordeaux connaissent de bonnes adresses pour déguster des cuisses de grenouille et du rosbif.
Une rainette aux yeux rouges s'accroche à une branche dans une forêt tropicale d'Australie. Les grenouilles doivent faire face à la crise climatique, à la pollution ainsi qu'à un champignon mortel, mais aussi à l'engouement européen pour leurs cuisses. Les défenseurs de l'environnement appellent l'Union européenne à prendre davantage de mesures pour réglementer ce commerce et protéger les espèces.
À l’échelle mondiale, au moins 190 espèces ont fait l’objet d’un commerce, une donnée très probablement sous-évaluée du fait de la difficulté d’identifier avec certitude les différentes espèces de grenouilles. Dans le cadre d’une étude réalisée en 2017, des scientifiques ont acheté des cuisses de grenouilles dans des épiceries françaises et ont démontré, grâce à l’analyse ADN, que 206 des 209 spécimens vendus comme appartenant à l’espèce Limnonectes macrodon provenaient en réalité d’autres espèces.
Parmi les grenouilles identifiées dans l’étude, cinquante-huit sont menacées d’extinction et dix sont en danger critique d’extinction d’après l’UICN. Il est toutefois probable que ces chiffres soient eux aussi sous-estimés, affirme Alice Hughes, coautrice de l’étude et biologiste de la conservation à l’Université de Hong Kong. Le statut de certaines des grenouilles commercialisées n’a en effet pas été évalué, et les informations fournies par de nombreuses évaluations existantes ne prennent pas en compte l’intégralité des menaces qui pèsent sur les populations mondiales de chaque espèce.
Le commerce des cuisses de grenouilles est à l’origine de bien des dégâts. En Indonésie, par exemple, les populations d’espèces à grandes pattes comme Limnonectes blythii et Limnonectes malesianus ont tellement chuté que le pays a dû réorienter l’essentiel de son exportation vers l’espèce Fejervarya cancrivora, plus petite et plus commune. En Albanie, la surexploitation contribue quant à elle à la disparition de la grenouille d’Albanie, une espèce menacée. Les exportations du sud de la Turquie vers l’Europe ont également provoqué un déclin annuel de 20 % de la population de grenouilles d’Anatolie ; selon les conclusions des scientifiques, si le commerce n’est pas contrôlé, l’espèce pourrait s’éteindre d’ici à 2032.
Selon Hughes, il est important de ne pas confondre commerce légal et commerce durable. « Les deux sont complètement dissociés l’un de l’autre. Si les pays acheteurs ne mettent pas de législations en place, alors nous ne pourrons pas obtenir de durabilité. »
En plus des déclins de populations causés par le commerce, les chercheurs et chercheuses ont constaté que, en général, les grenouilles capturées pour leurs cuisses sont démembrées alors qu’elles sont encore bien vivantes, puis sont laissées pour mortes. « Toutes les personnes qui veulent en manger devraient être conscientes de l’extrême cruauté qui se cache derrière leur production », affirme Altherr.
« L’EUROPE DEVRAIT PRENDRE SES RESPONSABILITÉS »
Seules deux espèces de grenouilles commercialisées pour leurs cuisses sont inscrites à la CITES, le traité mondial qui vise à garantir que le commerce des espèces de faune et de flore sauvages ne menace pas leur survie. En 1985, la CITES a accordé des protections commerciales à Euphlyctis hexadactylus et Hoplobatrachus tigerinus en réponse au déclin de leurs populations en Inde et au Bangladesh dû aux exportations de leurs cuisses vers l’Europe.
Le chef Olivier Couvin (au centre de la photo) prépare des cuisses de grenouille à l'Auberge du Pont de Collonges, près de Lyon. « L'appétit important et continu de l'UE pour les cuisses de grenouilles décime les populations de grenouilles sauvages dans un nombre croissant de pays », selon Sandra Altherr, défenseuse de l'environnement.
« Depuis lors, rien n’a été fait pour réglementer le commerce des autres espèces », déplore Auliya.
Cette absence de protection des grenouilles « peut provoquer un faux sentiment de sécurité ainsi qu’une insuffisance dans l’attention apportée à la conservation », prévient Jonathan Kolby, un herpétologiste qui n’était pas impliqué dans la recherche. « En réalité, du fait de l’absence de rapports et de données standardisés, le commerce est encore plus important que ce qu’ont pu décrire les auteurs. »
L’étude publiée dans Nature Conservation propose plusieurs solutions au manque de transparence et de durabilité dans le commerce des cuisses de grenouilles.
L’UE pourrait superviser et centraliser une collecte d’informations fiables sur la taille des populations des espèces ainsi que sur les menaces auxquelles elles sont confrontées, fonder ses décisions relatives aux réglementations des volumes du commerce sur des données scientifiques, et surveiller les importations. Elle pourrait formuler et superviser des normes industrielles afin d’assurer un traitement non cruel des amphibiens, et commencer à analyser leur viande à la recherche d’une contamination aux pesticides afin de garantir la sécurité des consommateurs. L’étude préconise également de surveiller le nombre d’individus qui meurent pendant le transport et le traitement, avant même l’exportation de leurs cuisses. À ce jour, aucune de ces mesures n’a été mise en place.
Les grenouilles capturées pour leurs cuisses sont généralement démembrées alors qu'elles sont encore vivantes, puis sont laissées pour mortes.
Selon Hughes, il est également important que l’Union européenne prenne l’initiative de lister toutes les espèces importées à la CITES. « Nous devons commencer à responsabiliser les acteurs qui alimentent la demande. Le fait d’importer plusieurs milliers d’animaux de la nature sans disposer de données permettant d’évaluer l’impact du commerce sur les populations sauvages doit être jugé irresponsable. »
Sans l’implication de l’UE, il est peu probable de voir la situation évoluer, estime Annemarie Ohler, spécialiste des grenouilles au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, qui n'a pas pris part aux récentes recherches. « Les pays européens rejettent la responsabilité sur les pays fournisseurs, pour qui le commerce des grenouilles est une ressource financière. L’Europe devrait prendre ses responsabilités. »
Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.