Partout dans le monde, les femmes prennent leur avenir en mains
Dans le monde entier, des femmes se font entendre au sein de leur gouvernement et de leur communauté, faisant valoir leurs droits et avancer l’égalité entre les genres.
Mpayon Loboitong’o, 23 ans et mère de trois enfants, mène seule les chèvres de sa famille. Son mari, parti en quête de travail à Nairobi, y a été tué, lui a-t-on dit. Elle a un autre travail à plein temps : suivre les déplacements d’animaux pour Save the Elephants, une ONG. Contre salaire, elle et huit autres femmes traversent la brousse au milieu des éléphants, des lions et des buffles. « Je fais ce travail, dit-elle, pour que mes enfants n’aient pas faim quand ils vont se coucher. »
Cet article a initialement dans le magazine National Geographic de novembre 2019.
Theresa Kachindamoto se souvient du premier mariage précoce auquel elle a mis fin, quelques jours après être devenue la première femme cheffe suprême de son peuple, les Ngonis, au Malawi. Elle était passée devant des filles et des garçons qui jouaient au football. Spectacle banal, jusqu’à ce que l’une des filles quitte le match pour allaiter son bébé.
« J’ai eu un choc, se souvient Kachindamoto. Cela m’a fait de la peine. La mère avait 12 ans, mais elle m’a menti, m’assurant qu’elle en avait 13. » Theresa Kachindamoto a alerté les anciens qui l’avaient nommée cheffe sur le cas de la jeune mère, appelée Cecilia. « Ils m’ont répondu : “Ah oui, ici, c’est très courant, mais maintenant que vous êtes cheffe, vous pouvez faire tout ce que vous voulez.” » Theresa Kachindamoto a annulé le mariage et renvoyé la jeune mère sur les bancs de l’école. C’était en 2003.
La cheffe a réglé les frais de scolarité de l’adolescente jusqu’à la fin du lycée. Aujourd’hui, Cecilia tient une épicerie. Chaque fois qu’elle lui rend visite, raconte Theresa Kachindamoto, « elle vient toujours [me] dire : “Merci cheffe, merci !” »
En 2012, la première victime de Mohammed Merah lors des attentats de Toulouse fut un autre musulman : le parachutiste Imad Ibn Ziaten, pris pour cible parce qu’il servait la France. Malgré son chagrin, sa mère, Latifa Ibn Ziaten, a entamé une campagne pour « la jeunesse et la paix », à laquelle elle a donné le prénom de son fils. Immigrée du Maroc, Latifa Ibn Ziaten (qui lit un livre dans la chambre de son petit-fils) se rend dans les écoles et les prisons, prônant la compréhension mutuelle. « Regardez les gens dans les yeux et souriez-leur, dit-elle. Et ils viendront vers vous. »
Depuis, la cheffe suprême, aujourd’hui âgée de 60 ans, a mis un terme à 2 549 unions et renvoyé autant de filles à l’école.
Kachindamoto est l’une des nombreuses voix qui militent pour les droits des femmes à travers le monde. « La voix d’une femme est une révolution », scandaient les manifestants de la place Tahrir, au Caire, en Égypte. Un slogan repris d’une campagne de 2013 contre les viols et les agressions sexuelles, afin de briser le silence qui, souvent, sert le statu quo – en Égypte et, comme l’a montré le mouvement #MeToo, ailleurs sur la planète.
Ces dernières années, des femmes se sont senties plus libres de critiquer les actes répréhensibles commis par les hommes, entraînant un débat mondial sur le sexisme, la misogynie, ainsi que sur la dynamique du pouvoir à laquelle les femmes sont soumises.
À bien des égards, notre monde reste un monde d’hommes. Mais, de la sphère politique à celle des arts, des femmes s’efforcent de changer la situation à l’échelon local. Leur mission porte sur plusieurs fronts : les institutions gouvernementales ; le lieu de travail et le foyer ; les initiatives militantes dans la rue ; et, enfin, l’aptitude à raconter leur propre histoire et à modeler la société où elles vivent. Dans des pays comme le Rwanda et l’Irak, des quotas législatifs ont garanti une forte présence des femmes au Parlement. Au Malawi, comme dans d’autres pays africains ne disposant pas de mandats législatifs permettant une meilleure représentation des femmes, le changement se prépare sur le terrain.
Mais cela va rarement sans mal. Le statu quo patriarcal est profondément enraciné, en particulier dans les États autoritaires où la remise en cause du système, que l’on soit un homme ou une femme, se paie très cher. À l’heure actuelle, aucun pays du monde ne peut se targuer d’avoir atteint la parité hommes-femmes. Des pays nordiques, comme l’Islande et la Norvège, ouvrent la voie, obtenant le meilleur classement sur l’Indice mondial de l’écart entre les genres, publié chaque année par le Forum économique mondial. Pondéré suivant la population, l’indice mesure les disparités de genre dans quatre domaines essentiels : la santé, l’éducation, l’économie et la politique. La moitié de la liste la moins performante comprend le Malawi et la plupart des autres pays d’Afrique subsaharienne.
Mais on observe d’importantes variations au sein d’une même région. Deux États subsahariens figurent dans les dix premiers de la liste : le Rwanda (6e) et la Namibie (10e). Le bon score du Rwanda est dû en grande partie à la génération de lois favorables aux femmes qui ont été adoptées après le génocide dévastateur de 1994.
Une religieuse du Kerala avait informé plusieurs fois des responsables de l’Église qu’un évêque l’avait violée, mais rien n’a bougé. Alors, elle est allée voir la police. Quelques mois plus tard, en septembre 2018, ces religieuses (de gauche à droite : les soeurs Alphy, Nina Rose, Ancitta, Anupama et Josephine) ont manifesté pendant deux semaines devant la Cour suprême du Kerala. L’évêque, qui clame son innocence, a finalement été arrêté. L’Église a coupé l’allocation mensuelle des soeurs qui protestaient.
L’inégalité entre les genres ne tient donc pas (ni ne se limite) à un lieu, à une ethnie ou à une religion. Ainsi, le Canada arrive au 16e rang de l’indice mondial, tandis que les États-Unis sont 51e, plombant le classement général pour l’Amérique du Nord. Les classements nous aident à mieux comprendre l’influence qu’ont les femmes et les difficultés qu’elles rencontrent à travers le monde, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique (deux zones que l’on considère trop souvent de façon uniforme).
« Il n’existe pas un seul type de femme au Moyen-Orient », observe l’actrice et réalisatrice libanaise, Nadine Labaki. Elle est entrée dans l’histoire hollywoodienne l’an dernier, en devenant la première femme cinéaste arabe nommée aux Oscars, pour son film Capharnaüm. « Il y a beaucoup de femmes différentes, mais la plupart d’entre elles, y compris dans les circonstances les plus difficiles, sont fortes. Les femmes trouvent la force de se battre à leur façon, que cela soit au sein de leur famille ou, à une plus grande échelle, au travail. Elles ont tant de pouvoir. »
Il est « colonialiste » de penser qu’une femme arabe acceptera, par exemple, moins de droits qu’une Occidentale, estime la députée tunisienne et avocate des droits de l’Homme Bochra Belhaj Hamida. Mais sa démarche pour les obtenir différera peut-être.
En 2014, quand Marième Tamata-Varin a été encouragée à briguer la mairie du village de Yèbles (Seine-et-Marne), ses deux enfants ont été harcelés et elle a essuyé des insultes racistes et antimusulmanes. C’est la première fois de sa vie, confie la jeune femme, originaire de Mauritanie, qu’elle s’est sentie cataloguée « différente ». Elle est devenue la première maire musulmane noire de France. Depuis, Marième Tamata-Varin a levé des fonds pour un nouveau bâtiment solaire et d’autres améliorations pour la commune.
En Iran, des militantes continuent avec audace de prôner le changement à travers des actes individuels – sur les réseaux sociaux ou à la maison –, par exemple contre l’obligation de porter le hidjab (le foulard islamique). Nasrin Sotoudeh, l’avocate qui a représenté un grand nombre des femmes qui ont été arrêtées, a été elle-même condamnée en mars 2019 à trente-huit années et demie de prison et 148 coups de fouet.
Pourtant, en mai 2019, après des années de campagne menée par des militantes, les dirigeants cléricaux ont commencé à étudier la possibilité d’autoriser les Iraniennes à transmettre leur nationalité aux enfants nés de père étranger – un droit que des États plus progressifs du Moyen- Orient n’ont jamais envisagé d’adopter, malgré des pressions soutenues.
En général, l’idée de progrès en matière de droits des femmes concerne moins ce qu’une femme porte que sa possibilité de choisir ce qu’elle porte et de contrôler les autres aspects de sa vie.
Directrice artistique de Christian Dior depuis 2016, Maria Grazia Chiuri éclate de rire tandis qu’elle travaille avec la cheffe de l’atelier de couture sur une cape sophistiquée. Première femme à la tête des créations de la maison, Maria Grazia Chiuri utilise la mode pour promouvoir les problématiques et les droits des femmes. Elle a fait défiler des mannequins vêtues de tee-shirts clamant « Sisterhood is powerful [La sororité est puissante] » et « We Should All Be Feminists [Nous devrions tous être féministes] ».
Jusqu’à récemment, en Arabie saoudite, les femmes et les filles devaient obtenir l’autorisation d’un « gardien » masculin pour voyager, se marier ou suivre des études. En août dernier, de nouvelles lois ont assoupli ce système de tutelle qui traitait les femmes comme des mineures. En 2018, les autorités saoudiennes ont levé l’interdiction de conduire pour les femmes, alors qu’elles avaient auparavant fait emprisonner certaines des militantes les plus en vue qui avaient réclamé ce même droit. Un grand nombre de ces femmes restent incarcérées. Ces dernières auraient même subi, selon leurs familles, des passages à tabac, des actes de torture et de harcèlement sexuel, ainsi qu’un isolement cellulaire.
Le message envoyé par les autorités est clair : en Arabie saoudite, les droits des femmes sont accordés par les dirigeants, et non obtenus par la base. Les femmes n’ont aucun poids ni choix en la matière.
Dans ces conditions, quels moyens les femmes mettent-elles en oeuvre pour obtenir l’égalité ? Les expériences menées dans plusieurs États africains et arabes mettent en lumière certaines méthodes employées par les femmes pour révolutionner leur société.
Le monastère provençal de Saint-Paul-de-Mausole (xie siècle) abrite aussi un établissement psychiatrique, où Vincent Van Gogh a peint lors de son séjour. Anik Bottichio, une art-thérapeute, y dirige un atelier pour les femmes perturbées et traumatisées – « pour les aider à devenir visibles, dit-elle, d’abord à leurs propres yeux, puis à ceux du monde extérieur ».
En 2012 Joyce Banda est devenue la première présidente du Malawi, un pays de 18 millions d’habitants qui compte parmi les plus pauvres d’Afrique. Banda n’appartient pourtant à aucune famille politique et il n’existe pas de quota de femmes au Parlement malawite. De multiples tentatives pour instaurer un pourcentage minimal d’élues (la dernière date de décembre 2017) ont échoué. Mais Joyce Banda, elle, a réussi à s’imposer.
Elle se souvient que, quand elle avait 8 ans, un ami de la famille a dit à son père qu’il percevait un grand potentiel chez elle : « C’est resté. Il a semé une graine, et j’ai eu de la chance, car mon père me rappelait tout le temps ce que cet ami avait dit. J’ai toujours su que j’allais faire quelque chose. »
Joyce Banda a été ministre du Genre, de la Protection de l’enfance et des Services communautaires du Malawi, puis ministre des Affaires étrangères, avant d’être élue vice-présidente en 2009. En 2012, elle a succédé au président, brutalement décédé, et a exercé la fonction jusqu’en 2014.
L’Afrique a connu plusieurs présidentes, « alors que les États-Unis essaient encore, remarque Joyce Banda. Il doit bien y avoir quelque chose que nous faisons correctement. »
Enfant, son corps avait l’air masculin, mais ses autoportraits figuraient une fille prénommée Rebecca. Conceptrice d'une technique d’imagerie de recherche d’exoplanètes pour le télescope Hale, en Californie, Rebecca Oppenheimer a effectué sa « transition » en 2014, mais, précise-t-elle, « je préfère dire que j’ai cessé de faire semblant d’être un garçon ».
Selon elle, les progrès de l’Afrique en la matière sont dus à la fois au souvenir de son histoire précoloniale (avec des femmes cheffes et des systèmes de pouvoir matrilinéaires, balayés par les colonisateurs patriarcaux occidentaux) et à une conception conciliante du féminisme.
« Le féminisme à l’occidentale ne peut pas fonctionner ici, ajoute Joyce Banda, en le qualifiant de provocateur. Ici, en Afrique, des femmes ont déjà dirigé, et elles ne l’ont pas fait en contraignant les hommes, mais en les impliquant et en les convainquant de nous laisser de la place. » Elle poursuit : « Tout est dans l’approche. Nous devons donc nous pencher sur nos propres traditions et faire les choses à notre manière. »
Le combat de Joyce Banda pour les droits des femmes résulte de son expérience personnelle. Sa meilleure amie a arrêté l’école après le primaire, ses parents ne pouvant pas payer les frais de scolarité (l’équivalent de 5 euros). Cela a incité l’ex-présidente à créer une fondation, qui a notamment scolarisé 6 500 filles. Et, ayant survécu à une décennie de violences conjugales, elle a monté une association qui accordait aux femmes des prêts pour démarrer un petit commerce – car, souligne Banda, l’indépendance financière leur ouvre de nouvelles possibilités.
En 2006, à son premier poste ministériel, Joyce Banda a défendu une loi contre les violences conjugales. Puis, en 2013, sous sa présidence, le Malawi a promulgué sa loi sur l’égalité des genres. Pendant ses deux années de mandat, le taux de mortalité maternelle a diminué. Joyce Banda, qui avait elle-même souffert d’une hémorragie du post-partum, attirait depuis longtemps l’attention sur ce problème. Elle s’est assuré le concours des chefs masculins, les persuadant d’encourager les accouchements sous surveillance médicale à l’hôpital plutôt que les naissances traditionnelles à domicile.
La population malawite, majoritairement rurale, est profondément conservatrice, explique Joyce Banda. « Les trois quarts des chefs dans ce pays sont des hommes, et ils sont machistes, ajoute-t-elle sur un ton écoeuré. Ils sont traditionalistes et patriarcaux à un point inimaginable ! 85 % des habitants appartiennent à des communautés rurales où ils sont
sous l’autorité de ces chefs. C’est pourquoi il faut nouer le dialogue avec ceux-ci et les rallier à notre cause. C’est ce que j’ai fait. » Il est plus efficace de changer une culture de l’intérieur en faisant appel à des personnes d’influence, comme les chefs coutumiers, souligne-t-elle. Et quand ces chefs sont des femmes, le retentissement peut être considérable.
Certaines femmes accèdent également au pouvoir par héritage. C’est le cas de Theresa Kachindamoto, qui a pris le relais de son défunt père. Sa juridiction englobe 551 villages et 1,1 million d’habitants. Depuis 2003 et son accession aux responsabilités, elle a tenté de faire évoluer des pratiques culturelles des Ngonis – dont l’initiation lors de laquelle les filles perdent leur virginité avec un inconnu.
Elle s’est heurtée à la résistance (allant jusqu’à des menaces de mort) des chefs de rang inférieur, des chefs de village, mais aussi de chefs de même statut qu’elle. Elle raconte que d’autres grands chefs lui ont déclaré : « Cette culture nous a été léguée pour que nous continuions à la pratiquer. Qui es-tu pour la changer ? »
Quand il était chef, son père avait déjà essayé, en vain, d’interdire le rituel d’initiation des filles. Mais la peur du sida, dans un pays où un adulte sur onze entre 15 et 49 ans est infecté par le VIH, a aidé Kachindamoto dans ses efforts. Elle a aussi interdit le mariage précoce et renvoyé les jeunes filles à l’école bien avant que le Malawi ne décrète une loi relevant l’âge légal du mariage de 15 à 18 ans, en 2015. Deux ans plus tard, un amendement a mis la Constitution en conformité avec la nouvelle loi.
Au début, raconte Theresa Kachindamoto, puisque les gens ne voulaient pas l’écouter, elle a monté un groupe de musique, qui profitait des tournées pour faire passer au public son message contre le mariage précoce et les rituels d’initiation sexuelle. Depuis, elle a promulgué des arrêtés contre ces pratiques dans sa juridiction et mis à la porte publiquement des chefs qui perpétuaient les rituels. Dans le même temps, elle a nommé quelque 200 femmes à des postes de responsabilité. Quand elle est devenue cheffe, dit-elle, « il n’y avait pas de femme cheffe de village, rien que des hommes. Donc, j’ai fait évoluer la culture. »
Le mariage précoce étant lié à la pauvreté, Kachindamoto tente de combattre les deux. Dans sa région agricole, les frais de scolarité sont un gros obstacle pour que les filles continuent l’école : « J’ai parlé aux instituteurs et leur ai dit : “Si ces filles ne paient rien, ne les renvoyez pas car, si vous le faites, leurs parents les amèneront directement à un mari.” »
À 27 ans, dix ans après l’accident de la route qui l’a condamnée au fauteuil roulant, Aya Aghabi est la plus grande promotrice de l’accessibilité en Jordanie. Elle a découvert que l’indépendance était possible pour les personnes en fauteuil lors de ses études de troisième cycle à Berkeley (Californie), l’un des premiers foyers de la lutte pour les droits des handicapés. Dans un pays où bien des lieux leur restent inaccessibles (ici, le coeur du temple d’Hercule, à Amman, impossible à atteindre avec des roulettes), Aya Aghabi est aujourd’hui conseillère en accessibilité à plein temps. Les entreprises du bâtiment et les membres du gouvernement comme de la famille royale lui accordent une grande attention.
La voix de Theresa Kachindamoto n’est pas la seule à faire évoluer le paysage culturel du Malawi. Dans toute la région de Mwanza (district de Salima), Chalendo McDonald, 67 ans, plus connue comme cheffe Mwanza, a également interdit les rituels d’initiation sexuelle et le mariage précoce. Elle a la charge de 780 villages et quelque 900 000 membres de l’ethnie Chewa. Elle aussi s’est donné pour mission de transformer le Malawi, en faisant accéder 320 femmes à la fonction de cheffe dans son district – car, dit-elle, « les femmes cheffes plaident pour les problèmes des femmes ».
Depuis quinze ans qu’elle est cheffe, elle a annulé 2 060 mariages précoces. Mais, ajoute Chalendo McDonald, malgré les lois nationales et les arrêtés locaux interdisant cette pratique, celle-ci perdure. Je lui demande à quand remonte la dernière fois qu’elle a sauvé une fillette d’un mariage précoce. « Hier, répond-elle. Et, avant-hier, il y a eu un autre cas de mariage précoce. Donc, cela arrive encore. »
En Tunisie, un État du monde arabe d’environ 11,5 millions d’habitants, les femmes jouent un rôle majeur en politique et dans la société civile depuis les années 1950 et la présidence de Habib Bourguiba. Mais pas toutes les femmes. En 1981, Bourguiba, fervent défenseur de la laïcité, a interdit aux femmes et aux jeunes filles de porter le hidjab dans les institutions publiques, laissant littéralement les femmes voilées à la porte des écoles publiques, de la fonction publique et des autres espaces publics.
La révolution tunisienne de 2011 (le premier soulèvement du Printemps arabe) a détrôné le dictateur Zine el-Abidine Ben Ali et ouvert la scène politique à de nouveaux visages, dont des femmes voilées. Les rues de Tunis ont ostensiblement changé après son départ : davantage de femmes portent le voile, peut-être autant par défi que par conviction religieuse.
Ayant couvert la révolution tunisienne, j’ai été frappée par ce changement soudain. Cela m’a rappelé un vieux proverbe arabe : « Tout ce qui est interdit est désiré. »
Promulgué en 1956, le Code du statut personnel tunisien a été l’un des plus progressifs dans la région. Il interdisait la polygamie, garantissait l’égalité dans le divorce, fixait un âge minimum ainsi que le consentement mutuel pour le mariage. L’avortement a été légalisé en 1965 pour les femmes ayant cinq enfants ou plus, sous réserve de l’accord du mari, puis pour toutes les femmes en 1973. Les Tunisiennes ont conservé ces acquis dans les décennies suivantes, en grande partie parce que leur pays a été épargné par les guerres, les sanctions et les violences des milices qui détruisent l’État et ont ravagé l’Irak comme d’autres pays.
Députée et avocate des droits de l'Homme, Bochra Belhaj Hamida s’est tout d’abord inquiétée de ce qui pourrait arriver avec la révolution. « Nous, les militantes, avions peur que la révolution ne ramène les femmes en arrière, mais c’est exactement le contraire qui s’est produit. » Ses craintes reposaient notamment sur le fait que le parti islamiste Ennahdha était à la tête du premier gouvernement tunisien post-révolution.
« Sans la révolution, les réformes seraient peut-être arrivées, mais beaucoup plus lentement, estime-t-elle. Elles ont été catalysées par la révolution et la peur des femmes de perdre leur place et leurs droits. »
Les changements ont été aussi rapides que profonds. En 2014, une nouvelle Constitution a sauvegardé les droits énumérés dans le Code du statut personnel et a instauré l’égalité entre les hommes et les femmes.
En 2017, malgré une forte opposition, les Tunisiennes ont également obtenu le droit de se marier avec des non-musulmans – une décision qui brisait un tabou en vigueur dans toute la région. Auparavant, une nouvelle loi sur la violence conjugale avait été adoptée, et une autre a garanti que les mères n’avaient plus besoin de l’autorisation du père pour voyager seule à l’étranger avec leurs enfants.
En vertu de la loi sur la « parité horizontale et verticale », tous les partis politiques doivent présenter un nombre égal de femmes et d’hommes aux scrutins locaux. Résultat, les femmes ont gagné 48 % des sièges aux élections municipales de 2018, et elles occupent 79 des 217 sièges du Parlement tunisien, soit le taux le plus élevé (36,4 %) du monde arabe. Des postes administratifs faisant traditionnellement l’objet d’une nomination à caractère politique, comme le puissant président du conseil municipal de Tunis (le maire), ont été soumis au vote. Lors du premier scrutin, l’an dernier, Souad Abderrahim a été élue présidente du conseil. Elle est la première femme à exercer cette fonction depuis sa création, il y a 160 ans. « Le jour où le pouvoir et le choix ont été donnés au peuple, dit Souad Abderrahim, il a choisi une femme. »
Sa conception de la gouvernance a aussi constitué une rupture avec le passé. Au lieu de prendre des décisions unilatérales, Souad Abderrahim a adopté un système consultatif incluant la totalité des soixante membres du conseil local. Le conseil de Tunis, la capitale, constitue « comme une mère pour tous les autres », rappelle Souad Abderrahim, car il supervise les 350 conseils éparpillés dans le pays. « J’ai le pouvoir de signer certains accords, mais je n’en signerai pas un seul sans en discuter avec les membres du conseil, dit-elle. La démocratie, c’est l’inclusion. »
Bochra Belhaj Hamida et d’autres défenseurs des droits se battent maintenant pour changer des traditions culturelles ancestrales, ancrées dans la religion, concernant les questions d’héritage. Selon le droit successoral tunisien, les femmes héritent de la moitié de ce que touchent les hommes. C’est une coutume largement répandue dans le monde arabe. La remettre en question signifie s’opposer à une institution religieuse qui fonde les lois sur l’interprétation des textes islamiques.
Le coeur de notre différend concerne la famille, souligne Hamida. Leur conception de la famille est patriarcale, à l’exact opposé de la nôtre. »
Elle évoque là des personnes comme Halima Maalej. Cette conservatrice et militante islamiste, tout en soutenant la plupart des réformes favorables aux femmes, s’arrête à l’égalité successorale : « Pourquoi veulent-elles changer le fondement de notre société et ses traditions ? »
Sympathisante du parti Ennahdha, Halima Maalej se souvient qu’elle a été réduite au silence sous les dictatures laïques de Bourguiba et de Ben Ali. Elle a eu du mal à trouver une place dans une école parce qu’elle était voilée, avant d’être acceptée par une école chrétienne. « Nos voix étaient faibles, rappelle-t-elle, presque inaudibles. »
Aujourd’hui, ses amies voilées et elle veulent se faire entendre. Elle pense que l’égalité devant l’héritage contredit la charia (loi islamique) et que c’est une « question secondaire » mise en avant par des femmes « bourgeoises » qui ne la représentent pas. Comme toute idéologie politique, l’islamisme n’est pas tout d’un bloc, et les points de vue sont divers jusque dans les rangs d’Ennahdha. Meherzia Labidi est députée de ce parti et ancienne vice-présidente de l’Assemblée nationale constituante. Comme Halima Maalej, elle porte le voile et se souvient de la répression religieuse qui les privait de parole avant la révolution – mais les similitudes entre les deux femmes s’arrêtent à peu près là.
Le sarpanch de ce village du nord de l’Inde - dirigeant élu, agent de liaison avec le gouvernement local et national et principal responsable de la résolution des conflits - est Chhavi Rajawat, 43 ans. Elle se tient au sommet d’une école en rénovation. Rajawat, qui a obtenu un diplôme en gestion d'entreprise, pousse les filles de cette région profondément traditionnelle à poursuivre une éducation et leurs familles à les soutenir. « Je suis une fille de ce village », dit-elle.
Meherzia Labidi, qui se décrit comme post-féministe, pense que les Tunisiennes doivent s’écouter les unes les autres : « Je pense que ce dont nous avons besoin en Tunisie et dans le monde musulman arabe, c’est de reconquérir notre voix au sein de ces deux tendances – l’ultralaïque et l’ultrareligieuse. » La députée est fière des progrès réalisés par la Tunisie en matière de droits des femmes et du fait qu’en débattant de questions fondamentales comme l’égalité devant l’héritage, le pays constitue, une fois de plus, un exemple pour le reste du monde arabe.
« Partout où la démocratie progresse, les droits des femmes progressent, parce qu’on peut parler, on peut agir. Mais, dans les lieux où il n’y a aucune démocratie, même s’il y a quelques changements en faveur des femmes, ils sont imposés par tout ce qui représente l’autorité – le gouvernement, le président, le roi, affirme Meherzia Labidi. Par conséquent, ces changements ne sont pas inculqués, ils ne sont pas adoptés et restent très superficiels. Ce que nous sommes en train de réaliser est très difficile : nous essayons de pénétrer le tissu social. »
L’héritage universel » du féminisme est ce qui peut relier les femmes ayant des positions politiques différentes, comme Bochra Belhaj Hamida et Halima Maalej, estime Meherzia Labidi. Cela implique notamment que les Occidentales ne parlent pas en leur nom. Elles disent qu’on devrait nous accorder des libertés, mais nous n’avons pas le droit d’exprimer clairement ce que nous voulons. Est-ce cela la liberté ? Est-ce cela le féminisme ? », interroge Meherzia Labidi. Elle adresse un message aux féministes occidentales : « Je vous en prie, arrêtez de parler en notre nom et à notre place, car, quand vous parlez à ma place, vous étouffez ma voix. »
La réalisatrice Nadine Labaki, nommée aux Oscars, est, elle aussi, fermement convaincue du pouvoir et de la nécessité pour les femmes de raconter leur histoire. Ses trois films (dont son premier, Caramel, en 2007, qui décrit la vie de cinq Libanaises dans un salon de beauté de Beyrouth) explorent les thèmes universels du patriarcat et de maux sociaux tels que la pauvreté. La réalisatrice raconte que Caramel est né de son « obsession personnelle » à sonder les stéréotypes sur les femmes libanaises (« qui sont soumises, incapables d’exprimer qui elles sont, mal à l’aise avec leur corps, qui ont peur des hommes, sont dominées par les hommes – des femmes qui avaient peur »), alors qu’elle était confrontée à la réalité plus complexe de femmes fortes dans son entourage – en premier lieu dans sa famille. « J’ai senti que j’essayais, d’une certaine façon, de trouver ma place, explique Nadine Labaki. Qui suis-je au milieu de tous ces stéréotypes ? »
Dominique Crenn, cheffe à San Francisco, est la seule femme à avoir reçu trois étoiles au guide Michelin aux États-Unis. Au printemps dernier, on lui a diagnostiqué un cancer invasif du sein, et elle a rendu l’information publique. « À toutes celles qui ont combattu la maladie avant moi et aujourd’hui avec moi, je suis de tout coeur avec vous », a-t-elle écrit à ses 270 000 abonnés sur Instagram. Les réponses qu’elle a reçues la portent encore. « Je suis forte. Tout n’est pas rose, bien sûr. Mais je suis très reconnaissante. Être sur le devant de la scène n’a jamais été mon objectif. Mon objectif est toujours de me battre. »
Dans son dernier film, Capharnaüm, sorti en 2018 et nommé aux Oscars, Nadine Labaki s’est intéressée aux enfants qui vivent dans la rue : « Nous les entraînons dans nos guerres, nos conflits, nos décisions, et nous leur avons créé un tel chaos, un tel capharnaüm. »
Elle a commencé à se documenter pour le film en 2013 et a été en partie inspirée par l’image dévastatrice du petit Alan Kurdi, un Syrien d’origine kurde, retrouvé mort et échoué, face contre terre, sur une plage turque alors que sa famille fuyait la guerre en Syrie. L’image, dit-elle, a marqué un « grand tournant » pour elle. « J’ai vraiment pensé : “Si cet enfant pouvait parler, que dirait-il ? Quelle colère ressent-il après tout ce qu’il a traversé et tout ce que nous lui faisons subir ?” »
Quand les gens lui disent qu’après avoir vu ses films, ils sentent qu’il y a une femme derrière la caméra, Nadine Labaki le prend comme un compliment : « Cela ne veut pas dire que c’est un meilleur point de vue que celui d’un homme. Non. C’est un point de vue différent, un vécu différent. » Elle a réalisé Capharnaüm afin d’ouvrir les yeux des spectateurs sur le sort des enfants qui souffrent et parce qu’elle a « besoin de montrer ce qui se passe ». Mais cette responsabilité va au-delà de la réalisation de films. En 2016, Nadine Labaki a brigué un siège au conseil municipal de Beyrouth – qu’elle n’a pas remporté.
« Il arrive un moment où on devient militant sans même le vouloir, observe-t-elle. Pour moi, ce n’est pas une question de choix : c’est mon devoir, à présent. Je ne sais pas encore si je m’engagerai en politique ou si je militerai simplement pour faire changer certaines choses. »
« Par où commencer pour vraiment changer les choses ? », se demande la cinéaste libanaise, qui affirme : « Je veux mener les choses à ma façon, de mon point de vue, à travers ma voix, parce que, parfois, notre voix porte plus que celle d’un homme ou d’une femme politique, et qu’elle résonne beaucoup plus fort que n’importe quel discours politique dans un film ou une courte vidéo. Je ne peux pas me contenter de réaliser un film de plus. Il faut que cela aille plus loin […]. J’ai besoin d’utiliser ma voix de cette manière, et je dois me mettre vraiment au travail. »
La photojournaliste Lynn Johnson a reçu en 2019 le prix Eliza Scidmore. Rania Abouzeid est l'autrice de No Turning Back: Life, Loss, and Hope in Wartime Syria.