Cette créature marine a sa propre cape d'invisibilité
En haute mer, le seul moyen de se cacher est de se fondre dans les reflets de l'eau.
Le corps des cystisoma est en grande partie transparent, ce qui réduit leur visibilité pour les prédateurs. Mais ils disposent également d'un revêtement antireflet qui les rend encore plus difficiles à repérer.
La vie sous la mer peut être cruelle, brutale et courte si l'on ne dispose pas d'une forme de camouflage efficace.
La peau de la seiche, par exemple, contient environ dix millions de cellules colorées, ce qui lui permet de se faire passer pour un morceau de corail, un amas d'algues ou une étendue de sable.
Mais pour les animaux vivant en pleine mer, il n'y a pas d'endroit où se cacher. Pour eux, le meilleur camouflage est l'absence de couleur - les corps transparents de ces créatures insaisissables leur permettent de se fondre partiellement dans leur environnement aquatique.
Une équipe scientifique a découvert que certains de ces animaux avaient dans leur manche un autre tour de magie : des revêtements antireflets qui les rendent presque invisibles.
« Il est vraiment difficile de les voir lorsqu'ils sont dans l'eau », explique Laura Bagge, biologiste marine et doctorante à l'université Duke. « La seule chose qui les distingue, ce sont leurs yeux. La rétine doit être pigmentée pour capter la lumière. »
DES EXTRATERRESTRES... DES MERS ?
Laura Bagge est une spécialiste des crustacés invisibles, en particulier des amphipodes prédateurs du genre Hyperiidea. Ils sont apparentés aux puces de sable, mais ils peuvent mesurer jusqu'à 15 cm et ont un aspect beaucoup plus effrayant. Une espèce d'amphipodes, le tonnelier de mer (Phronima sedentaria), aurait inspiré la monstrueuse reine extraterrestre du film Aliens, sorti en 1986.
La fascination que la biologiste nourrit pour ces créatures invisibles est née d'une rencontre fortuite il y a quelques années de cela, alors qu'elle se trouvait à bord d'un navire de recherche chargé de collecter des spécimens.
« La première fois que nous avons regardé ce que nous avions attrapé, il y avait tout un tas d'animaux dans le seau, et je regardais tous ces poissons noirs à l'aspect effrayant », raconte-t-elle. « J'ai plongé ma main dans le seau pour essayer d'attraper quelque chose d'autre, et au lieu de cela, j'ai heurté quelque chose de dur, que je ne pouvais même pas voir. J'ai retiré ma main du seau... on aurait dit un animal en verre ».
Cette transparence est une qualité rare et appréciable lorsqu'on nage en pleine mer parmi de nombreux poissons dont les yeux sont tournés vers le haut. « On les voit flotter autour, à la recherche de leur prochain repas. Mais si vous êtes transparent, c'est une bonne chose, car vous n'avez pas d'ombre, vous n'avez pas de silhouette », explique Bagge.
La biologiste marine était curieuse de savoir pourquoi ces crustacés étaient si difficiles à voir. Bien que la transparence soit un mécanisme de camouflage astucieux, elle ne rend pas les objets complètement invisibles. De la même manière, on peut voir un verre transparent ou une feuille de cellophane.
Lorsque la lumière rencontre un objet transparent, elle ne le traverse pas entièrement. Une partie de la lumière est renvoyée vers nous, ce qui nous permet de percevoir certains détails, tels que la forme et la taille.
Ainsi, même en pleine mer, les Hyperiidea transparents peuvent être éclairés par la lumière du Soleil et de la Lune, les rendant plus visibles pour les prédateurs. « Tous les reflets qui vous frappent d'en haut vont vous faire briller de mille feux sur un fond plus sombre », explique Bagge.
Les Hyperiidea sont également vulnérables à certains prédateurs, comme Grammatostomias flagellibarba, qui utilisent des projecteurs bioluminescents pour repérer leur prochain repas.
L'ART DE SE RENDRE INVISIBLE
Laura Bagge a découvert que certains Hyperiidea amélioraient leur invisibilité grâce à des revêtements antireflets.
C'est là que la physique entre en jeu. La lumière ralentit lorsqu'elle traverse tout ce qui n'est pas un vide parfait. Une mesure appelée indice de réfraction (IR) indique la vitesse à laquelle la lumière traverse différents types de matériaux. Ainsi, si la glace d'eau a un IR de 1,31, cela signifie que la lumière voyage 1,31 fois plus vite dans le vide qu'à travers la glace.
Si la lumière rencontre un matériau dont l'indice de réfraction est plus élevé, le changement soudain peut créer une réflexion très brillante : pensez à ce qu'il se passe lorsque vous éclairez une fenêtre en verre transparent la nuit avec une lampe de poche.
C'est la menace qui plane sur les Hyperiidea : la lumière traverse l'eau de mer, dont l'indice de réfraction est de 1,34, puis entre en collision avec le crustacé transparent, dont l'indice de réfraction est de 1,57. Résultat ? Les boucliers occulteurs sont désactivés.
Mais après avoir étudié sept types d'Hyperiidea, Laura Bagge a découvert une espèce, Cystisoma (photo de couverture), dont les pattes étaient recouvertes de structures minuscules, appelées nanoprotubérances.
« Cela ressemble un peu à des poils de moquette », explique la biologiste marine, dont les travaux de recherche ont été publiés dans Current Biology. « L'idée est d'amortir les réflexions, de les adoucir, de la même manière qu'une moquette suspendue dans un studio d'enregistrement adoucit les ondes sonores. »
Voici comment cela fonctionne : chacune des minuscules structures a la forme d'une montagne. La lumière frappe d'abord les pointes, qui ont une petite surface. Au fur et à mesure que la lumière descend en contrebas de la montagne, la surface augmente jusqu'à ce qu'elle atteigne le sol. Ainsi, au lieu de se heurter directement à l'hypéride, la lumière passe par un tampon qui augmente progressivement l'indice de réfraction et réduit la réflexion.
Ces mêmes nanotubérances ont été observées chez des insectes. Les scientifiques les appellent « mamelons cornéens » parce qu'ils aident les insectes camouflés à rester cachés en réduisant la lumière qui se reflète dans leurs yeux à multiples facettes.
Laura Bagge a mis au point des modèles informatiques simulant les conditions d'éclairage dans l'océan et a constaté que les nanotubérances réduisaient la réflexion de la surface d'environ deux ordres de grandeur. Selon elle, ces minuscules structures se trouveraient sur les pattes du Cystisoma, qui représentent une très grande partie de son corps.
Ce papillon de mer est un mollusque marin qui peut être aussi petit qu'un grain de sable dont le pied s'est transformé en lobes en forme d'aile qui battent pour le propulser dans l'eau.
Bagge n'a pas observé de nanotubérances parmi les autres espèces qu'elle a étudiées, mais elle a découvert quelque chose de tout aussi intriguant : une couche de sphères microscopiques recouvrant le corps des Hyperiidea. Elle pense que ces sphères sont des organismes vivants.
« Nous avons des images de bactéries observées au microscope électronique et cela y ressemble beaucoup », explique-t-elle. « Il y avait essentiellement ces petites structures filiformes qui sortaient d'elles pour s'attacher aux surfaces, ce qui est le cas de la plupart des bactéries. Et, comme pour les bactéries, les sphères semblaient se reproduire en se divisant en deux. »
Toujours à l'aide de modèles informatiques, la biologiste a mesuré les propriétés des sphères et a constaté qu'elles pouvaient diviser par quatre la lumière réfléchie. Elle soupçonne les organismes d'entretenir une relation symbiotique : les crustacés bénéficient d'un revêtement antireflet et les bactéries d'un hôte.
Bagge prévoit de poursuivre ses recherches et de collecter d'autres spécimens, ce qui n'est pas une mince affaire... puisqu'ils sont invisibles. « On essaie simplement de regarder autour de nous pour trouver de petites taches noires, ou peut-être que la lumière du soleil sera telle que nous pourrons repérer un éclat de lumière sur un reflet », dit-elle.
Au lieu de plonger en pleine mer avec de petits bocaux en verre, Bagge espère plutôt utiliser une embarcation sous-marine. « Lorsque vous êtes dans un submersible, des projecteurs très puissants éclairent les fonds marins dans toutes les directions », explique-t-elle, ce qui rend le camouflage des créatures qui y vivent moins efficace, même pour celles qui savent se rendre invisibles.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.fr en langue anglaise.