Ces volcans sous-marins abritent un véritable trésor : la vie
À Panarea, une des îles Éoliennes, des gaz s’échappent d’une chambre magmatique et se mêlent à la froide Méditerranée, créant des bulles acides. Dans l’Antiquité romaine, les marins mouillaient là pour nettoyer leurs bateaux des coquilles de bernacles.
Retrouvez cet article dans le numéro 285 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
La nuit et la mer sont belles, ce soir-là, tandis que notre navire longe la côte italienne et glisse vers le sud. Je suis à la barre du Victoria IV et pourrais aisément suivre le cap en regardant les instruments sophistiqués à bord. Mais comment résister à l’envie de me laisser guider par ce que l’on appelle le « phare de la Méditerranée » ? Cette petite lumière rougeoyante à l’horizon n’est pas l’oeuvre des hommes, mais plutôt des éruptions de lave incandescente du Stromboli, volcan de l’île éponyme de l’archipel des Éoliennes, au nord de la Sicile. Bien que cette lueur vacillante soit à peine perceptible de loin, elle existe depuis des millénaires et nous voguons droit vers elle.
L’archipel des Éoliennes comprend sept îles principales et se situe au coeur du système volcanique sous-marin le plus actif de Méditerranée. L’essentiel de son activité survient bien en dessous de la croûte océanique. Je suis venu ici avec Francesco Italiano, l’un des plus grands volcanologues italiens, et son compatriote, l’éminent cinéaste Roberto Rinaldi, pour documenter notamment les sources hydrothermales qui se forment sur les flancs des volcans et rejettent des rideaux de bulles composées de gaz chauds riches en minéraux. L’activité volcanique dans cette région reste une menace pour des millions de personnes installées sur la côte méridionale du pays, et c’est la raison pour laquelle Francesco Italiano et ses collègues cherchent un moyen de mieux anticiper les éruptions.
En tant que biologiste, j’aimerais savoir quels types d’espèces s’adaptent et survivent dans un milieu aussi hostile à la vie. Nous espérons que cette expédition nous révélera quelques secrets.
Nous accostons à Panarea, plus petite des îles Éoliennes, et plongeons dans des eaux acides peu profondes. La légende dit que, durant l’Antiquité, les marins romains mouillaient là pour débarrasser la coque de leurs navires des coquilles de bernacles. Si le volcan de l’île est considéré comme endormi, sous l’eau, en revanche, il bourdonne d’activité. Des tourbillons relâchent une odeur de soufre. Des bulles de dioxyde de carbone et de sulfure d’hydrogène remontent à la surface avec une telle régularité que nous avons l’impression de nager sous une averse tombant à l’envers. Les effets de l’acidité sur la vie marine sont visibles partout dans ce paysage dépourvu de coraux et d’organismes à coquille. Le tube calcaire d’un ver marin installé trop près des bulles commence à se dissoudre. Ailleurs, les posidonies exhibent des feuilles blanchies et brûlées.
Seules les bactéries anaérobies, qui n’ont pas besoin d’oxygène pour survivre, semblent prospérer. Elles forment sur les parois rocheuses un feutre épais qui ondoie sous les caresses acides. Nous sentons aussi cette acidité nous brûler le visage ; après plusieurs heures dans cet environnement corrosif, nous avons les lèvres et les joues gercées, et les robinets chromés de notre matériel de plongée sont oxydés.
Là où les coulées de lave sont les plus anciennes, la vie recolonise déjà les formations rocheuses. De jeunes pousses attirent des prédateurs comme Antiopella cristata, une limace aux excroissances dorsales tachetées de blanc.
Au large de Panarea, les scientifiques utilisent un système de surveillance du bruit des bulles pour déterminer l’augmentation ou la diminution de l’activité volcanique. Francesco Italiano a pu établir un lien entre l’intensification de ce bruit et une importante éruption du Stromboli. Mais il lui faut davantage de preuves et il a besoin de notre aide pour explorer un site unique qu’il a découvert il y a une dizaine d’années, lors d’une campagne de cartographie des fonds marins. Le sonar avait identifié une vallée étroite située dans un axe étrangement parfait entre Panarea et Stromboli, à 20 km de là. Le site mesure 90 m de long sur 15 m de large. Il est couvert à perte de vue de hautes et fines cheminées d’oxydes de fer cristallisés, qui se sont formées durant des milliers d’années. Francesco Italiano a baptisé l’endroit la « vallée des 200 volcans ».
Nous descendons à 75 m. On se croirait sur Mars, dans ce paysage rouge, orange et jaune. Mais, à l’inverse de la planète rouge, ce lieu hostile est bien vivant et semble étouffer d’un excès d’activité. Il exhale, gronde, éructe. Gaz et eau chaude s’échappent des cheminées. Tandis que l’une se forme, une autre s’écroule déjà. Il règne ici une impression de précarité, mais telle est la vie sous-marine : à la fois fragile et obstinée.
J’observe un petit ver plat glisser incognito entre les algues couvrant les flancs rouges d’une cheminée. On comprend mal quel intérêt il a à s’aventurer sur des oxydes de fer dans une eau acide chargée de dioxyde de carbone.
Un pycnogonide fait son apparition. Ses longues pattes convergent vers un corps si petit qu’il est presque inexistant. Le seul autre endroit où j’en ai vu un de cette taille, c’était en Antarctique.
Afin de recueillir les échantillons dont a besoin Francesco Italiano, nous insérons un thermomètre dans les petits évents tout en haut des cheminées et remplissons une fiole d’eau chaude et une autre de gaz. Nous ne pouvons faire des prélèvements que dans vingt d’entre elles avant de devoir remonter à la surface. Nous sommes restés une heure au fond de la mer et devons en passer trois de plus, nous et nos échantillons, à la remontée pour décompresser.
Ile volcanique active, Stromboli déverse sans cesse des roches et du sable qui recouvrent les organismes marins. Au milieu des coraux mous à demi ensevelis par un glissement de terrain, une grande roussette témoigne du renouveau de la vie.
De retour à bord du Victoria IV, nous mettons le cap sur Stromboli. De fréquentes secousses ont conduit le volcan à expulser des cendres, des roches et du sable qui ont tout détruit sur leur passage. Un des côtés du Stromboli est couvert d’oliviers et de figuiers ; un autre est un corridor noirci où les coulées de lave et les débris rocheux glissent vers la mer. Je suis curieux de voir comment l’écosystème sous-marin récupère après le dernier grand glissement de terrain de 2022.
Durant notre plongée, des étendues de cystoseires – des massifs d’algues jaunâtres débordants d’une vie animale cachée – disparaissent soudain sous du sable noir et des rochers. En y regardant de plus près, nous repérons une succession d’espèces pionnières qui ont commencé leur travail de reconquête de la zone. Non loin de là, des gorgones blanches, à moitié enterrées dans le sable noir d’une coulée récente, ont survécu de justesse. Une grande roussette juvénile, d’environ 20 cm de long, fait son apparition. Ce bébé requin, au sort incertain, est le symbole parfait d’un écosystème renaissant.
Les glissements de terrain successifs ont aussi miraculeusement épargné un superbe piton de roche volcanique, une aiguille s’élevant à 40 m de hauteur. Roberto Rinaldi l’a découverte il y a trente ans et, quand nous la localisons sur le fond marin remodelé, nous remarquons qu’elle abrite une vie sous-marine florissante, précisément parce qu’elle a été épargnée. On parle beaucoup de la fragilité de la nature; pourtant, celle-ci s’accroche, résiste et attend son heure.
Telles des cloches de cristal, des clavelines bleutées, des animaux invertébrés, semblent trouver des conditions de vie idéales ici, sans compétition avec d’autres espèces. Les endroits comme celui-ci sont rares en Méditerranée.
Après trois semaines passées au pied des volcans, nous faisons notre dernière plongée dans la baie de Naples, à environ 1,5 km du rivage. Roberto Rinaldi veut explorer un trou au fond de la mer. Les scientifiques en ignorent tout, mais, pour les pêcheurs locaux, l’endroit est légendaire. Il existerait une mystérieuse « bouche » au fond de la baie qui avalerait filets, lignes et casiers, sans jamais les restituer. Dire que cette plongée est attirante serait pur mensonge : l’eau est verte, trouble et froide, et le fond jonché de déchets. Il n’y a rien à voir, seulement un sentiment de curiosité à satisfaire. Se peut-il que, sur ce sol marin meuble et plat à des kilomètres à la ronde, se tienne l’entrée d’une cavité verticale si mystérieuse qu’aucun instrument n’en a jamais sondé la profondeur ?
Alors que nous descendons, nous atteignons soudain le bord de l’ouverture. La boue cède la place à de la roche noire. Ma jauge de profondeur indique 50 m quand nous nous glissons dans le trou obscur. L’eau est trop trouble pour en distinguer le périmètre, mais on peut imaginer un grand puits d’un diamètre de plus de 10 m. À 75 m de profondeur, le cylindre s’ouvre sur un gouffre si vaste que les faisceaux de nos lampes n’atteignent aucune paroi. À 95 m, nous touchons le fond. En regardant au-dessus de nous, vers l’entrée du puits, nous distinguons une lueur verte si lointaine qu’on dirait un trou de souris. Puis nous repérons les parois de la salle et découvrons que tout un écosystème s’y est établi. La roche noire est couverte de petits invertébrés filtreurs et parcourue par quelques crustacés à longues pinces. Parmi ces créatures dont les jours sont comptés, nous identifions une espèce rare : une éponge carnivore.
La « vallée des 200 volcans » s’étire sur un axe entre deux monts de la chaîne des Éoliennes. Ces cheminées se sont formées durant des millénaires, à mesure que les oxydes de fer chauds qui en sortaient cristallisaient au contact de l’eau froide.
Une image obtenue au sonar résout le mystère de l’endroit: nous sommes au centre d’une énorme salle circulaire, comme dans une gigantesque carafe à vin dont le long col étroit s’élargirait brusquement en une large base. Il s’agit probablement d’une ancienne chambre magmatique vidée de sa lave. Tôt ou tard, elle s’effondrera sur elle-même, provoquant un petit tsunami qui viendra clapoter gentiment sur les plages de Naples. Nous avons apporté du matériel pour les scientifiques et l’installons sur le fond de la salle pour mesurer la circulation, la température et l’acidité de l’eau, et percer les secrets de ces profondeurs.
Nous remontons avec une sensation étrange. Notre aventure a débuté dans un monde familier : avec le ciel, la surface de l’eau, la mer et les fonds marins. Pourtant, nous n’avons pas seulement plongé jusqu’au fond de la mer, mais plutôt en dessous. Et là, il y a de la vie.