Pour sauver les jaguars, cet homme se met dans leur peau
Au Panama, les jaguars, dont le territoire est fragmenté, se heurtent aux éleveurs locaux et à leur bétail. L’explorateur National Geographic Ricardo Moreno a élaboré un plan pour faire des félins en difficulté et des éleveurs, des alliés improbables.
Dans la région isolée du Darien, au Panama, des chercheurs se préparent à attacher un collier GPS au cou d'un jaguar qu'ils ont capturé. Un explorateur National Geographic dirige une équipe qui suit les mouvements de ce félin furtif à l’aide de colliers et de pièges photographiques dans le but final de sauver cette espèce en voie de disparition. Cette région inaccessible abrite un parc national vierge qui sert aussi de refuge aux activités illégales comme le trafic de migrants, ces derniers effectuant leur dangereux périple vers la frontière américaine.
Ce qui a débuté comme une promenade tranquille à travers la forêt tropicale s’est transformé en un périple épuisant à mesure que le terrain devenait plus accidenté et escarpé. Nous nous retrouvons parfois plongés dans l’obscurité à cause de la densité de la jungle ; heureusement, quelques ouvertures dans l’impénétrable végétation environnante nous permettent de savoir où nous allons.
Nous suivons des membres du peuple indigène Emberá et nous frayons un chemin dans la région du Darien, aussi appelée bouchon du Darien. Située à l’extrême sud du Panama, cette région isolée est à la fois vierge et malfamée : le trafic de drogue et d’êtres humains y est devenu si important que les autorités américaines envisagent d’y envoyer des troupes.
Des scientifiques, des étudiants, des agriculteurs, des peuples autochtones et des bénévoles de la Fondation Yaguará Panama contrôlent des pièges à pattes en bordure du parc national conçus pour ne pas blesser les animaux. L’équipe surveille les signaux des pièges toutes les deux heures pour s’assurer que les jaguars y passent le moins de temps possible. Les jaguars capturés sont ensuite équipés de colliers et relâchés.
Membres d’un projet de la Fondation Yaguará Panama, les Emberás, comme d’autres communautés locales, se sont attelés à la protection du grand félin emblématique de leurs terres : le jaguar.
« Ces félins sont tués plus vite qu’ils ne se reproduisent », soutient l’explorateur National Geographic Ricardo Moreno, qui dirige la fondation et cette expédition, dont le but est d’installer 74 pièges photographiques un peu partout dans le parc national du Darien. « L’espèce est par exemple sur le point de s’éteindre localement au niveau des rives du canal de Panama. »
L’espèce menacée, dont il reste moins de 1 000 individus au Panama, pourrait disparaître d’ici à 50 ans. Bien que Panthera onca se situe au sommet de la chaîne alimentaire, elle a été éliminée de la moitié de son aire de répartition historique, qui s’étend du nord du Mexique jusqu’à l’Argentine. Ces vingt dernières années, 25 % de la population de jaguars adultes sont morts. Il reste aujourd’hui moins de 30 000 individus à l’état sauvage sur le continent américain.
Les jaguars ont été victimes du commerce d’animaux de compagnie et du braconnage pour leur peau, leurs crocs et leurs griffes. En parallèle, leur habitat a été particulièrement touché par le développement des populations qui ont empiété sur leur territoire, ainsi que par le défrichement des terres pour l’agriculture et le pâturage. Au Panama, leur territoire a régressé de plus de 40 % depuis le milieu du 20e siècle, ce qui oblige les jaguars à s’attaquer au bétail des fermes bordant les forêts, et donne lieu à des confrontations avec les humains ; une situation désastreuse pour les fauves du monde entier.
Les chercheurs déplacent un jaguar sous sédatif jusqu’à une clairière afin de lui attacher un collier GPS et de l’inspecter de près. Ses yeux sont couverts pour l’aider à rester calme. L’équipe déposera ensuite le jaguar dans la forêt et attendra qu’il se réveille complètement. Les colliers sont utilisés depuis 2019 et viennent compléter les données fournies par les plus de 1 900 pièges photographiques répartis dans le pays.
Ces animaux sont souvent traqués pour avoir chassé. « Nous avons enregistré 381 décès entre 1989 et 2022, même s’il pourrait y en avoir jusqu’à 700, et environ 96 % d’entre eux font suite à des attaques de bétail », explique Moreno. « C'est donc 20 à 40 jaguars qui ont été tués chaque année. »
Avec plus de 1 900 pièges photographiques placés dans le pays au cours de ces dix dernières années (et de plus en plus de colliers GPS), l’équipe de Yaguará peut étudier son sujet furtif et ainsi mieux comprendre ses effectifs, son aire de répartition, ses schémas de migration et les endroits où il est susceptible d’entrer en contact avec du bétail. Ces données permettent d’orienter les stratégies de conservation et de gestion des agriculteurs et des éleveurs.
« Notre priorité est de faire participer les gens à notre projet scientifique », explique Moreno. En fin de compte, « la conservation repose sur les communautés locales. Ce sont elles qui poursuivront ce projet à long terme, donc nous devons être perçus comme ayant une présence positive dans leur vie pour démystifier le jaguar et en faire un allié et un acteur participant à la régulation des espèces nuisibles comme les alligators, les capybaras, les cerfs, les sangliers et les pacas. Après tout, si nous aidons les gens, nous aidons le jaguar ».
LE BOUCHON DU DARIEN, UNE ZONE STRATÉGIQUE
Le Panama fait partie du corridor biologique méso-américain, qui s’étend le long de l’isthme centraméricain, un pont naturel qui unit les populations continentales de jaguars et d’innombrables autres espèces, favorisant ainsi le flux génétique.
S’étendant sur 26 000 km2 de part et d’autre de la frontière entre la Colombie et le Panama, le bouchon du Darien est un élément crucial du corridor connu pour son inaccessibilité. C’est là que la route panaméricaine s’arrête net, créant un « bouchon » obstruant la voie terrestre.
Cette inaccessibilité a également favorisé l’émergence d’un territoire anarchique en proie au trafic d’armes, d’animaux sauvages et de drogues, ainsi qu’à la montée en flèche du nombre de migrants en route vers la frontière américaine.
Les migrants passent par une autre partie du Darien, donc ils « n’ont pas affecté directement la population locale de jaguars ni notre projet », explique Moreno. « Nous les avons rencontrés en entrant ou en sortant du Darien, et nous avons été témoins de leurs souffrances physiques et psychologiques. Nous essayons donc toujours de leur apporter des vêtements ou d’autres biens. »
La région est également le théâtre d’une exploitation forestière et minière illégale. Selon le ministère de l’Environnement du Panama, c’est là qu’a lieu la majeure partie de la déforestation illégale du pays : plus de 200 km2 de forêt ont été perdus entre 2012 et 2019.
Mais cette région abrite également le parc national du Darien, où Moreno concentre ses efforts. Avec ses 5 750 km2, il constitue la plus grande zone protégée du pays : une jungle intacte, comme tout droit sortie du Jurassique.
Pour les Emberás et les Gunas, les principales communautés autochtones de la région, le mystique jaguar est le gardien de ces forêts. « En le protégeant, nous sauvons la spiritualité de la forêt et, par la même occasion, notre sentiment d’appartenance », explique Leonardo Bustamante, un garde forestier emberá qui participe à la randonnée.
Le paresseux, espèce emblématique d’Amérique centrale, habite les forêts tropicales de la région du Darien. Comme le jaguar, sa présence est un indicateur de la santé écosystémique, mais il est aussi victime du trafic d’animaux de compagnie.
Moreno et un collègue examinent la carcasse d’une vache. À mesure que leur habitat se fragmente, les jaguars sont souvent contraints de chasser dans les fermes qui bordent les forêts. La perte est conséquente pour les fermiers, qui se vengent parfois en tuant les jaguars. Moreno dirige la Fondation Yaguará Panama, qui met en place des stratégies visant à décourager la prédation des jaguars, telles que des clôtures électriques, des cloches de vaches avec alarme intégrée et des enclos de nuit.
DANS LA PEAU DU JAGUAR
Après quatre heures de marche, nous débutons l’ascension finale de la crête du Cerro Pirre, au cœur du parc. Alors que j’observe Moreno et d’autres escalader un mur de roche presque à la verticale qu’ils appellent « dirty chest », je m’agrippe à tout ce qui est à ma portée : racines, troncs d’arbres, lianes. Malgré des points d’appui précaires, des épines cachées et des insectes dans tous les coins, nous atteignons le sommet après une heure d’escalade.
Moreno commence à ramper comme un chat sur le sol de la forêt, se tournant d’un côté puis de l’autre comme s’il reniflait quelque chose. Il ramasse des excréments appartenant selon lui à un jaguar. Soudain, ses mouvements mystérieux prennent sens : il est en train de déterminer une nouvelle configuration pour les pièges photographiques.
En se positionnant comme le ferait un jaguar, en fonction de l’emplacement des excréments, Moreno maximise les chances de capturer des images des deux profils d’un jaguar, et donc d’obtenir une vue plus complète des rosettes, ces taches propres à chaque individu, utilisées pour les identifier.
« Les matières fécales sont représentatives du régime alimentaire, donc on sait si elles proviennent d’animaux sauvages ou de bétail », explique Moreno en se frottant les mains pour se débarrasser de la terre.
Moreno mesure l’empreinte récemment déposée par un jaguar passé près de fermes d’élevage.
Ces dix dernières années, Yaguará a enregistré 73 556 « nuits actives » sur l’ensemble des pièges photographiques. « Ce projet a permis de recueillir de nombreuses données non seulement sur les jaguars, mais aussi sur d’autres espèces », explique Moreno. Son équipe a identifié des habitudes de déplacement et la connectivité écologique de la région, et estime que la population de jaguars pourrait comprendre entre 600 et 1 000 individus.
Parallèlement au programme de pose de colliers, les données participeront au recensement national des jaguars. Le Mexique a été le premier pays à recenser les jaguars avec précision. Antonio de la Torre, explorateur National Geographic qui a participé à ce projet, conseille Yaguará sur les techniques de piégeage pour poser des colliers ; celles-ci ont d’ailleurs été utilisées sur cinq des onze jaguars repérés dans les élevages de bovins voisins.
Entre-temps, les stratégies de Yaguará visant à encourager la cohabitation entre l’Homme et la faune invitent les éleveurs à adopter des mesures comme l’installation de clôtures électriques, la pose de cloches à vache avec alarme intégrée, la modification de l’emplacement des pâturages et des zones de maternité et de mise bas, et la mise en place d’enclos de nuit. Les fonds destinés à soutenir ces changements proviennent d’un consortium de partenaires, dont le Fonds pour l’environnement mondial, le U.S. Fish and Wildlife Service, la National Geographic Society et le Secrétariat national pour la science, la technologie et l’innovation du Panama (SENACYT).
« C’est terrible pour un agriculteur de perdre un animal », explique l’éleveur Erasmo De León. « Ça équivaut à un mois de nourriture perdu pour sa famille. Et s’il ne comprend pas le jaguar, il lui déclare immédiatement la guerre. »
Selon lui, chaque perte vaut entre 700 et 800 dollars. « Et certains voisins ont perdu plus de 40 bêtes », ajoute-t-il.
« SI NOUS AIDONS LES GENS, NOUS AIDONS LE JAGUAR »
Avec l’essor de l’écotourisme, les habitants de la région ont tout intérêt à participer à cette nouvelle industrie. Éleveurs depuis plus de 20 ans, Erasmo De León et sa femme, Elsie Quintero, accueillent désormais des visiteurs sur leur propriété d’Agua Buena de Punuloso, juste à l’extérieur du parc, et proposent des visites en tant que guides pour observer les oiseaux et faire du pistage.
Les chercheurs surveillent les niveaux d’oxygène, le rythme cardiaque et la température d’un jaguar qu’ils ont capturé et baptisé Su. Ils lui attachent un collier, prennent ses mesures et prélèvent des échantillons de son sang pour étudier la variabilité génétique avant de le relâcher.
« Aucun jaguar n’a été tué dans nos fermes depuis 2017 », affirme Quintero. Les stratégies semblent fonctionner. Elles ont permis de « comprendre la dynamique de notre écosystème », ajoute-t-elle. « Et surtout, de faire de la gestion durable et du tourisme des moyens de subsistance pour nos familles. »
Aujourd’hui, ils font partie d’une mission encore plus vaste. Yaguará et De León ont rejoint cinq autres exploitations dans le cadre d’un programme visant à préserver leurs parcelles de forêt afin de contribuer à la reconstruction du corridor méso-américain, fragmenté par l’expansion des activités humaines. Yaguará espère recruter quatorze autres fermes. Cette initiative s’inscrit dans le cadre du plan du Panama visant à restaurer un million d’hectares de forêt d’ici à 2035.
De retour sur le Cerro Pirre, l’équipe de terrain emberá a installé son camp et continuera à installer des caméras au cours des prochains jours. Grâce à leur formation, ces habitants des villages voisins, comme Pijibasal, forment désormais un réseau de surveillants chargés de contrôler les pièges photographiques. C’est un revenu supplémentaire pour une communauté vivant principalement de l’agriculture.
Nous redescendons vers l’entrée du parc avec Moreno. Alors que nous cherchons à sortir de la forêt avec des lampes de poche sur nos pieds endoloris, Moreno réfléchit au projet. « Si l’on rassemble des gens dans un but d’intérêt général, les choses peuvent bien se passer, affirme-t-il, surtout lorsqu’on responsabilise les communautés, qu’on les forme et qu’on les équipe. »
Deux jours après mon départ du Panama, l’équipe a confirmé avoir capturé un jaguar et lui avoir posé un collier. Quelques heures plus tard, un deuxième piège à pattes était activé. « Deux en une matinée, ça devrait être inscrit dans le Guinness World Records », plaisante Moreno au téléphone.
Les deux femelles jaguars parcourent environ six kilomètres par jour, et l’une d’entre elles revient au même endroit, signe qu’elle doit avoir des petits. Ce qui est porteur d’espoir. « Même dans une région dominée par l’Homme et le bétail, les jaguars continuent de se reproduire », souligne Moreno.
Le journaliste mexicain Erick Pinedo est un ancien rédacteur de l’édition latino-américaine de National Geographic. Le photographe Rikky Azarcoya est un explorateur National Geographic.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.