À Cuba, les conséquences inattendues de l'isolationnisme sur l'environnement
Alors que les autres îles des Caraïbes sont ravagées par des espèces de plantes invasives, celles-ci sont plus rares à Cuba. Selon les spécialistes, ce phénomène serait dû à la politique de l’isolationnisme longtemps pratiquée par l’État insulaire.
Une cascade serpente à travers une forêt de palmiers royaux, une variété menacée, à Soroa, dans la province cubaine d’Artemisa.
Véritables trésors écologiques, les îles des Caraïbes abritent de nombreuses espèces uniques sur Terre. Pourtant, ces espèces indigènes risquent d’être complètement évincées par des envahisseurs, des plantes et des animaux exotiques introduits volontairement ou par accident, à cause de notre économie de plus en plus mondialisée.
Cuba fait cependant figure d’exception. Lorsque Fidel Castro est arrivé au pouvoir il y a plus de 50 ans, les échanges commerciaux et le tourisme ont reculé, ne repartant à la hausse qu’au cours des dernières décennies. Si les Cubains ont souffert du régime de Castro, l’isolation économique a permis de protéger l’île des espèces invasives. C’est ce que révèle une nouvelle étude récemment publiée dans la revue Frontiers in Ecology and the Environment.
Dans le cadre de celle-ci, une équipe de scientifiques américains et cubains s’est intéressée à 45 îles des Caraïbes et a découvert que Cuba abritait moins d’espèces de plantes invasives que d’autres îles pourtant plus petites.
Selon Meghan Brown, auteure principale de l’étude et écologue spécialiste des espèces invasives aux Hobart and William Smith Colleges de Geneva, dans l’État de New York, ces résultats constituent « une preuve solide du caractère très spécial et spectaculaire de Cuba ».
UN « DÉFICIT D’INVASIONS » À CUBA
Dans un premier temps, Meghan Brown et ses collègues ont compilé une liste de 738 espèces de plantes exotiques connues comme étant écologiquement problématiques ou envahissantes dans les Caraïbes. C’est notamment le cas de la liane à caoutchouc de Madagascar (Cryptostegia madagascariensis). Cette plante envahissante, qui provoque le déplacement des espèces indigènes et enveloppe parfois les arbres, a envahi les forêts côtières de Porto Rico et des îles Vierges américaines.
En s’intéressant à la répartition de ces marginaux écologiques sur les 45 îles étudiées, l’équipe a découvert que plus les îles étaient grandes, plus la probabilité que des envahisseurs s’y trouvent était importante.
Mais ce n’était pas le cas à Cuba, qui abrite autant d’espèces invasives que Porto Rico, pourtant 10 fois plus petite. Pour percer ce mystère, Ramona Oviedo Prieto, botaniste cubaine et co-auteure de l’étude, a effectué un vaste travail d’enquête sur toute l’île.
Aucune liane à caoutchouc de Madagascar n’a été observée à Cuba. La Centratherum punctatum, une petite plante herbacée capable se répandre rapidement sur de grandes étendues, privant ainsi les plantes indigènes de lumière et de nutriments, est également absente de l’île. Cette espèce est pourtant présente à Porto Rico et aux îles Vierges américaines, précise Meghan Brown.
Alors que seuls 13 % des plantes à Cuba ne sont pas indigènes, ce chiffre atteint environ 30 % à Porto Rico et Grand Cayman et presque 20 % en Jamaïque et sur l’île d’Hispaniola.
Plusieurs facteurs contribuent au « déficit d’invasion » de Cuba, comme la plus grande résilience des écosystèmes de l’île aux envahisseurs, mais le principal est sans doute la politique économique menée par le pays après la révolution, souligne l’écologue.
Lorsque Fidel Castro a accédé au pouvoir au lendemain de la révolution de 1959, Cuba s'est retrouvée isolée du monde extérieur, en partie à cause de l’embargo des États-Unis contre l’État insulaire. La situation s’est aggravée temporairement avec la chute de l’URSS, principal partenaire commercial de l’île, en 1991.
Les espèces invasives sont l’une des conséquences négatives des économies ouvertes. L’isolation inhabituelle de Cuba a probablement contribué à la protection des écosystèmes indigènes de l’île, estime Rafael Borroto-Páez, biologiste spécialiste des espèces invasives à l’Institut de géographie tropicale de Cuba, situé à La Havane, dont l’une des études précédentes portant sur les espèces de reptiles et d’amphibiens invasives avait également révélé une faible présence de ces dernières à Cuba.
L’équipe a également noté la présence sur l’île d’une dizaine de plantes invasives ou potentiellement invasives, comme le palmier de montagne (Chamaedorea elegans), une plante d’intérieur populaire aux États-Unis mais indigène à l’Amérique centrale, ou encore l’euphorbe trigona (Euphorbia trigona), une autre plante en pot aux airs de cactus très appréciée qui peut pousser en buisson dense dans la nature. Ces espèces, principalement originaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique, sont absentes des autres îles des Caraïbes. Leur présence serait donc révélatrice des partenaires commerciaux de Cuba.
UNE QUESTION POLITIQUE
Si les plantes ont contribué à façonner les sociétés, la politique et le commerce, l’inverse est également vrai, estime Meghan Brown. « La politique a eu une influence sur l’écologie moderne », déclare-t-elle.
Il est cependant difficile de démontrer l’existence d’une relation de cause à effet avec des données complexes, souligne James Ackermann, écologue spécialiste des plantes à l’université de Porto Rico qui n’a pas pris part à l’étude. Certaines données suggèrent ainsi que la plupart des espèces invasives ont été introduites à Porto Rico avant les années 1960, à une période où l’île était déjà une escale majeure pour les navires de commerce internationaux. Si Cuba avait suivi un schéma d’introduction similaire, peu d’envahisseurs seraient alors arrivés depuis la révolution cubaine, et ce indépendamment de l’isolation de l’île. L’écologue estime que cette éventualité pourrait être écartée si les introductions de plantes exotiques à Cuba avaient été cartographiées au fil du temps.
La nouvelle étude de Meghan Brown et de ses collègues identifie le principal responsable de l’introduction de plantes invasives : le tourisme. En général, parmi les 20 îles pour lesquelles des données relatives au commerce et au tourisme étaient disponibles, le nombre d’introductions corrélait davantage avec le nombre de touristes plutôt que les échanges commerciaux.
« Les îles où le tourisme est très important, comme celle de Grand Cayman ou de Saint-Thomas, comptent des centaines d’espèces [invasives] supplémentaires par rapport à nos estimations initiales pour ces zones », rapporte Meghan Brown.
À l’échelle des Caraïbes, le secteur touristique est limité à Cuba. Peu de bateaux de croisière y font escale par exemple. Ces derniers partent souvent du sud de la Floride, carrefour probable de montée à bord des plantes invasives.
Certains envahisseurs écologiques sont introduits par les touristes eux-mêmes. Cela peut se produire de manière involontaire, en descendant d’avion ou de bateau avec des graines coincées dans les semelles de leurs chaussures, ou de façon volontaire, en apportant des plantes à des proches vivant aux Caraïbes, explique Meghan Brown. L’introduction de ces espèces invasives résulte cependant majoritairement du tourisme, à l’image des fleurs exotiques ornementales rapportées dans les îles pour créer une atmosphère tropicale des plus agréables dans les jardins des hôtels et des maisons de vacances. La liane à caoutchouc de Madagascar est ainsi appréciée des paysagistes pour ses grandes fleurs roses.
« C’est un secteur très important », remarque Julissa Rojas-Sandoval de l’université du Connecticut, qui n’a pas pris part à cette étude. Cette écologue spécialiste des plantes a démontré dans l’une de ses études que près de 40 % des plantes invasives présentes dans les îles des Caraïbes étaient des espèces ornementales, dont le secteur du tourisme est très friand.
Selon elle, cette nouvelle étude souligne la nécessité de contrôler l’introduction des espèces exotiques destructrices au sein des écosystèmes caraïbéens, qui pâtissent déjà d’une perte d’habitat. Les espèces invasives rendent « encore plus vulnérables [les écosystèmes indigènes], ce qui menace encore plus la faune et la flore unique des Caraïbes ».
Sur certaines îles, comme la Nouvelle-Zélande, le risque d’introduction d’espèces exotiques a été en partie réduit grâce à la réglementation des espèces pouvant être importées dans le pays et au contrôle des marchandises importées, sans qu’il soit nécessaire de fermer les frontières.
Alors que les secteurs du tourisme et du commerce cubains devraient croître dans les prochaines années, Rafael Borroto-Páez espère que les décideurs politiques de l’île intensifieront les efforts de protection contre les espèces invasives pour contribuer « à la préservation de l’exceptionnelle diversité des Antilles ».
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.