Comment l'Antarctique s'est ouvert au tourisme

Le pourtour du continent blanc donne à voir à ses nouveaux visiteurs des paysages grandioses et une faune foisonnante.

De Marie-Amélie Carpio
Photographies de Emanuela Ascoli
Publication 20 avr. 2020, 09:23 CEST, Mise à jour 20 mai 2021, 11:46 CEST
Juste au sud du cercle polaire, une multitude d’icebergs constellent les eaux de Crystal Sound.

Juste au sud du cercle polaire, une multitude d’icebergs constellent les eaux de Crystal Sound.

PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

« Ushuaia, fin del mundo », proclame un panneau près du port, immortalisé à tour de bras par les touristes. La cité des confins méridionaux de l’Argentine a l’allure sans grâce des villes-frontières poussées trop vite, mais un slogan qui claque comme nul autre. Quoiqu’il lui soit disputé par Puerto Williams, une base militaire reconvertie en village, au Chili voisin. Bout du monde. Trois mots magiques qui font flotter un entêtant parfum d’aventure.

Au-delà de la pointe sud-américaine, les cartes alignent des toponymes menaçants et les mers les plus redoutées du globe: cap Horn, passage de Drake, quarantièmes rugissants, cinquantièmes hurlants, soixantièmes mugissants. Et surtout, point d’orgue de cette litanie, le territoire le plus inhospitalier de la planète. Longtemps, l’Antarctique n’a été qu’un fantasme, un continent théorique dont les Grecs anciens avaient postulé l’existence comme contrepoids à l’hémisphère Nord. Un songe qui allait hanter l’imagination des écrivains et des navigateurs pendant des siècles, et figurer sur les planisphères bien avant sa découverte effective.

Au XVIIIe siècle, un ouvrage anonyme l’imaginait peuplé d’ours blanc tachetés de noir et de poissons volants dévoreurs de matelots, et hérissé d’arbres de glace sous un ciel illuminé par des météores. Le mythe au long cours prit soudain corps en 1820, lorsque l’amiral russe Bellingshausen entrevit enfin le continent.

À l’occasion du bicentenaire de cette première apparition, la photographe Emanuela Ascoli et moi avons décidé de faire le voyage. Nous embarquons sur L’Austral, la tête remplie des récits des premiers explorateurs à avoir arpenté ces terres, entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Plus qu’une page d’Histoire, une martyrologie, avec ses morts et ses miraculés, improbables rescapés d’interminables hivernages dans la nuit polaire, assaillis par le froid et le scorbut, la folie en embuscade.

Notre propre voyage s’annonce bien plus confortable qu’épique: dix-sept jours de croisière jusqu’à la péninsule et au cercle polaire antarctiques, avec un détour par les Malouines et la Géorgie du Sud, sur un luxueux navire pourvu de stabilisateurs et de repas gastronomiques. Avec, en ce mois de janvier, des températures autour de 0°C sur la côte. Autant dire d’une grande douceur, comparé à ce que le continent peut faire de pire: – 89,2°C, enregistré en 1983 sur la base russe de Vostok, soit le record de froid terrestre, battu en 2010 lorsque des mesures par satellite relevèrent une minimale de – 98,6°C.

Le tourisme se développe lentement mais sûrement sur les marges relativement accueillantes du continent. Soixante mille personnes y ont fait une croisière en 2019, aiguillonnées comme nous par l’appel d’horizons si singuliers, doublés d’une utopie géopolitique unique en son genre, qui voue le territoire «à la paix et à la science», selon les termes du Système du Traité sur l’Antarctique.

Les passagers de L’Austral découvrent l’île de Petermann, dont la neige est colorée par le guano et par des algues rouges fertilisées par les déjections des manchots. Le site héberge des colonies de manchots papous et Adélie. L’escale obéit à des règles précises. Nous avons notamment l’obligation de suivre un parcours fléché pour ne pas déranger les oiseaux.

PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

Des visites strictement encadrées. À peine à bord, nous sommes briefées sur les dispositions de l’IAATO (International Association of Antarctica Tour Operators), qui régissent le tourisme sur le continent et certaines îles subantarctiques.

Pour éviter l’introduction d’espèces invasives, tout vêtement ou accessoire en contact avec l’extérieur (sac à dos, gants, manteaux...) doivent être passés à l’aspirateur – et les bottes désinfectées avant et après chaque escale – au cours de séances de nettoyage collectives. Interdiction, aussi, de s’approcher à moins de 5 m de la faune sauvage et d’emporter le moindre souvenir, le plus petit caillou étant ardemment convoité par certaines espèces de manchots pour leurs nids.

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    Un gorfou sauteur au pelage maculé de guano, sur New Island, dans l’archipel des Malouines.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Voilà pour la théorie. Alors que nous nous retrouvons devant des falaises peuplées de centaines d’albatros à sourcils noirs et de gorfous sauteurs à New Island, notre première escale, dans l’ouest des Malouines, les règles du jeu se révèlent quelque peu différentes.

    Les gorfous, petits manchots aux yeux rouges surlignés de longues plumes jaunes, à l’évidence peu au fait du protocole IAATO, rendent impossible le respect des fameux 5 m de distance. Curieux, certains s’approchent à quelques dizaines de centimètres de nous.

    Plus tard, à Grave Cove, la visite d’une colonie de manchots papous nichant en bord de plage nous rappelle combien ces oiseaux aquatiques sont calibrés pour la vie dans l’océan, où ils passent plus de 75% de leur temps, ne gagnant le rivage que pour se reproduire. Patauds à terre, ils se métamorphosent dans l’eau où, semblables à des torpilles, ils filent en zigzaguant, sautant en groupe et en cadence au-dessus de la surface.

    À proximité, des dauphins de Commerson font des sprints dans des rouleaux opales. Difficile de croire que nous nous tenons sur les terres d’une ferme. Dans les îles Malouines, les manchots cohabitent avec près de 450 000 moutons et 3 000 humains.

    Colonie de manchots papous à Grave Cove, dans les îles Malouines.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Le lendemain, au petit matin, nous franchissons la convergence (front polaire), où se rencontrent les eaux tempérées de l’hémisphère Sud et celles, glacées, de l’océan Austral. Les flots gris acier, enveloppés dans un épais brouillard, perdent au passage quelques degrés, pour avoisiner les 0°C. 

    L’arrivée en Géorgie du Sud marque un change - ment d’échelle. Les paysages gagnent en majesté et la faune en nombre, donnant le sentiment de participer à un vaste safari glacé. Mais avec des effectifs hors normes. Le Serengeti, qui accueille le plus grand rassemblement d’animaux sauvages d’Afrique, représente une biomasse de 3 millions d’animaux sur 15 000 km².

    Par comparaison, les 3 755 km² de la Géorgie du Sud concentrent, entre autres, 30 millions d’oiseaux marins, et l’essentiel de la population mondiale d’otaries à fourrure, soit autour de 6 millions d’individus. Vaste baie encadrée de montagnes et de glaciers, Saint-Andrews est le joyau de l’île, et le fief des manchots royaux, qui y forment une colonie de 400 000 à 600 000 adultes. Son odeur l’annonce de loin, la puanteur ammoniaquée du guano nous parvenant par bouffées alors que nous sommes encore au large.

    Nous débarquons en Zodiac sur une vaste plage que se partagent manchots, otaries à fourrure et éléphants de mer. Ces derniers sont plus placides que les jeunes otaries mâles, qui parfois s’approchent toutes dents dehors dans des charges d’intimidation. Leurs morsures, qui peuvent causer une septicémie, imposent une vigilance particulière. Nous traversons une rivière très peu profonde. La veille, pourtant, à l’arrivée du paquebot dans la baie, les guides partis en reconnaissance avaient vu son lit si gonflé que des otaries y nageaient. La météo avait connu une de ses brusques et violentes dégradations, courantes sous ces latitudes, et le débarquement avait dû être annulé.

    Ce n’est qu’après avoir atteint le sommet d’une colline herbeuse que le gros de la colonie se dévoile. Stupeur et émerveillement. Il est difficile de décrire la clameur qui s’élève de cette étourdissante concentration d’animaux. L’air est plein de cris gutturaux et de pépiements grêles. La marée des silhouettes blanches et grises tapissent toute une vallée, de la plage jusqu’aux pentes d’un glacier.

    Çà et là, des taches brunes entrecoupent le damier : des petits que leur duvet, qui s’effiloche par touffes dans le vent, semble engoncer dans un manteau de fourrure. Nés il y a environ un an, ils sont regroupés en crèche pour se protéger des prédateurs. Leurs parents continueront à les nourrir en faisant des allers-retours en mer jusqu’à l’été prochain, où ils auront achevé leur mue.

    La baie isolée de Saint-Andrews abrite la plus grosse colonie de manchots royaux de la Géorgie du Sud. Ils mesurent près de 90 cm, et seuls les manchots empereurs les dépassent en taille. Les boules de poils brunes sont des juvéniles.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Quasi immobiles, nombre d’adultes sont occupés à couver des œufs ou à donner des soins à des juvéniles encore dans leur poche ventrale. Mais pas tous. Depuis notre poste d’observation, nous sommes régulièrement rejoints par des petites groupes de manchots se dandinant dans leur livrée de majordome. Bombant le torse, comme gonflés de leur importance, ils semblent former une délégation pour rencontrer les bipèdes à parka qui se sont invités sur leurs terres. Chassés-croisés surréalistes.

    L’attrait suscité par cette faune des antipodes ne date pas d’aujourd’hui, mais il était jadis de sinistre nature. Tout autant que les explorateurs, ce sont les phoquiers et les baleiniers qui ont découvert ces terres, sans bruit et sans publicité, gardant jalousement leurs sites de chasse.

    Où que nous débarquions, des Malouines à la péninsule, les plages sont autant de cimetières. Partout, des os de cétacés rappellent les carnages dantesques qui ensanglantèrent ces confins, lorsque les baleines étaient dépecées sur le rivage, et leur graisse bouillie dans des chaudrons pour alimenter les lampes à huile qui illuminaient l’Europe. Avant elles, phoques et manchots avaient subi le même sort, ces derniers étant parfois réduits à jouer le rôle de petit bois pour faire fondre la graisse des baleines.

    L’arrivée des bateaux à vapeur donna aux massacres un tour industriel. La Géorgie du Sud fut l’épicentre de l’exploitation des cétacés. De l’ancienne station baleinière de Grytviken, en service de 1904 à 1964, il ne reste que des ruines rouillées et un petit musée, devant lequel sont disposés un crâne et des os démesurés, et des outils raccord avec le gigantisme des proies : monstrueux harpons et scies à découper fonctionnant à la vapeur. La collection permanente qui y est exposée rappelle combien le commerce des baleines était profitable : outre la graisse, les os étaient utilisés pour faire de l’engrais et de la colle, les fanons servaient à fabriquer des corsets et des parapluies ; la viande, elle, était destinée à la consommation humaine…

    Située en Géorgie du Sud, Grytviken fut la principale station baleinière de la région australe.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Dominant le site, un cimetière abrite des tombes de  baleiniers et la dernière demeure d’Ernest Shackleton. La renommée de l’explorateur relève du paradoxe. Elle ne s’appuie sur aucune grande découverte géographique, mais sur un fait d’armes dérisoire et sublime: l’homme, et tout son équipage avec lui, a survécu dans un invraisemblable happy end à l’Antarctique, et à une expédition qui avait viré au scénario-catastrophe. Après avoir deux fois tenté d’atteindre le pôle Sud sans y parvenir, Shackleton repart en 1914. Selon la légende, tout a commencé avec une annonce: «On recherche des hommes pour un voyage périlleux... Retour sain et sauf douteux. Honneur et reconnaissance en cas de succès.»

    Alors qu’il descend vers le continent, son bateau, l'Endurance, est pris dans les glaces et finit broyé. Naufragés sur la banquise mais portés par le courage inébranlable de leur chef, les membres de l’équipage quittent ce refuge précaire au bout de cinq mois, et gagnent l’île de l’Éléphant en canot. De là, Shackleton rallie la Géorgie du Sud avec cinq marins, où il trouve de l’aide pour aller secourir ses hommes. Il devra s’y prendre à quatre fois en raison de la glace qui lui barre le chemin.

    Alors que nous obliquons vers la péninsule, l’océan devient une mer d’huile, dont la surface argentée reflète le ciel grisâtre comme un miroir. Une brume fantomatique s’installe, engloutissant l’horizon dans un voile opaque. Soudain, des myriades de glaçons barbotent à la surface, et l’île de l’Éléphant surgit telle une apparition entre deux nappes de brouillard. La vision permet de mesurer combien la survie des hommes de Shackleton fut arrachée aux lois des probabilités. On imaginait un refuge, on découvre un réduit rocheux désolé, un pic montagneux de 1 000 m de haut, accolé à un glacier contre lequel se recroqueville une grève minuscule. C’est là que les marins ont attendu leur chef pendant quatre mois, retranchés dans deux canots retournés et survivant de phoques et de manchots.

    Petits morceaux de glace ou gigantesques blocs plus hauts que notre navire, les icebergs revêtent les tailles et les formes les plus diverses. La plupart fondent dans l’océan Austral, même si quelques pièces passent parfois le front polaire pour remonter plus au nord, certaines ayant atteint le large de la Namibie.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Une centaine de milles marins nous séparent désormais du continent. Les premiers icebergs nous apparaissent sur l’écran du radar, sous la forme de deux taches jaunes. Quarante minutes plus tard, le bateau double un growler – un « petit » morceau de glace –, puis un autre, de quelque 200 m de long, qui s’élève à près de 20 m au-dessus de la surface. Un grand bloc légèrement incurvé, dont les bords semblent taillés à la serpe. « Le Titanic a coulé à cause d’un iceberg similaire », nous précise le commandant Christophe Colaris. 

    Le passage du Grandidier, en Antarctique, vu depuis la passerelle. Si aujourd’hui un simple volant remplace la barre d’autrefois, les officiers font toujours le point sur des cartes en papier. La zone étant relativement peu fréquentée, les cartes électroniques existantes ne sont pas très détaillées.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Même avec leur coque en acier déformable et leur ceinture de flottaison renforcée, les bateaux actuels ne font pas le poids en cas de collision, comme le rappelle le naufrage d’un navire de croisière, en 2007. « C’est une navigation gratifiante, qui demande beaucoup de vigilance, poursuit le commandant. Les cartes des glaces faites par satellite sont beaucoup moins précises que dans l’Arctique, un pixel équivalant à 200 m² . On a une vague idée de ce qui nous attend, mais pas plus. On évite un maximum de pièces grâce au radar, et quand on est au milieu de la glace, on passe en visu extérieur. »

    La péninsule semble s'élever comme un rempart à la pointe nord-ouest du continent. Elle y décline une géographie tourmentée de glaciers, de pics dentelés et de reliefs volcaniques, du site d’Half Moon où les manchots à jugulaire nichent aux pieds de colonnes de basalte, à l’immense caldeira de l’île de la Déception, avec ses glaciers noircis par la cendre et sa plage zébrée de filets d’eau tiède, témoins de l’activité géothermique qui couve sous la surface.

    Les reliefs volcaniques de l’île d’Half Moon, dans les îles Shetland, abritent une colonie de manchots à jugulaire. L’espèce doit son nom à la fine ligne noire.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Alors que nous nous enfonçons plus au sud, le radar de la passerelle se constelle de points jaunes. Dans le canal d’Errera, un vaste cimetière d’icebergs, la navigation n’est plus qu’un slalom entre les pièces de glace, les plus imposantes émergeant à une vingtaine de mètres au-dessus de l’eau.

    Nous apercevrons la plus grande du voyage au-delà du cercle polaire, un iceberg tabulaire long de près de 250 m et haut de 47 m. Une année représentant en moyenne une couche de glace de 20 cm, cela revient à contempler 235 ans de dépôt, du moins pour la partie visible, 90% de la masse d’un iceberg étant immergée. Une arithmétique saisissante, qui devient proprement vertigineuse pour les pièces les plus monumentales.

    Dès qu’ils atteignent 5 km², les icebergs reçoivent des noms et sont constamment surveillés, tel A68A, le plus grand à ce jour : 160 km de long pour 200 m d’épaisseur et 5800 km² – soit près de 55 fois la taille de Paris. Détaché en 2017 de la plateforme de glace Larsen C, il dérive actuellement en mer de Weddell. Sans doute mettra-t-il des décennies à fondre – probablement au sud de la convergence, comme la majorité des icebergs, même si certains sont remontés jusqu’à la Namibie.

    Au bout de l''Errera, la baie du paradis mérite amplement son nom. Nous mettons pied à terre sur une plage de rocailles et de glaçons, à côté de la base scientifique argentine d’Almirante Brown. Après un débarquement aussi bref que symbolique sur le continent, nous découvrons la baie en Zodiac.

    Tout autour de nous, les rives sont ceinturées de montagnes, de falaises et de glaciers. Certains sont sagement meringués de neige. Le plus imposant d’entre eux présente un front tailladé de profondes crevasses, un chaos de blocs semblable à un amoncellement de tours penchées les unes sur les autres, dans un équilibre précaire.

    Un phoque crabier se prélasse sur un morceau de banquise dans la baie du Paradis, au nord.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Au-delà de ces murailles, 3 000 km nous séparent du pôle Sud. Sur les eaux presque noires, des icebergs allant du bleu pâle au turquoise se mêlent à des morceaux de banquise immaculés où, ici et là, paressent des phoques crabiers, des phoques de Weddell et des léopards de mer. Une baleine de Minke fait une courte apparition.

    Le décor est d’une beauté indescriptible. Et mouvante. Car cette galerie des glaces est en perpétuelle recomposition. Une avalanche se produit devant nous, puis c’est au tour d’un glacier de se délester de quelques morceaux dans un craquement sourd. Sans parler du murmure continuel du brash – des glaçons flottant à la surface –, qui s’élève de l’eau dès que le Zodiac cesse de vrombir, en une série de pétillements secs et sonores

    Le léopard des mers, redoutable prédateur, consomme aussi bien d’autres phoques et des manchots que du krill.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    « C’est en entendant ces petits claquements après avoir mis des glaçons dans son verre de whisky lors d’un hivernage que le glaciologue Claude Lorius a eu l’idée d’étudier l’air qui était comprimé dans la glace », nous rappelle Léo Decaux, l’un des guides naturalistes, lui-même glaciologue. «C’est avec ces échantillons de l’atmosphère du passé qu’on a découvert que la température augmentait très vite, en dehors de ses cycles naturels, depuis la révolution industrielle, et que l’on a commencé à parler d’un réchauffement climatique lié aux activités humaines. » L’étude des carottes de glace a, depuis, permis de reconstituer l’histoire du climat sur 800 000 ans.

    L’Antarctique reste un laboratoire de première importance. «Le réchauffement est plus rapide aux pôles qu’à nos latitudes. L’étude des glaciers donne un aperçu de ce qui va arriver chez nous. Ce sont les meilleurs indicateurs du climat, le seul élément naturel qui réagit d’une année à l’autre, et même d’une saison à l’autre, résume le glaciologue.

    L’Antarctique se réchauffe moins vite que l’Arctique, car il est un peu isolé par le courant circumpolaire, mais celui-ci se resserre et le protège de moins en moins. Les glaciers de la péninsule fondent extrêmement rapidement. L’ouest du continent aussi, mais moins. On pensait l’Antarctique de l’Est à l’équilibre, mais plus les mesures par satellite deviennent précises, plus on se rend compte que le territoire perd aussi de la glace. »

    Le glacier Risting, long de 8 km, occupe le fond du fjord Drygalski, en Géorgie du Sud. Il a reculé de 126 m l’année passée – contre 80 m par an auparavant –, confirmant l’accélération du retrait des glaciers de l’île.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Aujourd’hui, le continent abrite une soixantaine de bases, la plupart réparties sur son pourtour. Elles accueillent environ 1 000 hivernants, et 4 000 personnes l’été. Des scientifiques, pour la plupart, mais également quelques militaires, non armés – conformément au Traité de l’Antarctique.

    Ses stations ont toujours eu une double vocation. Si elles ont accueilli des travaux pionniers – comme les recherches sur le climat ou celles qui ont mis en évidence le trou dans la couche d’ozone –, elles visent aussi à faire acte de présence sur le continent, pour pouvoir asseoir un jour d’éventuelles revendications territoriales, que le Traité a seulement gelées. En la matière, c’est l’Argentine qui a poussé l’instrumentalisation symbolique le plus loin, en envoyant une femme enceinte sur la base d’Esperanza, où elle a accouché du premier enfant né en Antarctique.

    Juste au sud du cercle polaire, la station de Detaille, un petit baraquement fantôme sur un îlot glacé, rappelle combien les missions sur place tiennent peu de la sinécure. La petite base, classée monument historique, est restée figée dans le temps, pantalon et chaussettes toujours suspendus au-dessus du poêle, magazines de pin-up, comics et notes de travail épars, et boîtes de conserve rouillant lentement.

    Le navire qui devait les récupérer ayant été bloqué par la banquise, les chercheurs britanniques qui occupaient la base en 1958-59 ont dû l’abandonner en catastrophe pour rejoindre le bateau à pied, en marchant 40 km sur la glace. D’autres se sont résolus aux dernières extrémités : la première base d’Almirante Brown a ainsi été détruite par un incendie volontaire, déclenché par un médecin désespéré de se voir imposer un hivernage alors qu’il n’aurait dû rester sur place que l’été.

    Pour maintenir le moral des troupes durant ces huis clos polaires, les stations de recherche actuelles ont inventé un expédient loufoque : les célébrations de la Midwinter, grand défouloir à l’isolement lié à la longue nuit australe. « Il y a des placards entiers de déguisements dans les bases pour agrémenter le quotidien.

    Pendant la fête de la Midwinter, les stations s’envoient des vidéos, et il y a une compétition pour élire les meilleures », confie Camille Lin, l’un des guides, qui a lui-même passé une année dans les Terres australes et antarctiques françaises. Et de projeter, dans le théâtre du bateau, une parodie des aventures de Scoubidou réalisée par des chercheurs de la base de l’île aux Oiseaux. « C’est un héritage des premiers explorateurs, qui inventaient des occupations quand ils étaient piégés dans les glaces. »

    Au début du XXe  siècle, Jean-Baptiste Charcot, qui cartographia plus de 1 000  km de côtes de la péninsule, organisait par exemple des tournois de ski et de luge, et tenait à la disposition de son équipage une bibliothèque bien fournie. Certaines stations ont aussi pris des précautions baroques. Ainsi de l’interdiction de jouer aux échecs sur les bases russes depuis l’assassinat d’un joueur par son adversaire malheureux…

    Sur l’île de Petermann, quelques papous se dandinent tout le long d’« autoroutes à manchots ». Ces chemins, qu’ils empruntent entre la colonie et la mer, sont toujours couverts de déjections, et donc faciles à repérer.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

    Comme la majorité des scientifiques et les touristes, la faune du continent vit retranchée sur ses marges. Mais elle y foisonne, dans un saisissant contraste avec le minimalisme du décor. Les phoques crabiers en sont les premiers représentants. Avec entre 10 et 15 millions d’individus, ils constituent le groupe de grands mammifères sauvages le plus important de la planète. Les populations de manchots sont, elles, en pleine recomposition.

    Lors de nos derniers débarquements, sur les îles Petermann et Charcot, les papous sont omniprésents tandis que les manchots Adélie se font rares. « Le réchauffement les affecte tous, mais pas de la même façon, souligne le chercheur Klemens Pütz, spécialiste de ces oiseaux et chef d’expédition sur la croisière. Les papous en bénéficient, ils arrivent à survivre de plus en plus au sud dans la péninsule, où ils remplacent les Adélie. Les études prévoient une baisse des manchots royaux, mais ce sont des animaux qui peuvent aussi s’adapter. Une colonie s’est ainsi établie dans le détroit de Magellan, où l’environnement est complètement différent de leur milieu habituel, et elle prospère. » Le changement climatique n’est du reste pas la seule menace.

    La pêche et un tourisme mal maîtrisé représentent autant de fossoyeurs potentiels. Sans parler d’une éventuelle renégociation du Traité de l’Antarctique, qui ouvrirait la voie à l’exploitation des ressources du continent. Mais l’histoire des régions australes montre aussi que le volontarisme paie : les otaries à fourrure, chassées pour leur peau jusqu’à leur quasi extinction, puis protégées, ont fait un come-back spectaculaire.

    Quant aux baleines, leur retour est plus modeste, mais bien réel. Alors que nous quittons le continent blanc, je repense, déjà nostalgique, à notre navigation nocturne dans le Grandidier deux jours plus tôt, au milieu des plaques de glace. Le soleil, qui se couche à peine en cette saison, avait fi ni par s’éteindre dans des vapeurs blanchâtres, nimbant d’un halo laiteux un horizon de glaciers et de pics enneigés, auxquels il donnait des allures de mirage. L’Antarctique n’est certes plus un fantasme, mais nul doute qu’il a tout d’une fantasmagorie.

    L’Austral franchit le passage de Drake, redouté des marins, dans une version relativement clémente, avec une houle d’environ 7 m et des vents autour de 60 km/h.

    PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

     

    CARNET DE NOTES

    Quand partir ? Pendant l’été austral, entre novembre et mars, quand les températures sont « clémentes » (autour de 0°C) et que les manchots viennent se reproduire sur les rives de la péninsule.

    Avec qui partir ? La compagnie du Ponant propose différentes croisières d’expédition de 10 à 24 nuits à bord pour découvrir l’Antarctique, sur des navires de petite capacité, qui peuvent transporter entre 244 et 270 passagers. Chaque croisière est rythmée par divers débarquements en Zodiac, et des conférences quotidiennes sur la faune, l’environnement et l’histoire du continent. Repas gastronomiques et soirées au bar avec concerts de piano complètent le voyage. Autre attraction (au gré du commandant): la passerelle des bateaux de la compagnie peut être accessible quasiment en permanence aux passagers, de jour comme de nuit. N’hésitez pas à y passer du temps pour discuter avec les officiers de quart. Vous y serez aux premières loges pour observer l’art de la navigation dans les glaces. Certaines croisières, en partenariat avec National Geographic, sont assorties à des conférences données par des experts de la Society ou d’une initiation à la photo de reportage. Informations sur ponant.com ou par téléphone au 04 30 00 22 05.

    Comment gérer le mal de mer ? Même par temps calme, le passage de Drake remue quelque peu. Forcez-vous à manger, à commencer par des pommes vertes et du pain. Avoir le ventre vide accentue le sentiment de malaise. Optez aussi pour des infusions au gingembre et passez du temps au grand air. Si les médicaments classiques de type Mercalm sont inefficaces, adoptez des patchs à la scopolamine (attention, toutefois, aux effets secondaires, notamment aux troubles de la vue).

    Comment s'équiper ? Si les températures en péninsule tournent autour de 0°C l’été, elles peuvent chuter brutalement en cas de vent. Empilez les couches de vêtements, idéalement cinq (sous-vêtements en mérinos, vêtements de sport techniques, polaire épaisse, doudoune et parka). Bottes et parkas sont fournies par la compagnie du Ponant. La marque Arc’teryx (arcteryx.com), spécialiste du matériel de montagne, propose des vêtements en Gore-Tex pro, à la fois ultralégers, étanches et hyper-isolants (séries Alpha). Pensez à mettre de l’écran total et des lunettes de soleil polarisées.

    À emporter : N’oubliez pas votre appareil photo. Et embarquez avec vous une paire de jumelles, tout aussi indispensable. 

     

    Article publié dans le numéro 18 du magazine National Geographic Traveler

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