Chine : le déclin démographique
La Chine est depuis des siècles le pays le plus peuplé du monde. Mais l’Inde lui ravira la place cette année, alors que la population chinoise amorce un dangereux recul. Quel sort attend une nation en proie à un tel basculement ?
Dans un centre postnatal à Hangzhou, des soignantes s'occupent des nouveau-nés pendant que leurs mères récupèrent. Ce genre de centre privé propose aux femmes qui en ont les moyens le temps nécessaire pour se reposer, selon un concept de la médecine chinoise traditionnelle appelé zuo yuezi.
Aux premiers jours de l’automne dans le centre de la Chine, les rues du village de Ding Qingzi se parent d’or. Des milliers d’épis de maïs décortiqués, dont les grains sèchent au soleil, forment des parterres bien ordonnés devant les maisons. La récolte continue de faire battre le cœur des campagnes, dans la province d’Anhui. C’est l’un des repères qu’a toujours connus Ding Qingzi, 35 ans, mais peu d’entre eux perdurent. Des maisons ont été abandonnées. Les cris des enfants se sont tus. Et, pendant des années, Ding Qingzi n’a pas réussi à trouver d’épouse. Rares sont les jeunes femmes qui vivent encore au village. Plus rares encore sont celles prêtes à épouser un soudeur qui n’a pas les moyens d’acheter une maison ou de financer une dot. « Ma famille n’est pas riche », confie Ding Qingzi.
Après des décennies de chute du taux de natalité, la Chine connaît désormais un déclin démographique irréversible qui se répercutera dans tout le pays et dans le monde entier au cours des décennies à venir. Les conséquences se font déjà sentir dans des régions comme l’Anhui, où les difficultés de Ding Qingzi à trouver une épouse ont été exacerbées par un grave déséquilibre entre hommes et femmes. À l’époque de sa naissance, dans l’Anhui, 131 garçons voyaient le jour pour 100 filles – reflet d’une préférence traditionnelle en faveur des fils, accentué par la politique de l’enfant unique à présent abandonnée. La Chine compte à l’heure actuelle un excédent d’environ 30 millions d’hommes, dont plus de la moitié sont en âge de se marier.
Évoquer le déclin démographique dans un pays qui compte plus de 1,4 milliard d’habitants peut sembler paradoxal. L’identité et la force de la Chine ont été associées tout au long de son histoire à son immense population. Quand l’empereur Qin Shi Huang ordonna à un million d’ouvriers de construire la Grande Muraille en 221 av. J.-C., cette entreprise grandiose était à la mesure d’une dynastie qui régnait sur plus du quart de la population mondiale. Deux mille ans plus tard, c’est une main-d’œuvre en apparence illimitée qui a été le moteur de l’émergence de la Chine au rang de superpuissance du XXIe siècle.
Le pays a toutefois atteint un point critique. La population a baissé en 2022 – marquant les prémices d’une longue chute qui, d’après les démographes, se prolongera jusqu’à la fin du XXIe siècle. Principale raison : un taux de natalité à son plus bas niveau depuis la création de la République populaire en 1949. Ces sept dernières années, le nombre des naissances a été presque divisé par deux, passant de 18 millions en 2016 à 9,6 millions en 2022. Même si ce chiffre se stabilise, la population chinoise diminuera malgré tout de 50 % ou plus d’ici à 2100.
Chongqing, métropole industrielle tentaculaire du sud-ouest de la Chine, a connu un développement rapide pendant des dizaines d’années. Il y perdure la tradition de la fondue chinoise, que l’on mange en plein air et en grands groupes. La population de cette agglomération dense est estimée à plus de 17 millions d’habitants.
La dernière baisse remonte à la famine du Grand Bond en avant – la désastreuse campagne d’industrialisation de Mao Zedong au début des années 1960. Environ 30 millions de personnes sont alors mortes de faim. Cette fois, le déclin est dû aux transformations socio-économiques rapides, à la hausse des coûts du mariage et de l’éducation des enfants, et à la politique de l’enfant unique. En 2023, le règne pluriséculaire de la Chine à la place de la nation la plus peuplée du monde prendra fin au profit de l’Inde. Les répercussions dépassent largement ce tournant symbolique. Le déclin démographique chinois va sûrement ralentir, voire interrompre la marche du pays vers la suprématie économique mondiale, qui semblait inexorable. Comment les actifs, déjà moins nombreux, subviendront-ils aux besoins d’une population vieillissante qui, d’après les projections, aura presque doublé dans vingt-cinq ans ? Et comment l’État va-t-il encourager les naissances après les avoir réprimées pendant plus de trente-cinq ans ? « C’est un déclin historique et inédit », affirme Wang Feng, sociologue à l’université de Californie à Irvine.
L’empire du Milieu n’est pas la seule nation au bord du précipice démographique. Taux de natalité en berne et espérance de vie en hausse sont devenus des traits distinctifs des économies urbanisées et industrialisées – et cette combinaison a déjà bouleversé la pyramide des âges en Asie de l’Est comme en Europe de l’Ouest. La Chine suit à vive allure le même chemin que deux de ses voisins vieillissants, le Japon et la Corée du Sud. En 2021, celle-ci a enregistré le taux de fécondité le plus bas du monde, soit 0,81 enfant par femme. La Chine la talonne, à 1,16 enfant par femme – à peine plus de la moitié du seuil de renouvellement des générations.
Le revers chinois comporte toutefois une dimension inquiétante qui lui est propre, en raison non seulement de la taille et de l’influence mondiale du pays, mais aussi d’une fâcheuse spécificité : ce sera sans doute la première nation à devenir vieille avant de devenir riche. Malgré son avènement au rang de deuxième économie mondiale, son produit intérieur brut par habitant représente toujours moins de 40 % environ de celui du Japon et moins de 30 % environ de celui de la France.
La petite Kong Niling, 5 ans, rend visite à son arrière-grand-père Lu Jinfu et à son arrière-grand-mère Zhou Yafen, à Shanghai. Le couple a eu trois enfants, qui ont eu un seul enfant chacun, conformément à la politique de l’époque, mais Kong Niling est leur unique arrière-petit-enfant.
Sa transformation effrénée a poussé la Chine vers le point de bascule plus vite que les autres pays, mais la politique de l’enfant unique a aussi accéléré la dynamique. Entrée en vigueur en 1980 pour contrer l’explosion démographique, elle n’a fait que précipiter le résultat inverse. Même si Pékin l’a abandonnée en 2016, le taux de natalité a continué sa dégringolade.
Sur une planète dont la population a doublé ces cinquante dernières années, la question qui taraude la Chine et d’autres nations plus développées peut sembler étrange : comment empêcher l’effondrement démographique ? Le président chinois Xi Jinping s’est engagé à « améliorer la stratégie de croissance démographique » et à « créer les politiques pour doper le taux de natalité ». La gestion de l’implosion démographique nécessitera plus qu’un nouveau train de mesures sociales. En Chine, elle pourrait même conduire à une prise de conscience forcée sur des sujets délicats tels que l’égalité des genres, l’immigration, les soins aux personnes âgées et les limites de l’innovation technologique. « Aucun pays n’a réussi à résoudre ce problème », tranche Yong Cai, démographe à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill.
Les parentsde Shasha Yu, agriculteurs, l’ont maudite d’être une fille. « Je n’aurais jamais dû te donner naissance », lui aurait déclaré sa mère. Le seul souvenir heureux de ses jeunes années dans la province rurale du Shandong remonte au jour où elle est tombée d’une charrette et s’est réveillée à l’hôpital, où sa mère agitait doucement un éventail devant elle. Un si rare moment de tendresse, se remémore-t-elle, que « je ne voulais pas ouvrir les yeux ».
Malgré sa triste enfance, Shasha Yu a fait son possible pour gagner l’approbation de ses parents. Elle a été l’une des premières de la famille à être diplômée du supérieur. Surfant sur le boom économique, elle a décroché un emploi lucratif dans le secteur bancaire et épongé les dettes de ses parents. Mais ça n’a pas suffi, sa mère lui reprochant bientôt de faire honte à la famille car elle n’avait ni mari ni enfant. La jeune femme a trouvé un petit ami convenable – un banquier riche et bien élevé : « Je voulais toujours faire mes preuves auprès de mes parents. »
Tian Siguo, 80 ans, et son épouse, Hu Zhongzi, 77 ans, jardinent sur une parcelle en périphérie de Chongqing. En échange d’un logement dans un gratte-ciel neuf, des millions de paysans comme eux ont renoncé à leurs terres. L’État chinois développe rapidement les terres agricoles près des grandes villes.
La transformation économique de la Chine – et celle de Shasha Yu – a changé sa perspective sur le mariage et les enfants, comme pour des millions de femmes (et d’hommes) en Chine qui ont fait des études et gravissent l’échelle sociale. L’idée de se marier et de fonder une famille a fini par lui apparaître comme une entrave potentielle à sa liberté et à sa réussite. « J’observe la vie de mes parents et de mes amis mariés, et ça ne me tente pas du tout », lâche-t-elle sèchement. « J’ai coupé les liens avec les valeurs traditionnelles de mes parents », reconnaît-elle.
Shasha Yu et Ding Qingzi symbolisent des situations socio-économiques diamétralement opposées : à eux deux, ils aident toutefois à comprendre pourquoi les taux de nuptialité et de natalité ont atteint leur plus bas niveau dans le pays depuis des décennies. En 2021, la Chine a célébré 7,6 millions de mariages, soit une baisse de 43 % par rapport au pic de 2013 et une huitième année consécutive de déclin. Cette évolution est en partie due au déséquilibre hommes-femmes et aux coûts croissants des noces, qui ont contrarié les projets de Ding. Mais, selon les sociologues, elle reflète aussi la hausse du niveau d’études, des revenus et de l’urbanisation – et, comme pour Shasha Yu, l’émancipation des femmes. La pandémie et les confinements à répétition n’ont fait qu’accentuer la tendance.
Pour comprendre le renversement extrêmement rapide de la population chinoise, il faut remonter aux années 1970. À cette époque, une grande partie de la planète était prise d’une panique malthusienne à l’idée d’une explosion démographique imminente. Cette crainte était particulièrement prononcée en Chine, où Mao avait, pendant des années, exhorté son peuple à faire plus de bébés pour créer une patrie forte. Sous Deng Xiaoping, les nouveaux dirigeants chinois redoutèrent que l’expansion rapide de la population ne sape les fondements de la croissance économique et ne mène à une autre famine. « La Chine était si pauvre, dans les années 1970, que les dirigeants ont eu peur : “Comment allons-nous nourrir les masses ? Comment ferons-nous pour atteindre une croissance économique annuelle de 7 % ?”, analyse le démographe Yong Cai. La solution la plus rapide consistait à limiter le nombre de bouches à nourrir. »
Cette logique a abouti à une expérimentation sociale qui allait affecter durant trente-six ans les décisions les plus intimes des familles chinoises. Les dirigeants ont affirmé (sans données précises) que la politique de l’enfant unique avait évité plus de 400 millions de naissances, épargnant à la planète un fardeau environnemental considérable et déclenchant l’essor économique durable qui a sorti plus de 750 millions de Chinois de la pauvreté, selon la Banque mondiale. Les innombrables détracteurs de l’entreprise avancent quant à eux, preuves à l’appui, qu’elle a mené à des millions de stérilisations forcées, d’avortements sélectifs et d’infanticides ; elle a aussi créé une population déséquilibrée qui compte trop d’hommes, trop d’adultes dans la force de l’âge et trop peu de jeunes.
Wan Liping (au centre), médecin à la retraite, répète avec d’autres seniors, à Nanjing, pour le défilé de la « Fashion Week des jolies mères ». Ces femmes expliquent avoir eu peu l’occasion de s’exprimer ou de mettre en avant leur beauté en grandissant dans une Chine alors plus traditionnelle.
Les démographes se demandent même si la politique de l’enfant unique était nécessaire. Le taux de fécondité du pays avait déjà amorcé une forte baisse, de presque six enfants en moyenne par femme en 1970 à moins de trois en 1980, année où la mesure est entrée en vigueur. De plus, lorsque la Chine s’est ouverte au monde, les conditions étaient réunies pour qu’elle connaisse un grand essor économique. Fort d’une main-d’œuvre jeune et abondante – résultat du baby-boom du temps de Mao –, le pays est devenu l’usine de la planète en l’espace d’une génération. Même sans la politique de l’enfant unique, insiste le sociologue Wang Feng, de l’université de Californie, le développement économique et le déclin démographique auraient eu lieu, quoique moins vite, à un rythme plus gérable et sans les déséquilibres entre hommes et femmes qui exacerbent la crise aujourd’hui. Les dirigeants chinois s’en sont néanmoins tenus au principe de l’enfant unique, et ce, bien après l’apparition des premiers signaux d’alerte. « La Chine a atteint des taux de fécondité inférieurs au seuil de renouvellement des générations au début des années 1990, poursuit Wang Feng, la situation ne fait donc que s’aggraver depuis des décennies. »
Quand Pékin a enfin mis un terme à cette politique, en 2016, les autorités s’attendaient à ce que les désirs réprimés de familles nombreuses déclenchent un nouveau baby-boom, mais il n’a pas eu lieu. Après une légère hausse, le nombre de naissances a continué de s’effondrer. Les confinements liés à la pandémie et le ralentissement économique n’ont fait qu’accélérer la chute ou, selon les termes de Yong Cai, qu’« ajouter de la neige au givre ».
En 2021, Pékin a dévoilé une nouvelle stratégie. « Voici la politique des trois enfants ! », titra un média d’État. Les résultats d’un sondage en ligne mené par l’agence officielle de presse Xinhua ne se sont pas montrés encourageants : 28 000 des 30 500 premiers sondés auraient déclaré qu’ils « n’envisageraient jamais » d’avoir trois enfants. Le sondage a bien vite disparu du site, mais le scepticisme suscité par la campagne patriotique ne pouvait plus être dissimulé. « Si les gens n’ont pas les moyens d’avoir un ou deux enfants, interroge Xiujian Peng, démographe à l’université de Victoria, en Australie, comment pourraient-ils se permettre d’en avoir trois ? »
Au centre d’activités périscolaires qu’elle a créé à Shexian, dans la province d’Anhui, Mei Shuyun enseigne aux enfants l’écriture en caractères chinois. Les parents de Jin Zixuan, 8 ans, travaillent tous les deux et ne peuvent pas s’occuper d’elle durant la journée.
Que peut faire la Chine ? Au vu des forces démographiques qui sont déjà à l’œuvre, une forte baisse de la population sera inévitable. L’immigration représente le remède le plus simple. Le pays enregistre toutefois l’un des taux d’immigration les plus faibles du monde. Il compte moins d’un million d’habitants nés à l’étranger – soit 0,06 % de sa population – et ne propose aucune procédure de naturalisation. Les obstacles au sein de la société chinoise, largement homogène, sont si élevés que seules les régions rurales voient arriver des étrangers – des milliers de femmes originaires du Viêt Nam, du Myanmar (Birmanie) et de Corée du Nord que l’on a fait venir, souvent clandestinement, pour épouser des hommes célibataires.
Pékin explore trois autres options : repousser l’âge de la retraite, augmenter la productivité et stimuler la natalité.
L’âge obligatoire de départ à la retraite en Chine – fixé il y a plus de soixante-dix ans, quand l’espérance de vie était à peine la moitié de ce qu’elle est aujourd’hui – compte parmi les plus bas du monde : 50 ans pour les femmes, sauf les employées de bureau, qui partent à 55 ans, et 60 ans pour les hommes. Relever ce plafond à 65 ans à la fois pour les hommes et les femmes modifierait immédiatement le ratio entre travailleurs et retraités. « Relever l’âge de la retraite constitue une politique efficace à court et à moyen terme », estime la démographe Xiujian Peng. À un détail près : l’extrême impopularité d’une telle mesure. Quand Pékin a évoqué cette possibilité en 2008, elle a fait long feu face à la résistance de l’opinion publique. Aujourd’hui, les dirigeants ne voient pas d’autre solution que de la remettre sur le tapis.
Augmenter la productivité pourrait se révéler encore plus délicat. Face à l’affaiblissement de la population active, Pékin mise non seulement sur les décennies d’investissement dans l’éducation pour former des travailleurs plus qualifiés, mais également sur les technologies de pointe. Le marché national de la robotique industrielle est celui qui connaît la plus forte croissance dans le monde et la Chine figure aussi parmi les leaders planétaires en matière d’intelligence artificielle. Le gouvernement avance par ailleurs que les robots pourraient, à terme, réaliser les tâches de 240 millions de travailleurs.
La plus grande gageure consistera à relever le taux de natalité. Faire de la Chine « une société nataliste », comme l’écrit le média officiel Global Times, offrirait une solution à long terme. Les autorités locales ont mis en œuvre de nouvelles mesures incitatives dans le cadre de la politique des trois enfants : réductions d’impôt, allocations logement, allongement de la durée des congés maternité, services de garde étendus et même, dans certaines provinces, bonus financiers. Jusqu’à présent, rien ne semble fonctionner. Le taux de natalité a poursuivi sa chute en 2022, dans un contexte de pandémie et de récession économique où il devient plus difficile de se projeter. Conditionnés par la politique de l’enfant unique – et confrontés à la hausse sans fin des coûts –, les couples ne semblent pas disposés à avoir plus d’un enfant, si tant est qu’ils en veuillent un. « La pression financière est trop forte, déplore Dong, la retraitée qui s’occupe de sa petite-fille. Élever correctement un seul enfant, c’est déjà beaucoup. »
Extrait de l'article publié dans le numéro 283 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine