L'équilibre de la nature, une fable millénaire et naïve

Depuis la Grèce antique, l'Homme cherche à tout prix un équilibre dans la nature… mais la réalité est tout autre.

De Tik Root
La nature est un système hautement dynamique, affirment les experts, l'équilibre parfait n'existe tout simplement pas.
La nature est un système hautement dynamique, affirment les experts, l'équilibre parfait n'existe tout simplement pas.
PHOTOGRAPHIE DE Keith Ladzinski, Nat Geo Image Collection

Les scientifiques ont depuis longtemps abandonné l'idée de l'existence d'un « équilibre de la nature » en faveur d'une vision plus dynamique de l'écologie. Cependant, au fil des millénaires cette idée est parvenue à s'ancrer dans la culture populaire et elle s'avère aujourd'hui très difficile à déloger chez le grand public. À l'heure actuelle, la métaphore vit des jours heureux, elle est reprise en cœur par les journaux, les réseaux sociaux et même certaines marques comme les célèbres briques Lego ou les compléments alimentaires naturels Balance of Nature (en français, équilibre de la nature, ndlr).

Les impacts de cette fausse idée sont vastes et touchent aussi bien les stratégies de conservation que les politiques liées au changement climatique. Les scientifiques aimeraient beaucoup voir cette expression disparaître du vocabulaire commun. « C'est une tournure plaisante, » déclare Kricher. « Mais elle n'aide pas. »

 

D'HÉRODOTE À NOS JOURS

C'est à la Grèce antique que nous devons cette notion d'équilibre ou d'harmonie dans lequel évoluerait la nature. L'historien et géographe grec Hérodote était par exemple fasciné par la relation en apparence équilibrée entre un prédateur et sa proie. Plus tard, l'homme d'État et philosophe romain Cicéron allait s'emparer religieusement de l'idée, allant même jusqu'à la présenter comme une preuve de la sagesse d'un Créateur.

« Ce concept est si vieux, » commente Kim Cuddington, professeure à l'université de Waterloo au Canada, « qu'il est totalement incrusté dans la culture, ou du moins dans la culture occidentale. »

Même au sein de la communauté scientifique, le concept d'un équilibre de la nature a perduré pendant des siècles. Le célèbre naturaliste Charles Darwin y faisait allusion dans ses travaux sur la sélection naturelle, tout comme ses contemporains, parmi lesquels Herbert Spencer. Cette approche a fini par se frayer un chemin jusqu'au 20e siècle avec la conviction par exemple que la meilleure méthode de conservation était de laisser la nature s'occuper d'elle-même ou encore que la pollution était un élément perturbateur de l'ordre naturel.

C'est également à cette époque que d'aucuns ont commencé à remettre en question cette vision. En 1949, l'environnementaliste Aldo Leopold écrivait : « L'image généralement reprise dans l'éducation à la conservation est celle d'un « équilibre de la nature. » Pour des raisons qu'il serait trop long de détailler ici, cette figure de rhétorique ne parvient pas à décrire précisément le peu de choses que nous savons sur le mécanisme terrestre. »

Toujours à cette époque, la science commençait à s'axer de plus en plus sur les données et l'écologie à s'imposer comme une discipline à part entière. « Lorsque les données n'appuient pas une idée alors vous êtes obligé de la remettre en question, » explique Kricher en ajoutant que c'est exactement ce qu'il s'est passé avec l'équilibre de la nature.

Les écologistes ont alors troqué les modèles sociologiques basés sur la communauté pour des théories toujours plus mathématiques et individualistes. Au cours des années 1970 et 1980, la phrase « équilibre de la nature » a largement disparu du lexique scientifique. « Les écologistes avaient un accord tacite quant à la nature largement métaphorique de l'expression, » rapporte Kricher.

Cependant, le grand public continue encore aujourd'hui de l'utiliser copieusement. Elle est généralement utilisée pour dire une chose… ou son contraire. Parfois, elle décrit un équilibre fragile, délicat et facilement perturbé. D'autre fois, elle véhicule l'idée d'une nature toute puissante, si puissante qu'elle est capable de corriger d'elle-même n'importe quel déséquilibre. Selon Cuddington, « les deux idées sont fausses. »

 

EN PERPÉTUEL CHANGEMENT

Dans les années 1950, Robert MacArthur s'était rendu dans les forêts reculées des côtes du Maine, aux États-Unis, afin d'observer les populations de fauvettes. Il avait alors découvert que cinq espèces différentes coexistaient en utilisant chacune différentes parties d'un même arbre. Ce phénomène connu sous le nom de séparation de niches impliquait une certaine pondération, un équilibre.

L'étude présentant ces résultats a rapidement été considérée comme fondamentale pour l'écologie, un travail incontournable pour tout étudiant digne de ce nom. Bik Wheeler faisait partie de ces étudiants. Il y a quelques années alors qu'il était en Master, il a pour la première fois pris connaissance de ces travaux et s'est aperçu qu'il vivait à proximité du terrain d'étude de MacArthur ; il s'est donc proposé pour reproduire les recherches.

C'était en 2014, plus de cinquante ans après les travaux de MacArthur et la forêt que ce dernier avait choisi pour son étude n'avait subi quasi-aucune modification. Ainsi, à part quelques évolutions technologiques comme l'utilisation de lasers au lieu de chronomètres, Wheeler a pu suivre les traces de son prédécesseur. Seulement voilà, ses résultats étaient bien différents.

Le rapport de Wheeler attend toujours son évaluation par des pairs avant d'être publié, il n'a donc pas pu entrer dans les détails. Il indique toutefois n'avoir observé que deux des espèces évoquées par MacArthur, aux côtés d'autres espèces nouvelles.

En d'autres termes, « c'est un système dynamique, » dit-il. « Et non pas statique. »

Les changements constatés par Wheeler témoignent de la mutation plus large qu'a connue l'écologie et qui a eu des répercussions sur la vie réelle. Quelle que soit l'interprétation faite du terme « équilibre », fragilité ou puissance, elles impliquent toutes deux de laisser la nature faire son œuvre et de réduire l'intervention humaine à un minimum.

La vision plus moderne préfère quant à elle l'idée d'un « changement perpétuel », comme l'indique l'écologiste Matt Palmer de l'université de Columbia. À mesure que cette approche a pris de l'ampleur, les politiques de gestion et de conservation se sont adaptées. « Elle privilégie en quelque sorte une prise en main plus forte de la gestion des écosystèmes ou des ressources naturelles, » poursuit-il. « L'intervention humaine devient nécessaire. »

Parmi les techniques de conservation couramment utilisées allant à l'encontre du concept d'équilibre de la nature, Palmer évoque les écoducs ou écoponts qui permettent aux animaux de franchir des obstacles tels que les routes ou encore la migration assistée à travers laquelle l'Homme déplace des animaux ou des plantes d'un habitat à un autre en raison de difficultés climatiques ou autres. On peut également mentionner la réintroduction des loups dans des espaces comme le parc national de Yellowstone ou même le brûlage dirigé dans la gestion des forêts visant à limiter les risques d'incendie.

Cependant, la manifestation la plus évidente et la plus impérieuse de ce phénomène reste l'omniprésente crise du climat, affirme Corinne Zimmerman, psychologue à l'université d'État de l'Illinois. À l'heure où la grande majorité des scientifiques s'accorde sur la nécessité d'une intervention humaine dans la résolution des problèmes liés au changement climatique, cette fausse idée sur la nature solidement imprimée dans l'esprit du grand public pourrait constituer un obstacle au progrès. « Si la nature est si puissante et robuste, elle prendra soin d'elle-même, nous n'avons rien à faire pour notre empreinte carbone, » illustre-t-elle. « C'est une conception très naïve de la nature. »

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    Pourtant, l'expression demeure. Dans une étude parue en 2007, Zimmerman et Cuddington montraient que même face à de solides preuves scientifiques réfutant l'idée d'un équilibre de la nature, l'opinion des personnes sondées ne changeait quasiment pas. À l'époque, Cuddington indiquait d'ailleurs au magazine Pacific Standard que les individus interrogés « étaient presque incapables de suivre un raisonnement logique sur les problèmes environnementaux car ils butaient sans cesse sur ce concept culturel. »

     

    LES FLUCTUATIONS DE LA NATURE 

    Effacer de l'imaginaire collectif cette notion d'équilibre de la nature ne sera pas facile. Dans les années 1980, l'écologiste Steward Pickett avait tenté de favoriser ce processus en proposant de remplacer l'expression par « flux of nature » (en français, fluctuation de la nature, ndlr).

    « Je pensais qu'il fallait trouver une formule alternative compacte, » précise-t-il.

    Bien que cette proposition n'ait toujours pas trouvé sa place à l'heure actuelle, Pickett reste convaincu qu'elle offre une vision plus utile. L'équilibre de la nature, poursuit-il, a disparu du discours scientifique car c'est une expresion « vague et très connotée », et le grand public devrait suivre le mouvement.

    « Nous devons endosser la responsabilité de nos actes, » conclut-il, « et arrêter de penser que la nature réglera seule le problème. »

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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