Dans les Alpes, la fonte des glaces menace des milliers de personnes

Les scientifiques et les communes travaillent à la mise au point de systèmes efficaces destinés à protéger les nombreux habitants des Alpes de la fonte des glaces et des glissements de terrains causés par le changement climatique.

De Denise Hruby
Publication 6 oct. 2022, 19:46 CEST
Tout comme les montagnes du monde entier, le massif du mont Blanc, le plus haut sommet d'Europe, ...

Tout comme les montagnes du monde entier, le massif du mont Blanc, le plus haut sommet d'Europe, est en train de changer fondamentalement en raison du changement climatique. Les températures dans les régions montagneuses ont augmenté jusqu'à 50 % plus vite que la moyenne mondiale.

PHOTOGRAPHIE DE Keith Ladzinski, National Geographic Creative

Sur la majestueuse Marmolada, la « reine des Dolomites » italiennes, le premier dimanche de juillet était une belle journée pour les randonneurs, avec un ciel dégagé et une température de 27,8 °C dans la vallée. Cependant, même les 10 °C atteints près du sommet de 3 342 mètres d'altitude étaient trop à supporter pour la montagne : une section de son glacier, le plus grand de la chaîne de montagnes, de la taille de deux terrains de football, s’est détachée. La glace et les débris sont tombés avec une force comparable à celle de l’effondrement d’un gratte-ciel. Onze personnes, dont deux guides de montagne expérimentés, ont été tuées.

« J’ai vu des photos de ce à quoi il ressemblait avant l’effondrement, et j’aurais moi-même pu emmener mon propre fils là-bas ce jour-là », affirme Alberto Silvestri, un guide italien. Pour les alpinistes et les habitants de la région, la tragédie a été un terrifiant rappel à ne pas se fier à la beauté de ces montagnes pour en évaluer les risques.

Prise le 5 juillet 2022 depuis un hélicoptère de sauvetage, cette vue montre le glacier de Punta Rocca qui ...

Prise le 5 juillet 2022 depuis un hélicoptère de sauvetage, cette vue montre le glacier de Punta Rocca qui s'est effondré sur la montagne de Marmolada, dans les Dolomites italiennes. Des températures record de 10 °C ont été enregistrées au sommet du glacier.

PHOTOGRAPHIE DE Tiziana Fabi, AFP, Getty Images

Les chaînes de montagnes couvrent un quart de toute la surface terrestre de la planète, et les millions de personnes qui y vivent ont toujours dû faire face à certains risques naturels. Cependant, le réchauffement climatique entraîne désormais des transformations fondamentales dans la constitution de ces montagnes. Leurs températures ont augmenté jusqu’à 50 % plus vite que la moyenne mondiale, et même lorsqu’ils escaladent les sommets de l’Himalaya, les alpinistes délaissent désormais leurs combinaisons d’expédition pour des vestes plus légères : un petit confort au milieu de dangers plus importants.

Les scientifiques chargés de calculer les risques de catastrophes naturelles en montagne, comme Perry Bartlet de l’Institut fédéral de recherches WSL sur la forêt, la neige et le paysage en Suisse, devaient donc actualiser leurs modèles. « L’échelle de ce que nous calculons a changé du tout au tout ; les événements sont beaucoup plus importants », explique-t-il.

Au début du mois, un autre glacier s’est effondré en Patagonie, et au Kirghizstan en juillet. Le dégel du pergélisol cause l’effondrement de la roche et du sol, autrefois liés par les températures négatives.

Les randonneurs en altitude et les habitants des villages des contreforts sont donc confrontés à une question vitale : alors que les conditions en montagne deviennent plus périlleuses que jamais, comment peuvent-ils continuer à se protéger ?

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    En août 2021, un randonneur tient une corde fixe près du refuge de Boccalatte, à proximité du glacier de Planpincieux à Courmayeur, en Italie. Le glacier, qui s'élève à 2 700 mètres d'altitude, est en train de fondre en raison des températures élevées dues au changement climatique, et risque de s'effondrer sur le hameau de Planpincieux situé en contrebas.

    PHOTOGRAPHIE DE Marco Bertorello, AFP, Getty Images

     

    UN DÉSASTRE EN APPROCHE

    Cette question taraude Roberto Rota, le maire du village de montagne de Courmayeur, niché sur le versant italien du mont Blanc, le plus haut sommet d’Europe.

    Dessinant un chemin jusqu’à l’embouchure du tunnel du mont Blanc qui relie l’Italie et la France, la pente instable du mont de Saxe pourrait libérer une quantité de roches et de terre si importante qu’elle serait enregistrée par les sismographes du monde entier. Sur deux glaciers situés au-dessus du hameau de Planpincieux, une quantité de glace qui pourrait remplir deux Empire State buildings risque de s’effondrer. Dans le pire des cas, « cela pourrait détruire entièrement Planpincieux », indique M. Rota.

    La responsabilité pèse donc lourdement sur les épaules du maire et, parfois, l’ancien moniteur de ski se demande s’il n’était pas fou de s’être présenté à ce poste. Il confie néanmoins être rassuré par les systèmes que ses prédécesseurs, les scientifiques et lui-même ont mis en place.

    Jour et nuit, des radars terrestres orientés vers les pics et pentes instables mesurent le mouvement : si la vitesse augmente, le risque de chute augmente aussi. Les images des satellites et des drones sont également analysées. Chaque jour, à 14 heures, M. Rota reçoit un e-mail contenant des données et des analyses ; les bons jours, il voit une case jaune indiquant une menace de niveau moyen d’effondrement des glaciers.

    Dans les pires jours, la boîte arbore un profond cramoisi. Les habitants comme Guiliana Patellani s’en souviennent bien : il y a deux ans, les feux de circulation le long de la route de Planpincieux sont passés au rouge, empêchant les habitants de se déplacer dans la zone de catastrophe potentielle, et des alertes sont apparues sur les téléphones de ceux qui se trouvaient dans les zones potentiellement concernées. Des élus inquiets sont venus frapper aux portes de la maison en pierre de Mme Patellani, ordonnant à sa famille et elle de prendre leurs biens les plus chers et de se rendre sur un site d’évacuation d’urgence.

    Après deux nuits, lorsque le danger s’est éloigné, la famille est revenue chez elle. Cet été, le mari de sa sœur, un glaciologue, a appelé pour annuler sa visite. « Il a dit qu’avec la chaleur extrême, c’était trop dangereux », raconte Mme Patellani.

    Malgré tout, personne ici ne semble particulièrement inquiet. Selon elle, les habitants ont déjà vu des avalanches et des éboulements, et la maison construite par sa grand-mère en 1936 n’a jamais été touchée. « Et nous avons le système de surveillance », ajoute Cecilia, sa petite-fille adolescente.

    Le glacier de Planpincieux et, au-delà, le village de Courmayeur.
    Les habitants de Saint-Gervais-les-Bains, dans les Alpes françaises, sont menacés par la fonte d'un glacier. Si ...
    Gauche: Supérieur:

    Le glacier de Planpincieux et, au-delà, le village de Courmayeur.

    PHOTOGRAPHIE DE Marco Bertorello, AFP, Getty Images
    Droite: Fond:

    Les habitants de Saint-Gervais-les-Bains, dans les Alpes françaises, sont menacés par la fonte d'un glacier. Si le système d'alerte en place détecte que l'eau fondue du glacier est sur le point de s'échapper, ils auront environ quinze minutes pour évacuer et se mettre en lieu sûr.

    PHOTOGRAPHIE DE Catherine Leblanc, Getty

    UN DANGER INVISIBLE

    Mais tout ne peut être évité. Près d’un ruisseau situé à quelques centaines de mètres de leur maison, la famille me montre les dégâts causés par un glissement de terrain, déclenché par de fortes pluies un soir du mois d’août. Un mur de roches de plus de 6 mètres de haut a emporté deux ponts, isolant le hameau, et a détruit l’aqueduc, privant 30 000 personnes d’eau potable.

    « Le niveau de sécurité n’atteindra jamais les 100 % », affirme Fabrizio Troilo, de la Secure Mountain Foundation. À son siège, les radars surveillés par la Vallée d’Aoste sont braqués sur le versant du mont de Saxe.

    Plus haut dans la vallée, Daniele Giordan, géologue au Conseil national de la recherche d’Italie, a passé les dix dernières années à perfectionner le système de surveillance des glaciers. Les prédictions et les scénarios sont désormais si précis que ses collègues et lui sont convaincus qu’il s’agit de l’un des meilleurs au monde, et qu’il pourrait servir de modèle pour les autres.

    Les équipes survolent régulièrement les 180 glaciers de la région en hélicoptère, les yeux rivés sur les nouvelles crevasses. Ils mettent à jour un catalogue de photos pour suivre leur évolution, et se rendent en randonnée jusqu’aux lacs glaciaires menacés de rupture.

    Cette méthode a bien entendu ses limites. L’eau de fonte qui s’accumule à l’intérieur du glacier représente une préoccupation majeure : rien que cet été, plusieurs mètres de glace ont fondu à la surface des glaciers des Alpes, une quantité si spectaculaire qu’elle a largement dépassé les pires prévisions des scientifiques. « Nous observons la surface, mais nous ne pouvons pas voir tous les processus, car certains se produisent à l’intérieur du glacier », explique M. Giordan.

    Sur le versant français du mont Blanc, Jean-Marc Peillex, le maire de la station balnéaire de Saint-Gervais, sait à quel point les eaux de fonte cachées peuvent être destructrices. En 1892, l’eau contenue dans le glacier de Tête Rousse avait accumulé une pression si forte qu’elle a éclaté comme un ballon à travers la glace.

    La vague de 40 mètres de haut a emporté de la glace, de la neige et toutes sortes de débris sur son passage, tuant 200 personnes et ne laissant indemne que l’école primaire. Après la catastrophe, les autorités ont commencé à percer des trous dans le glacier presque chaque année dans l’espoir que l’excès d’eau s’évacue ; pendant des décennies, rien n’en est sorti. En 2009, des chercheurs chargés de vérifier s’il était possible de suspendre le projet en toute sécurité ont découvert qu’ils avaient simplement foré trop haut. Plus bas, 80 000 mètres cubes d’eau, une quantité suffisante pour remplir trente-deux piscines olympiques, étaient sur le point de rompre à nouveau le glacier.

    « C’est par pure chance que nous nous en sommes rendu compte à temps », affirme M. Peillex. L’eau est désormais évacuée régulièrement aux bons endroits et, en cas d’échec, des capteurs suspendus à des cordes au-dessus du glacier déclencheraient un nouveau système d’alarme. Les habitants auraient alors quinze minutes pour se réfugier en altitude.

    En 2021, des randonneurs marchent sur le glacier du Géant, en direction des Aiguilles Marbrées dans le ...

    En 2021, des randonneurs marchent sur le glacier du Géant, en direction des Aiguilles Marbrées dans le massif du mont Blanc, à la frontière franco-italienne. La randonnée et l'escalade sont plus que jamais soumises à des restrictions en raison des chutes de pierres et des risques de glissement de terrain.

    PHOTOGRAPHIE DE Marco Bertorello, AFP, Getty Images

    « LA NATURE EST PLUS FORTE QUE NOUS »

    Le deuxième casse-tête de M. Peillex consiste à assurer la sécurité des 20 000 personnes qui tentent d’atteindre le sommet du mont Blanc chaque année. Perçue comme une randonnée facile, l’ascension est devenue un objectif à atteindre pour de nombreux randonneurs inexpérimentés. Ce massif détient également le record de mortalité en montagne sur le continent, avec une centaine de décès par an.

    Cet été, lorsque même les températures nocturnes étaient supérieures au point de congélation au sommet, la fréquence des chutes de pierres, qui était déjà la principale cause de décès, a encore augmenté. La montagne est donc devenue trop imprévisible. Les associations locales de guides ont annulé les excursions vers le sommet, et les autorités ont émis des avertissements. M. Peillex a proposé que toute personne tentant encore d’atteindre le sommet doive déposer la somme de 15 000 euros, un montant suffisant pour couvrir les frais de sauvetage et de funérailles en cas d’accident. Bien que cette mesure n’ait jamais été mise en œuvre, avant la fin du mois de juillet, les refuges de haute montagne tels que celui du Goûter, situé à 3 814 mètres d’altitude, ont fermé. Sans guide ni abri, le voyage de deux jours est ainsi devenu pratiquement impossible.

    Pourtant, selon Tsering Sherpa de la « Brigade Blanche » déployée par la commune de Saint-Gervais pour patrouiller les routes menant au sommet, une dizaine de personnes par jour tentaient encore le voyage. Les randonneurs qui n’avaient pas de crampons, de piolets, de vestes chaudes ou de réservation pour les refuges très fréquentés étaient régulièrement appelés à faire demi-tour.

    Lors de ma visite, début septembre, le temps s’était rafraîchi et les refuges venaient de rouvrir leurs portes. Dans le bureau de la compagnie des guides de montagne de Saint-Gervais, l’une des plus anciennes au monde, un groupe de jeunes médecins du CHU de Montpellier finalisaient les préparatifs pour leur ascension, ravis d’avoir une chance d’atteindre le sommet.

    Ces derniers avaient été prudents, suivant un cours de préparation de quatre jours, où ils s’étaient acclimatés à la haute altitude et s’étaient exercés à utiliser des pics à glace et à marcher avec des crampons. Ces cours sont de plus en plus populaires et, selon les guides, leurs clients seraient désormais plus conscients des risques.

    Les conditions étaient toutefois si instables que même les alpinistes chevronnés ont rencontré des difficultés à réaliser leur ascension cet été. Les organisations de sauvetage alpin ont été plus occupées que jamais. Des centaines de missions n’ont consisté qu’en la récupération de corps d’alpinistes, dont beaucoup avaient été tués par des chutes de pierres sur un terrain que d’autres avaient déclaré stable quelques jours auparavant. La petite province de Salzbourg, en Autriche, a compté à elle seule vingt-quatre décès depuis le début de l’année. « C’est plus de décès que nous n’en avons jamais eu. Même pour les alpinistes les plus professionnels, la situation est devenue très difficile », déplore Maria Riedler, sauveteuse en montagne et maîtresse-chien.

    Les règles implicites qui avaient assuré la sécurité des alpinistes pendant des générations ne sont plus d’actualité. Jusqu’à récemment, on considérait que les traversées du couloir du Goûter, un passage de 30 secondes sujet aux chutes de pierres, étaient plus sûres tôt le matin. En juillet dernier, des blocs rocheux tombaient tout au long de la journée.

    « Il ne fait aucun doute que les montagnes vont devenir de plus en plus dangereuses », affirme Pietro Picco, un guide qui a grandi au pied du massif du mont Blanc. Certains itinéraires ne sont plus praticables. Sur d’autres, le niveau de compétence requis a augmenté et les guides emmènent donc des groupes de plus en plus restreints.

    « Si vous voulez réaliser l’ascension d’un certain sommet, il faut pouvoir être flexible à 100 % » en ce qui concerne le calendrier, explique M. Picco. Avec d’autres guides, il prévoit que la saison d’ascension vers des sommets tels que celui du mont Blanc se terminera désormais en juillet, et reprendra peut-être pour quelques semaines en septembre. En outre, lorsqu’un sommet n’est pas sûr, les randonneurs devront de plus en plus souvent choisir des ascensions alternatives, ou opter pour du vélo, de l’escalade ou du canyoning.

    Le maire de Courmayeur, M. Rota, travaille sur une nouvelle série de pictogrammes qui permettraient d’avertir les visiteurs. Il envie les maires du bord de mer italien, où un seul drapeau rouge empêche les touristes de se baigner.

    M. Peillex, lui aussi, voudrait que les risques soient davantage pris au sérieux. Le système d’alarme du glacier a coûté plus de 7 millions d’euros. Pourtant, lorsqu’une tempête l’a accidentellement déclenché, seul un cinquième des habitants ont évacué.

    « C’est une honte, car après tous ces efforts pour les protéger, ils ne font pas le dernier pas pour se protéger eux-mêmes », déplore-t-il devant des dizaines de nouvelles maisons construites dans une zone qui avait été frappée par l’avalanche de glace et de neige de 1892, qui était encore plus haute que le tsunami de 2011 au Japon. Aujourd’hui, elle tuerait non pas 200, mais 2 000 personnes. « Nous devons comprendre que la nature est plus forte que nous, et que c’est nous qui devons changer nos habitudes. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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