Un monde arctique disparu dévoilé par de l'ADN vieux de 2 millions d'années
Grâce à l'analyse des plus vieux fragments d'ADN jamais trouvés, des scientifiques ont découvert que des rennes et des mastodontes vivaient autrefois dans un Groenland à la biodiversité et au climat méconnaissables.
Vue aérienne de la calotte glaciaire de la côte nord-est du Groenland. Des analyses récentes de fragments d’ADN suggèrent que de nombreuses espèces peuplaient autrefois cette étendue désormais glacée.
Il y a deux millions d’années, un paysage diamétralement opposé au désert polaire actuel s’offrait au regard dans les terres les plus septentrionales au monde, à près de 800 kilomètres du pôle Nord. Selon une nouvelle étude, des rennes, des rongeurs et même de majestueux mastodontes vivaient dans les forêts denses et fertiles qui parsemaient la région.
Grâce à des fragments d’ADN, qui sont sans doute les plus vieux jamais analysés, des scientifiques ont pu soigneusement dépeindre le paysage arctique ancien et boisé du toit du monde, indique Mikkel Pedersen, géographe à l’université de Copenhague et auteur de la nouvelle étude publiée le 7 décembre 2022 dans la revue Nature.
Mélange unique d’une forêt boréale, comme on en trouve actuellement en Scandinavie, et d’une forêt tempérée, ce paysage n’existe plus aujourd’hui. Il abritait plus d’une centaine d’espèces végétales, d’insectes et d’espèces marines différentes, que les chercheurs sont parvenus à identifier. Toutefois, leur découverte la plus surprenante est sans conteste celle d’ADN appartenant à neuf espèces de vertébrés (petits rongeurs, ancêtres bondissants du lapin et même un mastodonte) dont les fossiles n’avaient jamais été observés au Groenland.
Cette analyse ADN dépeint un écosystème complexe et parfaitement intégré, qui a existé et s’est développé au cours d’une période durant laquelle les températures étaient entre 11 et 17 °C plus élevées qu’aujourd’hui. De quoi avoir une idée la plus proche possible de ce que le changement climatique pourrait nous réserver.
Les conclusions de la nouvelle étude sont « un aperçu d’un monde disparu, mais aussi d'une réalité climatique différente », souligne Brian Buma, écologue pour l’Environmental Defense Fund (Fonds américain de protection de l’environnement) qui n’était pas impliquée dans l’étude.
Pour le chercheur, il est remarquable qu’un habitat aussi riche ait pu exister dans un monde chaud, et cela donne de l’espoir. Seule différence (et de taille) : cet écosystème a vraisemblablement eu le temps de s’adapter et d’évoluer, ce qui s’avère plus compliqué aujourd’hui, au vu du rythme extrême du réchauffement actuel.
UN PAYSAGE D'ABONDANCE
L’Arctique connaît un réchauffement d’au moins 0,5 °C tous les dix ans ; depuis les années 1980, les températures hivernales ont augmenté de 6 °C. D’après les scénarios de changement climatique les plus pessimistes, les températures dans la région pourraient finir par atteindre un niveau quasi équivalent à celles datant de la période représentée par les échantillons.
Face à ce changement, il est essentiel de comprendre le passé de l’Arctique pour prévoir son avenir, explique Ekse Willerslev, coauteur de l’étude et généticien évolutionniste à l’université de Cambridge, au Royaume-Uni. C’est l’une des seules façons de « nous donner une idée vague de la réaction de la nature à la hausse des températures ».
La période étudiée, qui se situe il y a environ deux millions d’années, n’est pas une analogie parfaite du futur. À l’époque, la Terre entamait son refroidissement après plusieurs millions d’années de réchauffement, les conditions climatiques se stabilisant à un niveau qui nous est plus familier, oscillant entre des phases chaudes et glaciaires.
Cependant, « la biodiversité ancestrale était incroyable », confie Natalia Rybczynski, paléobiologiste au Musée canadien de la nature qui n’a pas pris part à l’étude. La douceur a favorisé la formation de forêts peuplées de chameaux, d’ours, de castors et d’une foule d’autres vertébrés à travers l’Arctique.
« C’est incroyable de voir [que ces espèces existent encore] » malgré le refroidissement du climat, ajoute-t-elle.
Trois espèces, dont le thuya géant, que l’on trouve aujourd’hui bien plus au sud dans des endroits tels que l’île de Vancouver, parsemaient le paysage. La présence de fragments d’ADN de limules dans les échantillons suggère que les eaux côtières étaient bien plus chaudes qu’aujourd’hui, puisque l’on trouve désormais cet arthropode marin dans les eaux du courant du Gulf Stream, au large de l’est des États-Unis. Des rennes et des mastodontes, des animaux grands et gros mangeurs, vivaient également dans la région, ce qui indique que la nourriture y était présente en abondance.
Bien que les chercheurs n’aient trouvé aucune trace génétique de carnivores, pièce maîtresse d’un écosystème complet, ils habitaient sans doute la région. Moins nombreux que leurs proies, seules des miettes de matériel génétique leur appartenant subsistent encore, selon Mikkel Pedersen.
« Si nous avions poursuivi le séquençage, le prélèvement d’échantillons et l’analyse, je pense que nous aurions fini par identifier quelques carnivores », précise-t-il.
UNE DÉCOUVERTE SCIENTIFIQUE REMARQUABLE
La reconstruction détaillée de ce paysage arctique aura duré près de vingt ans.
Plusieurs membres de l’équipe se sont rendus pour la première fois au Kap Kobenhavn, dans le nord du Groenland, en 2006, à la recherche de boue gelée susceptible d’avoir conservé de l’ADN.
De petits fragments de branches de bouleau ancien, un morceau de dent de lapin et d’autres éléments attestant de l’existence d’une forêt avaient déjà été mis au jour sur ce site, découvert il y a environ quarante ans par des scientifiques qui recherchaient des sédiments arctiques anciens.
Ces fossiles et grains de pollen ont permis de livrer une bonne partie des connaissances que nous avons aujourd’hui sur cette période. Mais l’équipe de Mikkel Pedersen souhaitait savoir si le sol de la région dissimulait d’autres secrets. En 2006 et lors des campagnes sur le terrain suivantes, elle a prélevé de la boue gelée qu’elle a rapportée dans un laboratoire de l’université de Copenhague. Les outils d’analyse de l’ADN, notamment pour un matériel génétique aussi ancien, n’étaient toutefois pas assez perfectionnés pour obtenir des résultats solides.
Les chercheurs ont alors pris leur mal en patience. Dès qu’une nouvelle technique était développée, ils l’essayaient. Un jour, un chercheur a découvert que les fragments d’ADN fixés sur les particules d’argile étaient particulièrement bien conservés ; l’équipe s’est alors concentrée sur les argiles. Une autre équipe a par la suite découvert qu’il était possible de séquencer de manière aléatoire tous les fragments d’ADN, certains aussi minuscules que 30 paires de bases (soit 1/1000 de la taille moyenne d’un gène de vertébré). Lentement mais sûrement, ces avancées ont permis aux scientifiques d’analyser l’ADN du Groenland, qui serait un million d’années plus vieux que les échantillons génétiques les plus anciens précédemment analysés.
« Être capable de dépeindre un tableau aussi complet d’un écosystème ancien à partir de minuscules fragments d’ADN conservé relève presque de la magie », écrit par e-mail Beth Shapiro, biologiste évolutionniste à l’université de Californie qui n’était pas impliquée dans l’étude.
« Nous n’arrêtons pas de nous fixer des limites de datation maximales que nous finissons par dépasser grâce à l’amélioration de la technologie », conclut-elle.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.