Objectifs d'Aichi : aucun engagement pour sauver la biodiversité n'a été respecté
Il y a dix ans, les membres des Nations unies passaient un accord visant à contrer la perte de biodiversité, les "objectifs d'Aichi". Le bilan ? Un échec cuisant.
Une péninsule voisine protège ce délicat jardin de coraux des tempêtes de la baie de Kimbe, sur l'île de Nouvelle-Bretagne en Papouasie-Nouvelle-Guinée. D'après un rapport de l'ONU, le monde a largement échoué dans la protection de ces zones à la biodiversité remarquable.
En 2010, alors que personne ne s'attendait à voir un jour le ciel de Californie se parer de nuances apocalyptiques ou à ce qu'une pandémie paralyse l'économie mondiale, les représentants de 196 pays se sont rassemblé à Nagoya, au Japon, pour lutter contre une autre crise planétaire intrinsèquement liée au changement climatique et à la santé humaine.
La croissance de la population, la consommation et la transformation des habitats naturels dégradent à un rythme alarmant l'incroyable tissu vivant de la Terre dans une crise écologique qui menace de devenir l'héritage le plus tenace de l'humanité.
Ratifiée par l'intégralité des membres de l'ONU à l'exception des États-Unis, la Convention sur la diversité biologique (CDB) fixait 20 objectifs pour mettre un terme à la perte de biodiversité. Quant à savoir si les différents signataires se sont montrés à la hauteur du défi, le verdict est tombé à travers la publication d'un rapport majeur.
Mauvaise nouvelle, nous avons échoué. Sur les 20 objectifs, aucun n'a été complètement atteint et six seulement l'ont été partiellement, un rapport qui nous rappelle à quel point il est urgent de repenser nos façons de produire, de consommer et d'échanger. Néanmoins, éparpillées à travers les 220 pages du document, perdues entre les synthèses de preuves scientifiques, les multiples évaluations de l'ONU et les rapports nationaux se trouvent des lueurs de progrès qui démontrent que la nature se porte comme un charme lorsque des actions sont prises. Si nous parvenons à les mettre à l'échelle, un espoir subsiste de voir naître un futur où l'humanité vivrait en harmonie avec la nature.
« Si rien n'avait été fait dans certains de ces domaines, la situation serait encore plus dramatique qu'elle est aujourd'hui, » déclare Elizabeth Maruma Mrema, Secrétaire exécutive du Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique.
AU BORD DU GOUFFRE
L'échec mondial dans la réalisation des objectifs d'Aichi, du nom de la préfecture japonaise où ils ont été ratifiés, n'est pas vraiment une surprise. En 2014, une évaluation de mi-parcours suggérait déjà que nous n'étions pas sur la bonne voie. L'année dernière, un rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques estimait que sur les neuf millions de plantes et animaux qui peuplent la planète, un million pourrait être poussé vers l'extinction ces prochaines années à cause de la destruction de leur habitat, la pollution, la surexploitation, la propagation d'espèces exotiques envahissantes et, de plus en plus, du changement climatique.
Même si, comme le note le rapport, les initiatives de conservation ont permis de sauver de l'extinction entre 11 et 25 espèces de mammifères et d'oiseaux ces dix dernières années, le nombre d'espèces déclarées éteintes dans la même période est quant à lui nettement supérieur, sans toutefois être spécifié dans le rapport. Qui plus est, l'extinction n'est que la partie visible de l'iceberg. Un grand nombre d'espèces autrefois communes se font de plus en plus rares et glissent vers des statuts plus vulnérables sur la Liste rouge dressée par l'Union internationale pour la conservation de la nature.
Rien que la semaine dernière, le Fonds mondial pour la nature (WWF, World Wildlife Fund) estimait dans l'édition 2020 de son Living Planet Report que les populations de près de 21 000 espèces de mammifères, poissons, oiseaux et amphibiens avaient chuté en moyenne de 68 % entre 1970 et 2016. « Cela soulève évidemment des inquiétudes quant à une éventuelle extinction de masse si nous ne parvenons pas à inverser certaines de ces tendances, » déclare Thomas Lacher, biologiste de la conservation au sein de l'université A&M du Texas et membre du comité de la Liste rouge.
PROTÉGER LA PLANÈTE
Fait notable, l'un des objectifs, qui vise à protéger 17 % des habitats terrestres de la planète et 10 % des océans, a été en partie atteint. À ce jour, 15 % des environnements terrestres et d'eau douce sont protégés, ainsi que 7,5 % des océans.
Boris Worm est écologiste marin au sein de la Dalhousie University d'Halifax, en Nouvelle-Écosse, il reconnaît ce point comme étant définitivement « un développement positif », avec quelques réserves. Les zones protégées ne font pas toujours l'objet d'une protection adéquate. Par exemple, plusieurs réserves marines européennes autorisent le chalutage malgré ses effets destructeurs et d'après l'une des études menées par Worm, certaines espèces évoluant dans ces eaux se retrouvent finalement en moins bonne posture à l'intérieur de ces réserves qu'à l'extérieur, c'est notamment le cas des requins.
Les zones protégées doivent par ailleurs être mieux connectées pour permettre la migration des espèces entre elles et englober un éventail plus large d'habitats. Le choix des responsables politiques se porte souvent sur des zones reculées à faible valeur économique qui ne bénéficient pas tellement de la protection. « Il n'y a rien de mal à opter pour les fruits à portée de main, mais il ne faudrait pas ignorer les autres parties de l'arbre, » illustre Worm.
Si nous avons réussi à protéger de vastes zones, c'est principalement parce que leur création repose généralement sur les agences de l'environnement. En revanche, pour ce qui est des objectifs plus ambitieux comme l'allégement des pressions exercées par la surpêche, la déforestation, le transport, la production d'énergie et l'agriculture, leur contrôle est souvent placé entre les mains d'organismes plus puissants qui ne prêtent pas réellement attention aux objectifs de la CDB, nous explique David Obura, biologiste marin au centre Coastal Oceans Research and Development de l'océan Indien, installé à Mombasa, au Kenya. « Les objectifs de la CDB sont très centrés sur la biodiversité, mais ils ne sont pas forcément partagés par les agences qui traitent les forces motrices et les pressions. »
RÉDUIRE L'IMPACT HUMAIN
Prenons l'exemple de la gestion mondiale des pêches : le rythme actuel de récolte des ressources halieutiques ne laisse pas le temps aux espèces de reconstituer leurs populations. Cela dit, là où le secteur a adopté des pratiques durables, les populations de poissons se rétablissent. Pour ce qui des forêts, un important réservoir de biodiversité terrestre, elles continuent de disparaître même si le rythme de la déforestation a diminué d'un tiers au cours de la dernière décennie d'après le rapport de la CDB. Les objectifs visant à réduire de moitié le rythme de la perte d'habitat et de restaurer d'importants écosystèmes dégradés n'ont pas été atteints.
La plus grande force motrice derrière la destruction des habitats est l'agriculture qui n'a cessé de s'étendre ces dix dernières années pour recouvrir près de 40 % des terres. Ni l'utilisation mondiale de pesticides ni celle des engrais ne témoignent d'un éventuel ralentissement alors qu'elles figurent parmi les principales causes de pollution et de « zones mortes » dans les océans. L'ampleur de l'impact agricole pourrait être réduite si la population consommait moins de protéines animales, observe le rapport. « Nous n'aurions peut-être pas besoin d'allouer une surface terrestre aussi importante à l'agriculture si notre alimentation se tournait davantage vers la consommation de ressources situées plus bas dans la chaîne alimentaire. »
Autre fait intéressant, le monde a partiellement progressé vers un objectif qui s'attaque à une cause majeure des extinctions : les espèces exotiques envahissantes. Ces intrus sont transportés par avions ou bateaux vers de nouvelles régions du monde où ils écrasent les espèces natives et provoquent parfois un désastre écologique. Cependant, le progrès relatif à cet objectif est peut-être fortement lié à sa formulation, qui vise à identifier et classer par ordre de priorité les espèces exotiques envahissantes, une mission accessible « sans entreprendre de véritables actions, » déclare Vigdis Vandvik, écologiste de la flore à l'université de Bergen en Norvège.
Bien que les invasions de nouvelles espèces n'aient pas ralenti, en partie à cause d'un manque de réglementation des échanges, environ 200 espèces exotiques envahissantes de mammifères ont été éradiquées des îles depuis 2010, une modeste victoire pour la faune endémique de ces régions, admet Vandvik. « Nous sommes à un stade où même la plus petite goutte d'eau est une bonne nouvelle. »
Le rapport du CDB évoque d'autres petites victoires également. Nous nous sommes, par exemple, améliorés dans le partage des connaissances et des données scientifiques sur la biodiversité et le nombre de signataires d'un traité visant à limiter le commerce des espèces menacées a augmenté. En outre, les gouvernements ont alloué un budget supérieur à la protection de la biodiversité, actuellement situé entre 80 et 90 milliards de dollars par an mondialement. Cela dit, ce chiffre fait piètre figure face aux quelque 500 milliards de dollars par an dépensés par les gouvernements dans des domaines potentiellement néfastes pour la biodiversité, comme les subventions accordées à l'extraction de combustibles fossiles et certaines pratiques agricoles.
Tant que l'humanité investira davantage de ressources dans la destruction de la biodiversité que dans sa protection, la capacité des écosystèmes à nous procurer des pollinisateurs, de l'eau potable et des sols fertiles mais aussi de l'inspiration et de la joie se détériorera. Si nous continuons sur cette lancée, le coût pour l'économie mondiale pourrait s'élever à 10 billions de dollars d'ici 2050, avec les pays les plus pauvres en première ligne, indique le rapport. Par ailleurs, plus nous interférons avec les habitats naturels, plus nous prenons le risque de voir des virus autrefois isolés réaliser un saut d'espèce et potentiellement provoquer une nouvelle pandémie.
« Avec la croissance de la population humaine, l'expansion de l'aménagement et l'augmentation des niveaux de consommation, il ne fait aucun doute que la nature connaîtra un déclin ces prochaines décennies, » affirme Obura. La question est, « pourrons-nous stopper ce processus à un stade précoce ? »
AICHI 2.0 OU TRANSFORMATION ?
La solution est un « changement transformateur, » une expression reprise 14 fois à travers le rapport. Cela signifie non seulement une meilleure formulation et une plus grande précision des objectifs ainsi que des méthodes concrètes pour mesurer le progrès des nations, mais également de placer la biodiversité au centre de toutes les politiques qui façonnent nos modes de production, de consommation et d'aménagement des villes et des terres agricoles. Le rapport ajoute que nous devrons impérativement maintenir le réchauffement climatique bien en deçà des 2 °C si nous ne voulons pas voir son impact disruptif sur les écosystèmes annihiler l'ensemble des actions positives entreprises au profit de la biodiversité.
La CDB a récemment publié un « zero draft » (avant-projet zéro) qui constituera la base des négociations de l'année prochaine à Kunming, en Chine, où seront fixés de nouveaux objectifs pour l'après-2020. Mais d'après Linda Krueger, conseillère principale en politiques pour l'organisation Nature Conservancy, ce document n'est pas suffisamment puissant pour entraîner un changement significatif. « Pour que ce document soit transformateur, il doit inclure un engagement concret de la part des pays dans la réduction des impacts de l'industrie, de l'agriculture et de l'aménagement tout au long de la chaîne d'approvisionnement. Ce sera difficile sur le plan politique, mais si l'on se contente de moins alors il est peu probable que le défi qui consiste à stopper la perte de biodiversité soit un jour relevé. »
Idéalement, les législateurs devraient reconnaître officiellement que la biodiversité représente l'un des fondements des droits de l'Homme plutôt qu'un conflit d'intérêts avec les activités humaines, indique Elisa Morgera, spécialiste des lois sur l'environnement à l'université de Strathclyde en Écosse. « En intégrant les droits de l'Homme à la question et en prenant conscience que celle-ci ne se limite pas à une plante ou un microbe en particulier mais concerne bel et bien le droit de chacun à la santé, à l'eau potable et à la nourriture, le débat change et les gouvernements ont un poids plus lourd sur les épaules qui les pousse à prendre la situation au sérieux. »
Les nouveaux objectifs devront également être contraignants, recommande Ramiro Batzin, coprésident de l'International Indigenous Forum on Biodiversity. Il attire notre attention sur le fait que de nombreux pays ne respectent toujours pas le savoir ancestral des communautés autochtones, autre objectif d'Aichi manqué, alors que ces peuples jouent un rôle crucial dans la protection de la biodiversité. « Il doit y avoir un équilibre » entre nous et la nature, poursuit-il. « Nous pouvons prendre à la biodiversité ce dont nous avons besoin, mais nous ne devons pas l'exploiter. »
D'un point de vue historique, il n'y a rien d'étonnant à ce que les objectifs d'Aichi n'aient pas été satisfaits. Le réel changement vient rarement d'en haut, témoigne Dolly Jørgensen, historienne de l'environnement à l'université de Stavanger en Norvège. L'histoire nous montre plutôt que ce changement vient d'en bas. Certains des succès environnementaux les plus acclamés de l'histoire moderne, comme l'interdiction quasi mondiale de la chasse à la baleine ou le retour des castors en Europe, ont été portés par la mobilisation d'individus ou de groupes d'individus, créateurs d'une demande alternative auprès des entreprises et instigateurs d'une spirale ascendante qui a fini par atteindre les dirigeants politiques et économiques.
« Ensemble, les individus font bloc, » conclut Jørgensen. « Ce que fait la population est donc essentiel. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.