Un tsunami devrait engloutir ce paisible village norvégien

Dans quelques années, une vague de 100 mètres de haut risque d’engloutir ce village idyllique. Les habitants, qui préfèrent rester sur place, se préparent à la catastrophe.

De Anna Fiorentino
Publication 2 nov. 2024, 11:04 CET
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Vue de Geiranger et du fjord du même nom, dans l’ouest de la Norvège. À flanc de montagne, une profonde fissure risque de générer un éboulement si important qu’il pourrait provoquer un tsunami mortel.

PHOTOGRAPHIE DE Lucas Vallecillos, VWPics, Redux

Ayant grandi au sein d’une ferme familiale sur le flanc particulièrement escarpé d’un fjord norvégien, Magne Åkernes a appris à vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, et plus particulièrement avec une fissure dissimulée dans la paroi rocheuse. 

« Quand j’étais petit, nous retirions la mousse de tourbe qui poussait par-dessus la fissure pour éviter que les gens et les animaux ne tombent dedans », raconte Magne Åkernes, aujourd’hui âgé de 90 ans, par l’intermédiaire d’un interprète. « Nous y jetions des pierres et évaluions la profondeur de la fissure grâce au son de l’impact. »

En 1958, sa famille fut la dernière à quitter les célèbres fermes abandonnées du district norvégien de Sunnmøre, le long des fjords Sunnylvsfjorden et Geirangerfjord. Des années plus tard, en revenant sur les lieux à l’occasion d’une partie de chasse, il y a fait une découverte déconcertante : la fissure, qu’il pouvait autrefois facilement enjamber, s’était agrandie. Åkernes, qui doit son nom à la montagne qui se sépare actuellement en deux, se souvient avoir écarquillé les yeux quand il a évalué la largeur de la fissure en écartant les bras. Sa famille a prévenu les autorités, qui ont fini par reconnaître la gravité de la situation.

Aujourd’hui, la fissure d’Åkernes s’étend sur 70 mètres de profondeur et progresse de neuf centimètres et demi par an. Il s’agit de l’une des fractures rocheuses les plus dangereuses au monde. Comme par le passé sur des falaises voisines, une partie de la montagne finira par glisser dans l’un des fjords les plus profonds de Norvège. Mais cet éboulement sera bien plus important que tout ce que la région a pu connaître jusqu’à présent : selon un modèle informatique, il risque de déclencher l’un des plus grands tsunamis de l’histoire. D’une hauteur de 100 mètres (supérieure à celle du tsunami qui a ravagé la Thaïlande en 2004), il engloutirait les écoles, les hôpitaux et les maisons des villages implantés au plus bas des fjords, qui, comme la vieille ferme d’Åkernes, se situent dans un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO.

La catastrophe pourrait frapper dans quelques mois comme dans des dizaines d’années. Heureusement, les villes menacées s’y sont préparées à l’aide d’un système d’alerte qui les préviendra suffisamment à l’avance pour évacuer la zone en toute sécurité, et d’une nouvelle technologie de drainage qui pourrait servir à stabiliser le flanc de la falaise.

 

LE CHANGEMENT CLIMATIQUE FRAGILISE LES FALAISES

Partout dans le monde, les falaises rocheuses se remplissent d’eau en raison de l’augmentation des pluies (et de la fonte du pergélisol) provoquée par le changement climatique, ce qui augmente le risque de tsunamis par glissement de terrain. Sous la surface, ces montagnes ressemblent à des mosaïques. Si plus rien ne soutient ces débris de roche en équilibre précaire, ils finiront par céder. Dans les étroits fjords de l’ouest de la Norvège, les rochers qui dévaleraient les falaises de 800 mètres de haut percuteraient brutalement la surface de l’eau, ce qui dirigerait l’énergie vers le haut et amplifierait considérablement la hauteur du raz-de-marée occasionné.

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    Ce site, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, est considéré par l’organisation internationale comme l’un des plus beaux endroits de la planète.

    PHOTOGRAPHIE DE Planet One Images, Universal Images Group, Getty Images

    Selon des modèles moins destructeurs d’alerte précoce, les roches le long d’Åkernes cèderaient plus lentement. Les éboulements consécutifs, sans tampon entre la montagne et l’océan, provoqueraient ainsi des tsunamis plus petits, mais toujours dangereux.

    Dans un cas comme dans l’autre, à partir du moment où les lasers capables de détecter à distance le moindre mouvement de la fissure, ne capteront ne serait-ce qu’une légère accélération, les 10 000 habitants des villages du fjord, notamment ceux entre Geiranger et Stranda, jusqu’à Tafjord, et même jusqu’à certains quartiers riverains de la ville d’Alesund, seront évacués et déplacés de chez eux. Comme tous les éboulements se décomposent avant de s’écrouler, ces alertes précoces devraient permettre aux habitants d’évacuer les lieux avant l’écroulement final.

    Dans ce fjord norvégien que l’UNESCO considère comme l’un des plus beaux endroits de la planète, le changement climatique ne fera qu’accélérer le processus. 

    « Il y aura plus de précipitations, ce qui va accroître le mouvement [des roches] et occasionner plus de chutes de pierres. Il suffirait d’un mois de très fortes pluies pour accélérer le processus », explique Gustav Pless, géologue au centre de surveillance des éboulements du gouvernement norvégien, construit en 2004 pour surveiller l’Åkernes. Sans cette surveillance avancée, le tsunami provoqué par l’effondrement d’Åkernes dans l’océan pourrait être la catastrophe la plus meurtrière de l’histoire de la Norvège.

    Outre le fait de surveiller l’Åkernes, la pays cherche également des façons d’arrêter un tsunami meurtrier, comme un système de stabilisation coûteux, mais très prometteur qui permettrait d’évacuer l’eau de pluie de la montagne, à l’instar d’un système utilisé pour la première fois avec succès en 1987 près de Revelstoke, en Colombie-Britannique, au Canada.

    Grâce à ces systèmes d’alerte précoce, les scientifiques affirment que les villageois du fjord (et les nombreux touristes qui visitent la région tant qu’il en est encore temps) ne sont pas en danger immédiat. Les éboulements et les avalanches (l’une d’elles ayant déjà enseveli la ferme d’Åkernes en 12 secondes) font partie du patrimoine local. Mais il pourrait s’agir du plus destructeur que la région ait connu, en particulier au fond de ce système de fjords sinueux. C’est là, où la falaise escarpée atteint les nuages et où l’eau plonge jusqu’aux profondeurs du Grand Canyon, que se trouve l’un des villages les plus pittoresques de Norvège, Geiranger.

     

    GEIRANGER, UN VILLAGE AU BORD DU GOUFFRE

    Me voilà dans une voiture de location surdimensionnée, en train de descendre un labyrinthe de virages en épingle à cheveux sur Eagle Road, où un tunnel devrait être construit pour sécuriser l’évacuation de la population en cas de tsunami pendant la saison des avalanches. En bas de la route se trouvent un petit, mais magnifique plateau et son étrange point de repère : une église construite en 1842, qui signale, par pure coïncidence, jusqu’où déferlerait la crête du tsunami sur le rivage. Tout ce qui se trouve en dessous (soit la plus grande partie du village) serait décimé.

    Plusieurs générations ont vécu parmi les fermes du fjord et ses majestueuses cascades depuis la découverte de Geiranger par un bateau de croisière qui transportait la reine en 1869. Ce village très uni de 230 habitants existe grâce et pour le tourisme pendant les mois du soleil de minuit. Cela représente 3 050 visiteurs par an et par habitant.

    Katrin Blomvik Bakken, responsable UNESCO du Norwegian Fjord Center, m’emmène voir une exposition permanente au cœur de la ville, qui rend hommage aux 200 personnes qui ont péri dans la région lors d’éboulements et d’avalanches au cours du siècle dernier. On y trouve une affiche de film de 2015 du thriller « The Wave », nominé aux Oscars, filmé à Geiranger et « projeté par les villageois avant sa sortie… pour éviter la panique », explique Bakken.

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    Vue d'un chalet niché dans la montagne. Le tourisme est l'un des principaux moteurs économiques des communes de la région. En raison du risque permanent de tsunami, un système d'alerte précoce a été mis en place pour évacuer les résidents et les visiteurs.

    PHOTOGRAPHIE DE Juliette Robert, Haytham-rea, Redux

    « La loi exige un préavis de 72 heures », explique le maire Jan Ove Tryggestad, à propos de certains villages de sa municipalité, dont Geiranger et son voisin Hellesylt, qui seraient les plus durement touchés et dont beaucoup d’habitants n’auraient nulle part où aller.

    La magie de Geiranger s’estompe lorsque j’entre dans l’un des centres d’alerte précoce aux éboulements les plus avancés au monde. Il est situé dans la ville industrielle voisine de Stranda, qui est également en alerte au tsunami. Pless est assis devant des écrans qui affichent des graphiques géotechniques, des mesures effectuées à l’aide d’instruments installés à dix minutes d’hélicoptère au-dessus de l’ancienne ferme d’Åkernes.

    En 1963, un rocher s’est détaché du Monte Toc en Italie, percutant l’un des plus hauts barrages du monde et tuant 2 000 personnes. Cette tragédie a conduit à la mise en place du premier système de drainage des eaux de glissement de terrain au Canada, suivi par d’autres en Nouvelle-Zélande et dans les Alpes suisses. Le drainage continu et constant des précipitations en montagne peut créer suffisamment de friction entre les fractures de la roche pour stabiliser temporairement la paroi rocheuse. C’est le cas depuis 35 ans dans un site canadien et dans d’autres endroits où il a cependant fallu installer des trous de drainage supplémentaires pour maintenir la stabilisation.

    « La fissure d’Åkernes finira par bouger plus rapidement. Nous ne pouvons cependant pas prévoir la vitesse à laquelle elle progressera avant de s’effondrer », explique Pless, qui se rendra au Canada cet automne pour évaluer le drainage. « Elle pourrait s’agrandir de 50 centimètres par jour comme de 50 centimètres par an. Reste à savoir quand, et c’est là toute la difficulté. »

     

    VIVRE SUR PLACE, EN DÉPIT DES RISQUES

    La première fois que j’ai essayé d’amarrer un bateau lors d’une randonnée sur la paroi abrupte d’un fjord, je me suis retrouvée à aider des touristes dont le canoë avait chaviré après un coup de vent et de fortes pluies (ces « floings », comme les appellent les habitants de la région, sont de plus en plus fréquents avec le changement climatique). Lors de ma deuxième tentative (où l’on m’a avertie du risque de serpents venimeux) je suis restée seule sur un quai à saluer un bateau de touristes, en me demandant dans quoi je m’étais embarquée. Au départ du sentier délabré, j’ai pensé au fait qu’un seul caillou de la taille d’une balle de baseball pouvait très bien me tuer. Mais c’est au cours de cette randonnée en solitaire, entre les gazouillis des oiseaux et les chutes d’eau, que j’ai compris ce qui poussait les villageois à rester.

    Après avoir parcouru 270 mètres dans le fjord, j’ai contemplé une ferme historique abandonnée, Skageflå, où, avant sa destruction partielle lors d’un éboulement en 1873, les parents attachaient des cordes autour de leurs enfants afin d’éviter qu’ils ne tombent dans le fjord. Je suis ensuite passée à côté d’une autre ferme, Knivsflå, qui est en train d’être convertie en résidence d’été par les descendants des propriétaires d’origine.

    « Le danger de la nature fait partie de notre vie », soutient Monja Mjelva, dont le beau-frère est en train de reconstruire Knivsflå et dont la belle-famille possède le Hotel Union de Geiranger depuis 125 ans.

    En aval du fjord, chez l’historien Astor Furseth, on remarque qu’il manque un bout de la paroi rocheuse, emporté par le célèbre tsunami de 17 mètres du Tafjord qui a tué 41 personnes en 1934. Les nombreux survivants interrogés par Astor Furseth n’avaient jamais parlé de ce qui s’était passé, jusqu’à ce qu’il leur pose la question cinquante ans plus tard.

    « Un homme qui avait perdu sa sœur et s’était échappé de justesse s’est mis à pleurer lorsqu’il a essayé de me raconter son histoire », se souvient Furseth. « Il m’a ensuite appelé pour me demander si nous pouvions réessayer. Il est arrivé exactement la même chose. »

    Je repense à Åkernes enfant, en train de ramer sur son bateau pour se rendre à l’école dans le fjord, quand il a échappé de justesse à un autre rocher dévalant la montagne qui s’est écrasée sur sa bouée d’amarrage. Lors de tous les célèbres éboulements dans la région (ceux de Loen en 1905 et en 1936) sa famille n’a pas bougé.

    Bien qu’ils soient conscients des risques, peu d’habitants ont quitté Geiranger. Ils ont à la place creusé des canyons pour se protéger des éboulements et ont construit leurs maisons autour des trajectoires des avalanches. Car, à Geiranger, aussi imprévisible et dangereuse que puisse être la nature, sa beauté reste éternelle. 

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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