Ces minuscules poissons sont essentiels à la survie des récifs coralliens
La majorité des poissons qui peuplent les récifs ne dépassent pas cinq centimètres. Ils vivent vite, meurent jeunes, et permettent à tout un écosystème de subsister.
Depuis bien longtemps, les récifs coralliens cultivent un paradoxe : ces organismes occupent de petites régions de l'océan, qui plus est des régions pauvres en nutriments, et pourtant ils abritent un tiers des espèces mondiales de poissons. Des millions de personnes dépendent de ces récifs pour se nourrir. Comment expliquer leur incroyable productivité ?
Depuis l'identification de ce paradoxe par Charles Darwin, les scientifiques ont eu beaucoup de mal à l'expliquer. Une théorie suggère que la topographie en pente des récifs capture et concentre les nutriments et le plancton microscopique des eaux environnantes. Une autre s'intéresse plutôt au rôle des éponges et d'autres invertébrés dans la conversion de la matière organique morte en une substance nourrissante.
À présent, des scientifiques de la vie marine du Canada, de France, d'Australie et des États-Unis pensent avoir trouvé une autre facette de la solution au paradoxe de Darwin. Dans un article publié cette semaine dans le magazine Science, ils avancent qu'une légion de minuscules poissons de récifs (les plus petits vertébrés de l'océan) alimentent l'appareil nutritif des écosystèmes en récifs en procurant de la nourriture aux espèces plus visibles.
Ces poissons chétifs parmi lesquels les gobies, blennies, les cardinaux et autres modèles réduits, mesurent pour la plupart moins de 5 cm. Certains d'entre eux sont si petits qu'il en faudrait 40 pour atteindre le poids d'une pièce de 20 centimes. Pourtant, ils comptent pour 60 % de la biomasse des poissons et représentent la moitié des espèces de poissons présentes sur un récif, « la moitié cachée » selon Simon Brandl, écologiste des récifs coralliens à l'université Simon Fraser de Vancouver et auteur principal de l'étude.
Le secret de ces petits poissons pour réussir et occuper une place si importante dans les récifs est un mode de vie qui n'est pas sans rappeler celui des insectes : ils se reproduisent très rapidement, ont une croissance éclair et ne vivent pas longtemps.
« Ils ont opéré une transition sans pareil chez les organismes vertébrés que nous connaissons, » explique Brandl. « Ils adoptent un comportement proche de celui des insectes éphémères ou des cicada avec un stade larvaire long et seulement quelques semaines passées à l'âge adulte. Ils se reproduisent et ils disparaissent, avalés par un prédateur. »
UN CAMOUFLAGE TAPE-À-L'ŒIL
Formellement, ces animaux oubliés sont appelés poissons crypto-benthiques de récifs. Crypto signifiant se cacher, se fondre dans l'environnement et benthos faisant référence au fond marin, au plancher océanique où évoluent ces poissons.
Le camouflage dans les récifs coralliens nécessite bien souvent une robe aux couleurs vives. Les poissons crypto-benthiques arborent par exemple une couleur pourpre tachetée de turquoise, écarlate rayée de jaune, vert citron, argentée aux reflets oranges ou mangue aux reflets violets. Ils sont à pois, à rayures, à barres verticales, mouchetés ou même multicolores. Il existe une infinité de variations.
Dans la logique de leur petite taille, la plupart de ces poissons occupent des territoires dont la surface ne dépasse pas quelques dizaines de centimètres et ils ont des exigences très spécifiques en matière d'habitat. Certains d'entre eux ne vivent que sur une espèce précise de corail, d'autres ne vivent que sur le sable ou dans les galets ou encore dans des tubes de ver vides.
Pour l'instant, les scientifiques ont découvert plus de 2 800 espèces de ces poissons et en trouvent environ 30 nouvelles par an. Parfois, ils utilisent des anesthésiants chimiques pour faire sortir les minuscules poissons de leurs cachettes.
En embarquant dans des submersibles, des biologistes ont même découvert de nouvelles espèces de crypto-benthiques vivant sur des récifs enfouis plusieurs centaines de mètres sous l'eau. Un processus que Brandl compare à « la recherche d'une aiguille dans une botte de foin, de nuit avec un chariot élévateur. »
COURTE VIE POUR DES PARENTS MODÈLES
La toute puissance de ces poissons réside dans leur mode de vie, indique Brandl. Leur croissance expéditive, leur roulement rapide et leur mortalité extrême agissent comme une pompe qui maintient une circulation constante d'énergie biologique dans le réseau alimentaire des récifs. Les crypto-benthiques se nourrissent d'éléments microscopiques (algues filamenteuses, mucus corallien, petits crustacés) et convertissent cette nourriture pour les centaines espèces de poissons plus grands qui caractérisent les récifs coralliens aux yeux de leurs défenseurs.
Le renouvellement de ces petits poissons est immense. L'âge maximal des gobies pygmées dans la nature est de 59 jours, c'est la plus petite durée de vie de tous les vertébrés connus. Un autre type de gobie passe quant à lui plus de temps au stade larvaire qu'à l'âge adulte. On ne retrouve ce mode de vie chez aucun autre poisson connu.
Selon les estimations de l'équipe de Brandl, le taux de mortalité chez les crypto-benthiques peut atteindre 70 % par semaine. La plupart du temps ces poissons finissent au menu d'un animal plus imposant, c'est à dire de presque tous les prédateurs des récifs : poissons, crevettes-mantes, crabes et même certains mollusques. Il a été démontré que le régime des jeunes mérous était constituait à 90 % de poissons crypto-benthiques.
Afin de ne pas se laisser distancer, ces petits poissons se reproduisent très rapidement, et ce, tout au long de l'année. Les gobies pygmées peuvent par exemple produire sept générations en un an. Autre fait important, les crypto-benthiques sont passés maîtres dans l'art de garantir la survie de leur progéniture.
La majorité des poissons plus grands répandent leurs œufs dans la mer et les laissent se disperser au grès des courants. Cette stratégie garantit qu'il y aura toujours quelques larves dans les parages pour renflouer la population en cas de désastre. « Le problème, c'est qu'il faut produire une énorme quantité d'œufs afin d'être sûr que certains d'entre eux survivent aux multiples pièges mortels que renferme l'océan, » précise Brandl.
De leur côté, les crypto-benthiques adoptent la stratégie opposée : ils produisent moins de jeunes, veillent à ce qu'ils ne s'éloignent pas trop et s'investissent lourdement en démontrant un degré d'attention parentale tout à fait inhabituel.
Certains d'entre eux couvent leurs œufs dans une poche, d'autres dans leur bouche et parfois derrière leur nageoire pectorale. Deux groupes donnent même naissance à des jeunes déjà vivants, un phénomène extrêmement rare chez les poissons de récifs coralliens.
Même les espèces aux approches de ponte plus conventionnelles procurent ce type de soins parentaux, comme les femelles qui choisissent d'attacher une masse d'œufs gluante à une branche de corail ou a à un rocher. Dans la plupart des cas, c'est aux mâles que revient la tâche de s'occuper des œufs. Ils doivent alors les éventer pour s'assurer de leur bonne oxygénation, les nettoyer pour éviter que les détritus ne s'y accumulent et certaines espèces vont même jusqu'à leur administrer des antibiotiques pour les protéger contre les infections.
UNE ENFANCE FURTIVE
Tout cet investissement parental aurait peu d'utilité si les larves étaient soudainement emportées par les courants intenses des récifs. Alors que les larves des poissons plus grands recherchent activement ces courants pour s'élancer dans leur aventure océanique, les larves des poissons crypto-benthiques préfèrent quant à elles les éviter et rester dans les environs de leur récif natal.
Elles réussissent à séjourner longuement en périphérie des récifs et, sans que l'on sache vraiment comment, à rester à bonne distance des prédateurs, ceux des récifs comme ceux du grand large.
« Comment font-ils ? On ne sait pas, » dit Brandl. « Mon hypothèse serait qu'ils plongent jusqu'au fond marin, peut-être à quelques centaines de mètres des récifs, là où les courants sont peut-être plus faibles et où les prédateurs ont moins de chance de les remarquer. Ce sera l'objet de nos prochaines recherches : où vont donc les larves ? »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.