Quand la magie fond

Les grottes de glace des Alpes font partie des plus belles merveilles de la planète. Mais le réchauffement menace ce spectaculaire monde souterrain.

De Denise Hruby, National Geographic
Photographies de Robbie Shone
Publication 24 oct. 2022, 19:13 CEST
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Eiskogelhöhle - Autriche. L’eau s’infiltre dans des grottes alpines où il gèle (ici, au sud de Salzbourg, dans le massif de Tennen) et y sculpte de fascinantes structures, parfois plurimillénaires : menaçantes épées de stalactites colossales, cônes qui s’élèvent depuis le sol et cascades qui le recouvrent.

PHOTOGRAPHIE DE Robbie Shone

Enfant, Karoline Zanker disposait d’un terrain de jeu féerique. Elle partait à pied de chez elle, à Sankt Martin bei Lofer, pittoresque village autrichien près de Salzbourg, et grimpait dans le massif de Lofer, jusqu’à la limite des arbres. À 1 585 m d’altitude, elle rampait à l’intérieur de la montagne, dans la grotte de glace de Prax.

De la glace, il en pendait du plafond. Des tours s’élevaient du sol des galeries longues de centaines de mètres. Cristaux et stalactites de glace scintillaient sur les parois telles des pierres précieuses. Zanker a à présent 48 ans et travaille comme guide de la grotte.

Mais le changement climatique a mis fin au conte de fées. À l’automne dernier, j’ai rampé, escaladé et me suis contorsionnée pendant des heures dans la grotte de glace de Prax, dirigeant ma lampe frontale vers les recoins les plus éloignés. J’espérais déceler au moins un vestige de ce qui avait captivé la petite Karoline. Or, même dans la galerie la plus vaste, il ne subsistait pas le moindre cristal de glace. Le thermomètre indiquait environ 3 °C.

« Il est peut-être temps de supprimer le mot “glace” du nom officiel de la grotte », note Zanker.

Les grottes de glace naissent le plus souvent dans le calcaire et la dolomie, des roches très solubles. Depuis des centaines de millénaires, l’eau qui s’infiltre depuis la surface creuse des puits, des galeries ramifiées et des salles caverneuses, parfois énormes au point de renfermer des rivières et des lacs. Il arrive aussi que des minéraux précipitent à partir de l’eau qui goutte dans les grottes, formant ainsi des stalactites et des stalagmites.

Les Alpes abondent en cavités de ce type. Certaines sont assez froides pour que de la glace se forme à l’intérieur plutôt que de la pierre. Nul ne connaît leur nombre exact. Une partie d’entre elles sont de simples fosses à ciel ouvert qui retiennent l’air plus froid et plus lourd au fond.

 

El Cenote - Italie. Dans les Dolomites, la fonte des neiges hivernales emplit une dépression occupée ...

El Cenote - Italie. Dans les Dolomites, la fonte des neiges hivernales emplit une dépression occupée jadis par un lac. Des explorateurs italiens ont découvert en 1994 que le lac avait disparu – un bouchon de glace, au fond, avait dégelé. Depuis, l’eau s’écoule à travers un puits dans une grotte de glace profonde de 285 m.

PHOTOGRAPHIE DE Robbie Shone

Ailleurs, l’écart d’altitude entre les points d’entrée et de sortie crée un puissant effet de cheminée. En hiver, la température extérieure baisse bien en deçà de celle à l’intérieur. Alors l’air de la cavité, plus chaud et léger, monte, puis s’échappe par des sorties supérieures. Ce qui aspire l’air froid aux points d’entrée situés en contrebas et refroidit la cavité. En été, le courant s’inverse : l’air chaud, aspiré par le haut, est refroidi par la roche à mesure qu’il descend, et l’air froid s’échappe par l’entrée inférieure. En général, cet effet de cheminée maintient toute l’année une température basse et plutôt constante dans les parties inférieures de la cavité – là où se trouve de la glace pérenne.

Si cette température chute suffisamment, l’eau qui coule dans la grotte gèle en dessinant des formes mystérieuses et toujours changeantes. Des glaçons de plusieurs mètres de long ou de large festonnent le plafond. D’épaisses nappes de glace cascadent le long des parois.

Au sol, le lent goutte-à-goutte peut créer des cônes de glace hauts comme des bâtiments de plusieurs étages, ou d’immenses patinoires qui scellent des puits entiers. Dans certaines grottes, la plus ancienne glace est plurimillénaire.

Nos ancêtres, superstitieux, évitaient ces lieux. L’air froid qui en sortait, croyaient-ils, ne pouvait être que le souffle du diable. Plus pragmatiques, certains utilisaient ces cavités comme réfrigérateurs naturels, voire pour faire du patin à glace.

Aujourd’hui, trop de glace a fondu. L’une des merveilles de la planète est en train de disparaître et, avec elle, une clé de son histoire, déplore le paléoclimatologue roumain Aurel Persoiu :

« Ces grottes de glace conservent le souvenir du climat passé » – un peu comme les sédiments du fond de l’océan ou la glace des glaciers polaires.

 

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    Schwarzmooskogel - Autriche. Certains des cônes de glace qui se trouvent là étaient hauts comme un bâtiment de quinze étages. Les scientifiques se hâtent de déchiffrer l’histoire climatique stockée dans la glace avant que celle-ci ne tombe en eau dans les mares environnantes.

    PHOTOGRAPHIE DE Robbie Shone

    Persoiu a descendu un puits profond de 47 m pour atteindre un bloc de glace pérenne d’environ 3 000 m2 dans la grotte de Scărișoara, dans les monts Apuseni (Roumanie). La datation au carbone 14 de guano de chauve-souris ou de matière végétale piégée dans la glace lui indique quand celle-ci a progressé ou reculé, selon que le climat se refroidissait ou se réchauffait. Il a creusé à 25 m de profondeur dans le bloc sans en atteindre le bas. Les plus anciens échantillons de glace qu’il a prélevés avaient plus de 10 000 ans.

    L’analyse chimique de la glace a montré que, jusqu’à il y a environ 5 000 ans, l’essentiel des précipitations sur la région venait de l’océan Atlantique. Celles issues de l’est de la Méditerranée ont ensuite pris le relais. Aujourd’hui, un autre bouleversement est en cours, à Scărișoara et dans d’autres grottes alpines : le réchauffement de l’air et l’augmentation des pluies estivales dévorent leur glace.

    En 2018, près de Scărișoara, Persoiu a découvert une nouvelle grotte prometteuse. « Quatre ans plus tard, quand nous sommes revenus, il n’y avait plus de glace du tout », se souvient-il.

    Dans une clairière, à l’est du parc national de Gesäuse (Autriche), le paléoclimatologue français Tanguy Racine ferme sa combinaison et resserre la mentonnière du casque. C’est l’automne. Des framboises sauvages pendent aux branches des buissons. Un pic martèle un sapin. Mais Racine n’a d’yeux que pour la béance à ses pieds: la grotte de glace de Beilstein. Une petite plaque en marque l’entrée.

    Il y a des années, lorsque Tanguy Racine s’est inscrit à l’Imperial College de Londres, les visages sympathiques à un stand faisant la promotion du club de spéléologie l’ont incité à se joindre à une expédition. C’était dans une grotte longue de 30 km, au pays de Galles, et il a bien failli s’y perdre. C’est ce qui l’a rendu accro.

    « Vous avez beau être à 5 m de l’entrée, vous avez l’impression de vous trouver dans un monde différent, loin de la civilisation », décrit-il. Les spéléologues disent en plaisantant que leur passe-temps est l’exploration spatiale du pauvre.

     

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    Hochschneid - Autriche. Paléoclimatologue à l’université d’Innsbruck, Tanguy Racine prélève des brindilles et des aiguilles de pin dans la glace d’une grotte, à l’est de Salzbourg. Les dater au carbone 14 révélera quand la glace s’est formée, et a crû et décru au fil des millénaires.

    PHOTOGRAPHIE DE Robbie Shone

    Tanguy Racine et ses collègues de l’université d’Innsbruck (Christoph Spötl, le responsable scientifique, Gabriella Koltai et Chloe Snowling) commencent à descendre à la corde dans la grotte de Beilstein. Je les suis avec précaution. Le martèlement du pic s’estompe.

    Au fond du puits, nous atterrissons sur un sol meuble et une roche couverte de lichen. À mesure que nous continuons, progressant quasiment à  l’horizontale, l’obscurité nous enveloppe. Quelques mètres plus en avant, les pointes de nos chaussures de randonnée commencent à griffer et à crisser. Nous avons touché la glace.

    Un dessin de la grotte de Beilstein réalisé en 1881 montre un homme levant une torche devant un mur de glace, près de cônes de glace hauts de plusieurs mètres. Tout ce qui en reste est un bloc sous nos pieds. Les relevés effectués par géoradar montrent qu’il pourrait encore être épais d’environ 10 m.

    Le long du mur rocheux, Tanguy Racine et Chloe Snowling repèrent un espace où la glace en train de fondre s’est écartée de la paroi. Il s’est ainsi formé un petit puits, qui mène plus près du bas du bloc de glace… et plus loin dans le temps. Les deux scientifiques se tortillent pour y pénétrer et disparaissent.

    Ils reviennent une heure plus tard, se hissant à l’aide de piolets et de cordes. Et rapportent de nouveaux échantillons à analyser. « C’est une recherche que l’on ne pouvait pas effectuer auparavant et que l’on ne pourra plus mener dans dix ans environ, lorsqu’une grande partie de la glace aura disparu », observe Racine.

     

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    Kolowratshöhle - Autriche.  La fonte a changé la Kolowratshöhle de façon radicale. Des chercheurs se tiennent dans une partie de la grotte largement recouverte de glace au milieu du 21e siècle et où il n’y en a plus.

    PHOTOGRAPHIE DE Robbie Shone

    Pendant ce temps, Gabriella Koltai et Christoph Spötl ont assemblé une grande tarière et commencé à forer dans la glace par le haut. Petit à petit, ils récupèrent des carottes d’à peu près le diamètre d’une tasse à café. À l’aide d’une scie à main miniature, Koltai découpe des morceaux moins gros pour les apporter au laboratoire.

    Alors qu’elle dépose un morceau dans un sac d’échantillonnage et y inscrit la profondeur , soit 3,75 m, son visage s’épanouit. Koltai vient de voir, emprisonné dans la glace, un fragment sombre de matière organique issue d’une feuille ou d’un brin d’herbe tombé dans la grotte. Des mesures au radiocarbone montreront par la suite qu’il date du 15e siècle.

    Ces informations sont vouées à disparaître en grande partie. Les ressources des scientifiques sont limitées, les grottes de glace nombreuses et le taux de fonte est élevé. Les glaciologues prévoient déjà de transporter des carottages des glaciers alpins vers l’Antarctique. Là-bas, explique Aurel Persoiu, « ça ne peut aller mal au point de faire fondre toute la glace » – au moins dans un avenir prévisible.

    Les chercheurs souhaitent également stocker des échantillons de glace des grottes en lieu sûr. Il s’agit de les préserver afin que les générations futures puissent les étudier.

    Appelée l’Eisriesenwelt, ou « monde des géants de glace », c’est la plus vaste grotte de glace du monde. Située à moins d’une heure au sud de Salzbourg, elle est une attraction touristique depuis un siècle. La porte installée en 1920 à l’entrée, à 1641 m, a sans doute aidé à garder la grotte froide pendant l’été, ainsi qu’à y maintenir un effet de cheminée géant – les sorties de la grotte, sur le plateau situé au-dessus, se trouvent plus de 450 m plus haut.

     

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    Eisriesenwelt - Autriche. Depuis la niche appelée « le Château », un guide raconte l’histoire des explorateurs de l’Eisriesenwelt («monde des géants de glace »), la plus vaste grotte de glace de la planète. Elle fascinait tant l’un d’eux, Alexander von Mörk, qu’il demanda que ses cendres y fussent inhumées.

    PHOTOGRAPHIE DE Robbie Shone

    À l’intérieur, il faut monter 700 marches. On passe devant des cônes de glace et des formations évoquant des vagues. Les couches de glace vont du blanc à un bleu presque électrique.

    Même ici, elles se détériorent. Une silhouette surnommée « l’Éléphant », épaisse de 5 m, n’a plus de trompe. En été, le guide Franz Reinstadler patrouille la grotte avec un fusil de petit calibre, éliminant les glaçons en équilibre instable avant qu’ils ne s’abattent sur les visiteurs.

    Lorsqu’on l’interroge sur les effets du changement climatique, il répond de façon évasive. « Il y a tant de choses que nous ne comprenons pas encore sur les grottes ou la glace », observe le guide. Puis il ajoute : « Mieux vaut visiter [la grotte] maintenant. » Pour l’heure, l’haleine de ce géant de glace est encore fraîche.

     

    Article publié dans le numéro 277 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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