Inde : le brûlage de chaume aggrave la pollution de l'air
Si le confinement a permis de réduire l’intense pollution qui accable habituellement l'Inde, celle-ci s'abat à nouveau sur le pays, notamment à cause du brûlage illégal de chaume permettant aux agriculteurs de cultiver sur les mêmes parcelles riz et blé.
Près de Pragati Maidan à New Delhi en Inde, le brouillard de pollution matinal enveloppe les jardins verticaux des piliers du métro de la ville. Le feuillage est censé atténuer en partie la pollution, qui empire en hiver lorsque les agriculteurs brûlent leurs champs.
C’est à nouveau l'époque de l’année à laquelle les habitants de New Delhi ferment leurs portes et leurs fenêtres pour se protéger d'une obscurité gris-orange et allument leurs purificateurs d’air. Nous nous résignons face à l'avancée du meurtrier brouillard de pollution annuel qui flotte au-dessus de nos têtes depuis plusieurs années.
Les voitures, les centrales électriques alimentées au charbon et les cuisinières contribuent à faire de New Delhi l’une des villes les plus polluées au monde. Mais chaque automne, le brouillard de pollution empire lorsqu’un nuage de fumée arrive en provenance des États du nord-ouest du pays, le Punjab et le Haryana. À partir de la fin septembre, les riziculteurs de ces États brûlent leurs champs pour faire place à la prochaine culture, le blé.
Un autre pic de pollution est attendu ce week-end, alors que les Indiens de tout le pays descendront dans la rue pour allumer des feux d’artifice et des lanternes afin de célébrer Diwali, la fête la plus importante en Inde, et ce malgré la pandémie de coronavirus.
Cette année, nous sommes aussi inquiets quant à la manière dont ce brouillard de pollution toxique pourrait nous rendre plus vulnérables au coronavirus.
« Je redoute ces mois où je suis essoufflé et souffre de graves allergies », confie Aditya Dubey, étudiant de 17 ans et fervent écologiste. « Cette année, avec la pandémie de coronavirus qui touche aussi les poumons, la situation est encore moins réjouissante ».
Un champ est brûlé pour se débarrasser du chaume des cultures de riz là où la récolte a été effectuée. Les spécialistes ont émis des avertissements concernant les graves conséquences que le brûlage de chaume pourrait avoir pour les personnes souffrant déjà de maladies respiratoires.
Il a raison d’être anxieux. Alors que l’indice de qualité de l’air empire, la capitale indienne a enregistré le 11 novembre dernier le nombre de cas de COVID-19 quotidiens le plus élevé, avec 8 500 nouvelles personnes infectées. Un haut fonctionnaire de New Delhi aurait imputé l’augmentation des cas de COVID-19 à la pollution atmosphérique. Selon une récente étude, ces deux paramètres forment un cocktail meurtrier, augmentant le nombre de morts liées à la COVID-19 d’environ 15 % dans le monde.
À l’échelle de la planète, la pollution atmosphérique a tué 6,67 millions de personnes en 2019, dont plus de 1,67 million en Inde, où 80 % des villes sont confrontées à une mauvaise qualité de l’air. Vingt-et-une des trente villes les plus polluées au monde en 2019 se trouvaient en Inde.
L’année dernière, les niveaux de pollution ont battu tous les records, poussant le gouvernement de New Delhi à déclarer l’état d’urgence sanitaire publique, fermant les écoles, mettant à l’arrêt les travaux de construction et clouant au sol les avions. Mais interdire le brûlage de chaume des cultures, qui contribue à 40 % de la pollution atmosphérique de la ville en hiver, n’est pas évident.
HÉRITAGE DE LA RÉVOLUTION VERTE
Brûler les champs est illégal et les agriculteurs qui le font reçoivent des amendes élevées. Mais aucune somme d’argent, ordonnance de tribunal ou mesure de répression gouvernementale ne parvient à mettre un terme à cette pratique. Pourquoi ? Tout simplement parce que les cultivateurs ne disposent d’aucune solution réalisable pour résoudre le dilemme auquel ils sont confrontés chaque année : comment négocier la courte période entre la récolte du riz et l’ensemencement du blé dans les mêmes champs ?
Les organes publics de contrôle de la pollution du nord de l’Inde surveillent le brûlage de chaume, une pratique illégale, et délivrent des amendes aux agriculteurs qui enfreignent l’interdiction.
Pendant plus de 30 ans, les agriculteurs du Punjab et de l’Haryana ont été encouragés à suivre le système de rotation des cultures de blé et de riz, non durable sur le plan écologique. Celui-ci était un élément important de la Révolution verte qui, au début des années 1970, a conduit à une amélioration spectaculaire de la sécurité alimentaire de l’Inde. Les deux États produisent la majorité du riz du pays, malgré un climat naturellement trop sec pour la culture de cette plante, ce qui a accru la dépendance à l’irrigation.
Cela a eu comme conséquence de faire chuter le niveau des nappes phréatiques dans ces États, incitant le gouvernement à exiger des agriculteurs qu’ils procèdent uniquement à l’ensemencement du riz pendant la saison de la mousson, qui s’étend de juin à juillet. Le riz doit donc être prêt à être récolté en octobre et début novembre, tandis que le blé doit être planté avant la mi-novembre, car tout retard d’ensemencement affectera la qualité de la récolte.
Résultat : les agriculteurs ne disposent plus que de dix à vingt jours pour nettoyer leurs champs des tiges de riz de 30 centimètres, que les moissonneuses-batteuses, autre innovation moderne, laissent sur leur passage. La méthode la plus rapide, la plus simple et la moins onéreuse de le faire consiste à brûler les champs, mais cela pollue l’atmosphère loin en aval, notamment dans la capitale.
En mars dernier, lorsque la pandémie de coronavirus a touché New Delhi, Aditya Dubey, fervent défenseur de l’environnement, a commencé à s’inquiéter au sujet de ce brouillard de pollution hivernal et de ses effets sur les poumons, qui pourraient être une double catastrophe de santé publique pour la ville. En août, il a demandé à la Cour suprême de l’Inde de fournir gratuitement aux petits agriculteurs et aux agriculteurs marginaux des machines permettant d’enlever le chaume et ainsi éviter qu’ils ne brûlent leurs champs.
Il a également écrit aux ministres en chef des États pour leur rappeler qu’aucune mesure politique ou amende « n’arrêtera les agriculteurs de mettre le feu au chaume », car cela a une incidence directe sur leurs moyens de subsistance.
La Cour suprême de l’Inde prend en considération des pétitions de citoyens inquiets comme Aditya Dubey chaque année. L’année dernière, elle avait qualifié les feux de chaume et la pollution qui en résulte de « grave violation au droit de vivre » et avait tenu les agriculteurs pour responsables de la « mise en péril de la vie d’une population assez importante ».
Une femme essaie de se protéger de la pollution à New Delhi. Le gouvernement de la ville interdit parfois temporairement les activités de construction et d’excavation pour atténuer le brouillard de pollution.
La semaine dernière, le gouvernement a dissous son organe de protection de l’environnement fondé il y a 22 ans et a nommé une commission dotée de pouvoirs considérables pour sévir contre la pollution atmosphérique, notamment en imposant des amendes plus élevées pour le brûlage de chaume. Cependant, le règlement des amendes coûterait moins cher aux agriculteurs que de payer pour l’élimination des déchets de récolte.
« Brûler leurs champs est la méthode la plus rapide et la plus efficace disponible à l’heure actuelle », confie Polash Mukherjee, qui dirige l’équipe chargée de la qualité de l’air, de la mobilité et de la résilience climatique du Natural Resources Defense Council (NRDC) de l’Inde. Des images satellites prises au cours d’une seule journée en octobre ont révélé 3 200 feux dans les États du Punjab et de l’Haryana.
UNE POLLUTION AUX MULTIPLES SOURCES
Au premier semestre 2020, la pollution atmosphérique avait déjà causé la mort d’environ 24 000 personnes à New Delhi, même en incluant les trois mois du confinement lié au coronavirus, au cours desquels la qualité de l’air dans la capitale indienne s’est améliorée de façon spectaculaire. À titre de comparaison, la COVID-19 a fait plus de 7 300 morts à New Delhi jusqu’à présent.
D’après Polash Mukherjee, la contribution du brûlage des champs à la charge de pollution annuelle de New Delhi n’est pas insignifiante, mais n’est pas suffisante pour vilipender les agriculteurs.
Et le gouvernement est d’accord avec ce point de vue. Le ministre de l’environnement indien, Prakash Javadekar, a indiqué que les agriculteurs ont contribué à hauteur de 4 % à la pollution atmosphérique de New Delhi le 15 octobre en brûlant leurs champs. Il a ajouté que 95 % de la pollution atmosphérique de la ville était occasionnée par des « facteurs locaux », c’est-à-dire en grande partie les émissions des véhicules, des centrales électriques au charbon et des autres industries.
« Le vent emporte une partie importante de la fumée provenant du brûlage de chaume, qui est une cause saisonnière. Mais oui, il est tout aussi nécessaire de sévir contre cela que contre les autres causes anthropiques », explique Polash Mukherjee.
Sagnik Dey, professeur au centre pour les sciences de l’atmosphère de l’Institut de technologie indien de New Delhi, explique qu’au cours des dernières décennies, les décideurs politiques se sont uniquement concentrés sur l’amélioration de la qualité de l’air de la ville. Mais il est impossible d’y parvenir sans améliorer celle des régions environnantes, « car New Delhi n’est qu’un point parmi la plaine indo-gangétique massivement polluée ».
Une société de construction de New Delhi emploie un canon anti-pollution pour contrôler la pollution par la poussière. La machine pulvérise de l’eau dans l’air, qui alourdit la poussière de manière à ce que les particules tombent au sol.
En hiver, la pollution liée aux travaux de construction, comme sur ce chantier, est exacerbée par le brouillard de pollution provenant des champs que les agriculteurs brûlent afin d’ensemencer rapidement le blé après la récolte du riz.
Fin 2019, une analyse de l’Indice de la qualité de l’air a relevé une augmentation de 72 % de la pollution entre 1998 et 2016 dans cette région, qui abrite environ 40 % de la population indienne. Elle indiquait également que la pollution de l’air réduisait l’espérance de vie des habitants de sept ans en moyenne.
LA NÉCESSITÉ D’UN PLAN D’ACTION COORDONNÉ
L’air toxique de New Delhi a fait la une des journaux du monde entier début 2019, lorsque le gouvernement a lancé un programme national pour un air pur. Celui-ci consistait à demander à 122 villes indiennes de proposer des solutions pour réduire la pollution de 20 à 30 % d’ici 2024. À l’heure actuelle, une centaine de villes ont mis au point un plan d’action pour accomplir cet objectif. Le plan d’intervention en matière de qualité de l’air d’Ahmedabad inclut par exemple le déploiement de huit nouveaux sites de surveillance de la qualité de l’air dans la ville, qui fourniront un indice quotidien de la qualité de l’air. La mise en place d’un système d’alerte rapide en cas de pollution extrême est également prévue, tout comme la formation des professionnels médicaux à répondre aux urgences relatives à la pollution de l’air.
Pendant le confinement, les habitants de la région de la capitale ont pu respirer un air pur et voir le ciel bleu et dégagé pour la première fois depuis des années. L’Indice de la qualité de l’air de New Delhi a mesuré l’air le plus pur depuis le début des enregistrements en 2015. Une réduction spectaculaire de la concentration des particules fines dans l’air a également été observée au cours de la première semaine du confinement.
De nombreux habitants de l’État du Punjab ont déclaré avoir aperçu l’Himalaya, chose rare, la chaîne de montagnes se trouvant à plus de 160 kilomètres de là. Polash Mukherjee confie que la période de confinement a montré aux Indiens ce qui doit être fait. Désormais, le défi consiste à se mettre d’accord sur un plan national coordonné dans toutes les régions, sans se limiter aux villes.
« [Pendant le confinement], tout le monde, même un homme ordinaire sur le terrain, a respiré un air pur et a admiré le ciel bleu », déclare Polash Mukherjee. « Nous savons que cela est faisable ».
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.