Les riches heures de la conquête des glaces

L'exploration des régions glacées du monde constitue l'un des chapitres les plus épiques de l'histoire humaine. Un livre revient sur ces aventures extrêmes.

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Publication 9 nov. 2022, 18:33 CET
Amundsen prend l'altitude solaire et Hanssen contrôle l'horizon artificiel au Pôle Sud. Les explorateurs norvégiens sont ...

Amundsen prend l'altitude solaire et Hanssen contrôle l'horizon artificiel au Pôle Sud. Les explorateurs norvégiens sont restés sur place plusieurs jours pour y mener diverses observations scientifiques.

 

PHOTOGRAPHIE DE DR, UNE HISTOlRE DE L'EXPLORATION NEIGES ET GLACES

Des régions polaires aux cimes les plus élevées de la planète, les confins glacés ont suscité nombre de fantasmes et de vocations, distillant un enchantement vénéneux sur l'esprit humain. Quantité de rêves et d'hommes sont venus s'y fracasser. Nombre de légendes y ont aussi été forgées, parenthèses glorieuses arrachées à ces environnements aussi extrêmes qu'impitoyables.

 

Stéphane Dugast, écrivain, réalisateur et secrétaire général de la Société des explorateurs français.

Stéphane Dugast, écrivain, réalisateur et secrétaire général de la Société des explorateurs français.

 

PHOTOGRAPHIE DE Astrid di Crollalanza

Stéphane Dugast, écrivain, réalisateur et secrétaire général de la Société des explorateurs français, revient sur l'épopée de ces explorations blanches dans un livre, Une histoire de l'exploration neiges et glaces, qui paraîtra le 7 décembre aux éditions Glénat.

De Pythéas à Jean-Louis Étienne, en passant par Dumont d'Urville et Tensing Norgay, il convoque grandes figures et héros oubliés, épisodes méconnus et énigmes non résolues. « Le blanc accélère la révélation de beauté de l'homme et de sa laideur » résume-t-il. Retour avec l'auteur sur quelques morceaux choisis de cette fascinante histoire.

 

Une majorité de vos livres et de vos documentaires sont consacrés aux mondes glacés. D'où vous vient cet attrait ?

Il remonte aux livres de Jules Verne que ma mère m'a donnés quand j'étais un petit garçon avide d'horizons lointains dans la campagne nantaise. Je me rêvais en Phileas Fogg et en Michel Strogoff. Tout cela était totalement inaccessible jusqu'à ce que les hasards de la vie m'amènent à devenir reporter pour la revue de la Marine nationale Cols Bleus. J'ai commencé à naviguer et j'ai fait la connaissance de Frédéric Chamard-Boudet. Ce marin cherchait un photographe pour le suivre aux confins de la Sibérie en 2005 et couvrir son départ pour le pôle Nord à ski et en solitaire. Il devait être le deuxième français à le rallier de la sorte après Jean-Louis Étienne. Sur place, j'ai découvert ce qu'était une température de - 40°, la glace, le froid... tout ce que j'avais fantasmé dans mes lectures. Frédéric est passé à travers la glace dès le deuxième jour de son expédition. Il a été sauvé de justesse mais son rêve s'est évanoui. Quant à moi, j'avais attrapé le virus polaire et l'envie de partir en expédition. Mais l'exploit sportif ne m'intéressait pas, je voulais que ma démarche fasse sens.

En 2006, je suis parti dans les pas de Paul Émile-Victor pour voir ce qu'étaient devenus les Inuits et je me suis retrouvé aux premières loges du réchauffement des glaces. De fil en aiguille, je me suis nourri de lectures, d'enquêtes, et je suis devenu un féru de l'histoire de l'exploration polaire et j'ai voulu raconter les zones d'ombres et de lumière de ces aventures. 

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    PHOTOGRAPHIE DE Frank Hurley, Public domain

    Elles remontent à loin ces aventures, avec un pionnier issu de la Grèce antique, dont l'épopée a semblé si invraisemblable à ses contemporains qu'ils l'ont traité en fabulateur.

    Pythéas part en expédition en -380 av J.-C.. Il est passionnant car c'est un Massaliote (ndlr : originaire de l'actuelle Marseille) dont tous les écrits ont été perdus dans l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie. Il ne nous reste sur lui que les récits de ses détracteurs. On sait que c'était un astronome, un mathématicien et un esprit libre. Il est parti de Massalia, qui était alors tenue par les Phéniciens, il a caboté le long des côtes, fait le tour de l'Ibérie (l'Espagne et le Portugal aujourd'hui), franchi les colonnes d'Hercule (Gibraltar), remonté la Manche, dépassé l'actuelle Grande-Bretagne et il serait allé plus au nord vers un territoire nommé Thulé. S'agissait-il des îles Féroé, de l'Islande, du Groenland ? Quoi qu'il en soit, il a vu la banquise avant de rentrer via la mer Baltique. Son expédition répondait à un double objectif, scientifique, mais aussi économique, destiné à trouver des gisements d'ambre et d'étain. Il ne figure dans aucun manuel scolaire, alors qu'il est pour ainsi dire le premier explorateur français. 

     

    Quelle est l'expédition la plus épique de l'histoire polaire ?

    Celle d'Ernest Shackleton, de 1914 à 1917. L'odyssée de l'Endurance représente la quintessence de l'âge héroïque de l'exploration polaire en Antarctique. Cet explorateur britannique avait échoué par deux fois à atteindre le pôle Sud. Il repart pour traverser le continent antarctique, se retrouve confronté à l'adversité la plus absolue et un photographe est présent pour tout immortaliser. Le bateau, bloqué par les glaces, sombre. On pensait qu'il avait été broyé jusqu'au coup de théâtre de 2022, où l'épave a été retrouvée par 3 006 m de fond. L'équipage de Shackleton doit passer plusieurs mois sur la glace, puis ils prennent la mer avec des canots, entre les quarantièmes rugissants et les cinquantièmes hurlants. La majorité d'entre eux restera en chemin sur l'île Éléphant tandis que Shackleton et quelques hommes parviendront à atteindre la Géorgie du Sud. Ils arriveront du côté non habité de l'île et devront encore gravir une montagne à 3500 m d'altitude avant de parvenir à trouver du secours, mais l'explorateur finira par sauver tous ses hommes. Aujourd'hui, son expédition est narrée dans les séminaires de management. Elle fut certes un fiasco, mais ce sauvetage réussi a fait de Shackleton un héros, le modèle du chef charismatique qui fédère et transcende les difficultés. Ces hommes aussi ont été enveloppés dans cette aura héroïque. Ils reviennent en Angleterre en pleine Première Guerre mondiale, en 1917, et, alors qu'ils ont tout juste survécu aux glaces, ils vont s'engager sur le front de la Somme et de la Meuse. Outre l'épopée de Shackleton, on pourrait citer l'histoire du naufrage du Tcheliouskine, un bateau soviétique bloqué dans les glaces près du détroit de Béring en 1934. Les passagers et l'équipage n'ont dû leur salut qu'à une incroyable chaîne de solidarité et au courage d'aviateurs russes qui sont venus se poser sur la glace mouvante pour les récupérer, à une époque où l'aviation était encore balbutiante.

    Quel serait l'épisode le plus tragique ?

    L'expédition de John Franklin, en 1845, dans laquelle l'amirauté britannique avait investi des moyens considérables pour franchir le passage du Nord-Ouest. On a totalement perdu la trace des deux équipages qui la composaient, malgré la quinzaine d'expéditions de sauvetage lancées pour les retrouver. Des témoignages d'Inuits ont indiqué à l'époque que les bateaux s'étaient séparés, alors que la règle dans la Royal Navy est de rester ensemble, et ils ont fait allusion à des cas d'anthropophagie, mais on ne voulait pas les croire. L'affaire a rebondi il y a quelques années avec la découverte des deux épaves dans des endroits distincts, et de sépultures de marins morts de froid, d'épuisement et de saturnisme, lié à une contamination au plomb présent dans leurs conserves de nourriture. Une autre énigme m'a marqué, celle du Latham 47, un hydravion qui, en 1928, avait à son bord le Mike Horn de l'époque, Roald Amundsen. L'explorateur norvégien avait été le premier homme à atteindre le pôle Sud. En juin 1928, il est allé porter secours à un dirigeable italien parti explorer l'Arctique par les airs et qui s'était fracassé sur la banquise. On a perdu la trace du Latham 47 alors qu'il faisait route vers le lieu vraisemblable du crash. On retrouvera juste un bout de carlingue plus tard, au large du Spitzberg. Une partie de l'expédition italienne, menée par Umberto Nobile, a quant à elle été secourue sur la banquise deux mois plus tard.

     

    Quel est votre explorateur favori ?

    Paul-Émile Victor. C'est un jeune garçon de bonne famille, épris d'aventure. Son père a fait fortune grâce à sa fabrique de pipe en bois de bruyère à Lons-le-Saunier et il veut que son fils lui succède, mais lui prend un virage à 180°. Il va étudier l'ethnologie à Paris avant de partir pour le Groenland, documenter la vie de ceux qu'on appelle alors les « Eskimos ». Il est le témoin des débuts de leur sédentarisation, tombe amoureux d'une des femmes de la communauté et rentre criblé de dettes, mais avec un film, des dessins, des photos et des enregistrements sonores des chants inuits. Il a réinventé le modèle de l'explorateur. Il devient avec lui un humaniste qui fait de la science et qui la partage, loin de la figure de l'aventurier vaniteux ou cupide, mû par la volonté de conquête. Ses conférences font un carton à Paris. Il repart au Groenland pendant 14 mois, au cours desquels il vit comme un esquimau dans sa famille d'adoption, chassant, pêchant et traversant avec elle la nuit polaire. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il s'engage dans l'armée américaine et fait partie d'une unité de « recherche et sauvetage » en milieu polaire, où il découvre les opérations amphibies. De retour en France, il milite pour le développement des explorations polaires, avec une approche pionnière. Il va recruter d'anciens résistants et des montagnards, et recycler des véhicules à chenille de l'armée américaine qui pourrissaient dans la forêt de Fontainebleau au service de cette objectif. De 1947 à 1976, il sera l'homme-orchestre des EPF (expéditions polaires françaises). Il confiera plus tard qu'il avait horreur du froid ! En 1976, il se retire d'ailleurs sur un motu à Bora Bora en Polynésie, où il n'aura de cesse de prôner la défense de l’Homme et de son environnement, soit une écologie, prémisse de la réflexion actuelle sur la sobriété et la décroissance.

     

    Un héros oublié ?

    Il y en a plusieurs, mais l'histoire leur rend justice à un moment ou à un autre. Citons Matthew Henson. Pendant des années, cet Afro-Américain descendant d'esclaves a été l'aide de camp de Robert Peary. Ce dernier représente la caricature de l'explorateur vaniteux, ambitieux, qui repousse les limites. Il est resté célèbre pour avoir été le premier homme à atteindre le pôle Nord, en 1909, mais il n'était pas seul. On découvre dans les archives qu'il aurait envoyé Matthew Henson en éclaireur et que celui-ci aurait en fait atteint le premier le pôle Nord. Mais son rôle va être complètement gommé dans l'Amérique ségrégationniste. Il ne figure pas sur les photos prises sur place et, au retour de l'expédition, Peary coupe le contact avec lui et récolte tous les honneurs tandis qu'Henson subsiste de petits boulots. Il faudra attendre 1937 pour qu'il bénéficie d'une première reconnaissance de l'Explorer's club. On lui rendra surtout hommage à titre posthume, avec un timbre et grâce à la National Geographic Society, qui lui décernera en 2000 la médaille Hubbard.

    Fidèle second du commandant Peary durant près de deux décennies, mais explorateur à part entière, Matthew ...

    Fidèle second du commandant Peary durant près de deux décennies, mais explorateur à part entière, Matthew Henson (1866-1965) est le premier homme à avoir posé le pied au Pôle Nord.

     

    PHOTOGRAPHIE DE Library of Congress (LC-USZC4-7503), 1910

    En 2019, Mike Horn et Børge Ousland se sont lancés à la conquête du pôle Nord en autonomie et en plein hiver. Repousser les limites en recherchant des conditions d'expédition toujours plus difficiles est-il devenu le mot d'ordre dominant parmi les explorateurs contemporains ?

    Le monde de l'exploration est protéiforme. Certains ne voient la planète que comme un terrain de jeu. Ils ont besoin de partir en solo, en pleine nuit, sur la face la plus dure, sans oxygène... D'autres y mettent un supplément d'âme, comme Jean-Louis Etienne qui réalisa une traversée du continent antarctique en 1989-90 avec un Russe, un Anglais, un Américain et un Japonais. Cette expédition, baptisée Transantarctica, a été menée à bien alors que le Traité de l'Antarctique était menacé par des velléités d'exploitation du sous-sol du continent. Elle entendait réaffirmer l'utopie de cette terre de science et de paix. Personnellement, je milite pour cette idée de terrain de jeu, mais je considère aussi que l'exploration ne peut pas se résumer à l'exploit sportif, auquel cas on devrait plutôt parler d'aventure. Explorer implique certes d’inspirer mais surtout de partager, de s’interroger, parfois de s’indigner, et d'apporter sa pierre à l’édifice, à la société et au bien commun.

     

    Quel est selon vous l'avenir de l'exploration polaire ?

    Une partie relève de la recherche scientifique. Il y a toujours eu un hiatus entre les explorateurs et les scientifiques, mais en même temps ils se nourrissent les uns des autres. Les Projets Tara et Under the pole allient ainsi esprit d'exploration et support de recherche pour les scientifiques. Un autre volet est incarné par des démarches comme celle de Matthieu Tordeur, le premier Français à avoir rallié le pôle Sud à ski en solitaire et sans ravitaillement. Depuis son record, il est devenu un témoin, un passeur et un vulgarisateur de connaissances scientifiques. Je fais de même à mon échelle. Cette dimension est incontournable dans l'exploration aujourd'hui, au regard des défis environnementaux existants. On ne peut plus être dans l'hédonisme le plus absolu, c’est une évidence !

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