Un nouveau souffle : et si nous remettions le CO2 là où nous l'avons trouvé ?
Réduire à zéro les émissions de CO2 ne sauvera pas le monde. Nous devrons aussi l’extraire à grande échelle de l’atmosphère. Une telle entreprise nécessitera un effort planétaire, le plus ambitieux de l’histoire de l’humanité.
Au large de la Norvège, des scientifiques contrôlent un mésocosme – un milieu expérimental clos – afin de voir comment l’eau de mer absorbe le CO2 de l’air à partir de substances alcalines. Ils s’interrogent sur la possibilité d’accélérer ce processus naturel.
Retrouvez cet article dans le numéro 290 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Ces derniers siècles, l'extraction, l'abattage, la combustion, le forage, le pompage, la métallurgie, l'éclairage, l'aérospatiale et l'industrie ont injecté 2 400 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l'atmosphère terrestre. Soit autant d’émissions annuelles que celles de 522 milliards de voitures ou de 65 véhicules par personne vivant dans le monde aujourd’hui.
Dans une vallée déserte et lunaire à 30 km de Reykjavik, en Islande, Edda Aradóttir est déterminée à renvoyer ce dioxyde de carbone (CO2) d’où il vient. Pour l’instant, les quantités traitées sont modestes, mais elles augmenteront fortement ces prochaines années. En réinjectant du CO2 dans le sous-sol, la scientifique cherche à prendre le contrepied d’une des actions qui a le plus bouleversé l’histoire de l’humanité : extraction de quantités phénoménales de carbone souterrain sous la forme de combustibles fossiles, qui ont été le moteur de la civilisation moderne et en sont aujourd’hui devenus le fléau.
Le temps lui manque, comme à nous tous. Les phénomènes météorologiques extrêmes et les pics inédits de température en lien avec le changement climatique sont déjà là. Et ils vont certainement s’aggraver.
Dans un igloo en aluminium installé sur ces étendues volcaniques, Edda Aradóttir, ingénieure chimiste et de réservoir et PDG de l’entreprise islandaise Carbfix, m’explique comment le CO2 piégé est mélangé à de l’eau, puis injecté dans un système de tuyaux complexe qui plonge à environ 750 m sous terre. Là, le CO2 dissous rencontre le basalte poreux et forme de petites taches beiges dans la roche magmatique souterraine. Elle me tend un échantillon. Ces mouchetures et ces rayures incarnent une ambition aussi simple qu’incroyablement audacieuse. Car, si peu nombreuses soient-elles, ces molécules de CO2 – captées dans l’air, minéralisées et pétrifiées – ne réchauffent plus la planète.
La centrale électrique de Drax, au Royaume-Uni, amorce une transition du charbon aux granulés de bois. Elle devrait, à terme, capter le CO2 à la sortie des cheminées et l’amener vers de gigantesques réservoirs sous la mer du Nord. Pour les détracteurs du projet, la combustion de bois « renouvelable », venant surtout des forêts nord-américaines, ne vaut guère mieux pour l’environnement que de brûler du charbon.
Comme edda aradóttir, d’autres scientifiques et entrepreneurs se sont embarqués dans des projets ambitieux – et parfois controversés – afin d’extraire le CO2 de l’atmosphère et de l’enfermer. Tous ont un objectif commun : faire baisser la concentration de CO2 atmosphérique, restée stable durant des milliers d’années à 280 parties par million (ppm) – ou un peu en dessous – jusqu’à la révolution industrielle, au milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui, ce chiffre atteint environ 420 ppm. Autrement dit, la concentration de CO2 dans l’atmosphère a augmenté d’à peu près 50 % depuis 1850. À mesure qu’il croît, le CO2 piège la chaleur et provoque un réchauffement de la Terre de plus en plus dangereux. Pour les partisans du captage du CO2, cette entreprise, menée à très grande échelle ces prochaines décennies, permettra de contribuer à faire baisser ce chiffre.
Mais toutes ces initiatives ont aussi un autre point commun. Selon leurs nombreux détracteurs, l’idée même d’extraire le carbone de l’atmosphère nous détourne d’une mission bien plus urgente : la réduction drastique des émissions de CO2 à la source. Plus de 500 organismes de défense de l’environnement ont notamment signé une pétition qui exhorte les responsables politiques des États-Unis et du Canada à « abandonner le mythe néfaste et périlleux du CSC » (pour captage et stockage géologique de CO2), l’une des principales façons d’éliminer ce gaz. Le document dénonce une « dangereuse diversion conduite par les grands pollueurs qui ont précisément créé l’urgence climatique » – faisant référence aux projets d’ExxonMobil, de Chevron et d’autres géants pétroliers de se lancer dans le business du captage de CO2. Il est révoltant, pointent les critiques, que les principaux responsables de cette catastrophe mondiale s’apprêtent maintenant à en tirer profit en promettant des solutions pour y remédier.
L’expression « aléa moral », qui désigne l’idée que l’on continue à prendre des risques si l’on se croit à l’abri des conséquences, est souvent convoquée dans ce débat : si les décideurs, sans parler des citoyens lambda, se disent qu’un coup de baguette magique peut nous débarrasser du CO2, ils s’inquièteront peut-être moins du pétrole, du gaz et du charbon que l’on continue de puiser dans le sous-sol. Les partisans de l’extraction du CO2 affirment, eux, qu’il est indispensable de mener de front les deux démarches : réduire les émissions futures et remédier aux impacts des émissions passées. « Il est évident que c’est une solution au problème, même si ce n’est pas la solution, souligne Edda Aradóttir. Cela devra s’ajouter aux autres mesures à prendre dans le monde pour décarboner l’ensemble de l’énergie que nous utilisons. »
Grâce aux émissions de CO2 de la centrale de Hellisheiði, en Islande, Vaxa Technologies cultive des microalgues qui sont destinées à l’alimentation. L’absorption de CO2 par l’aquaculture pourrait contribuer à la baisse de l’immense empreinte carbone de la production alimentaire.
Matthew Warnken, président de l’entreprise australienne Corporate Carbon, me l’explique ainsi : « On me demande tout le temps si c’est le remède miracle au changement climatique. Je réponds que non. Mais c’est un instrument dont nous allons avoir besoin. » Ce constat repose sur les projections du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), qui conclut que toute gestion réaliste de l’urgence climatique doit passer par une extraction de CO2 à très grande échelle. Pour empêcher que la hausse mondiale des températures franchisse le seuil critique de 1,5 °C par rapport à l’époque préindustrielle, il faudra parvenir à la neutralité carbone et extraire jusqu’à 12 milliards de tonnes de CO2 par an d’ici à 2050. Le défi est colossal : nous produisons chaque année le triple d’émissions de gaz à effet de serre.
À l'heure actuelle, la quasi-totalité du CO2 séquestré l’est naturellement ou grâce à des solutions classiques « naturelles », comme planter des arbres et modifier les pratiques agricoles pour une meilleure rétention du carbone dans les sols. Pour le moment, les technologies comme celle du « captage direct dans l’air », mis en oeuvre par Carbfix en Islande, ne représentent que 0,1 % de l’élimination du CO2.
Planter des arbres et cultiver autrement ne permettra pas de résoudre la crise actuelle, souligne le Giec, d’autant que cela risquerait de mobiliser des terres et de l’eau nécessaires aux cultures alimentaires. L’extraction de CO2 reste néanmoins très coûteuse et son efficacité n’est pas attestée à très grande échelle. Ce secteur émergent commence toutefois à attirer des fonds conséquents, qui, selon les parties prenantes, feront avancer les travaux de recherche et développement (R & D) nécessaires pour faire baisser les prix du captage direct dans l’air et d’autres techniques d’élimination du CO2.
Climeworks, l’entreprise suisse qui exploite avec Carbfix la centrale de captage en Islande, a levé 650 millions de dollars auprès de sociétés de capital-risque en 2023 – soit le plus grand investissement privé à ce jour dans ce domaine. Ses clients – dont Microsoft, JPMorgan Chase et la société de paiement Stripe – sont soucieux d’acheter des « compensations » certifiées pour pouvoir affirmer que les émissions liées à leurs activités sont neutres, voire négatives.
Selon Jan Wurzbacher, cofondateur de Climeworks, le prix du captage direct dans l’air va beaucoup baisser, comme ceux des panneaux solaires et des éoliennes ces dernières années. Les modules proposés par son entreprise peuvent être acheminés partout dans le monde par voie maritime, ferrée ou routière, et s’assemblent aussi bien que des Lego. « Rien ne s’oppose à la construction de centaines de milliers, voire de millions de ces modules, affirme-t-il. Y a-t-il un aléa moral ? C’est possible. Mais que peut-on y faire ? Il y a vingt ans, on aurait peut-être pu choisir l’une ou l’autre option. Aujourd’hui, il faut faire les deux et compléter par d’autres mesures. La situation exige une mobilisation tous azimuts. »
Un igloo géodésique en aluminium est éclairé par un drone sur un champ de lave près de Reykjavik. L’entreprise islandaise Carbfix y pétrifie du CO2 préalablement piégé : cette méthode est la référence en la matière, car le stockage est quasi permanent.
Cet Allemand diplômé en génie mécanique s’est fixé d’ambitieux objectifs. Il projette d’extraire une mégatonne de CO2 par an, soit un million de tonnes, d’ici à 2030. Puis 100 mégatonnes par an d’ici à 2040 et une gigatonne d’ici à 2050. Aux prix actuels, le chiffre d’affaires annuel de Climeworks représenterait plus de deux fois celui d’Apple. Jan Wurzbacher balaye la comparaison, car il s’attend à une baisse majeure du coût de la tonne d’air dépollué.
La centrale de Climeworks en Islande, première du monde à avoir une dimension commerciale, fait appel à des ventilateurs et des filtres géants pour capter le CO2, le tout alimenté par géothermie. Ce qui rappelle l’une des limites de cette innovation – du moins, dans son état actuel. Les projets de captage direct dans l’air doivent fonctionner avec une énergie renouvelable propre, sans quoi ils émettront presque autant de carbone qu’ils en élimineront.
Avec sa longue tignasse brune et son enthousiasme, Jan Wurzbacher ne fait pas ses 40 ans. Il personnifie l’optimisme juvénile – et peut-être une certaine malice – qui caractérise tant de start-up du secteur. Lors d’un discours à Londres, il y a quelques années, il a illustré son approche en balançant des sacs-poubelle de 5 kg sur scène. Jeter ses détritus n’importe où serait le moyen le plus facile et le moins cher de les gérer, a-t-il lancé à l’assemblée, mais la société a décidé il y a longtemps que ce n’était pas convenable, ce qui explique que nous consentons à des dépenses supplémentaires afin de collecter les déchets et de les éliminer correctement. Il a conclu qu’il faudrait en faire autant avec les gaz à effet de serre, dont l’humanité a globalement laissé les émissions échapper à toute taxe, toute limite et toute sanction.
Aujourd’hui, éliminer le CO2 de l’atmosphère a une valeur : comme tout autre produit sur le marché, elle correspond au prix que les particuliers et les entreprises sont prêts à payer. Et certains pollueurs sont prêts à dépenser gros.Chaque fois qu’une compagnie aérienne promet d’atteindre la « neutralité carbone » d’ici à 2030, ce n’est pas parce que les réacteurs de ses avions n’émettront alors plus de CO2, mais parce qu’elle achètera des crédits compensatoires auprès d’entreprises comme Climeworks et Carbfix.
Si ces fonds sont essentiels aux travaux de R & D, ils ne représentent pourtant qu’une infime fraction des sommes qui seront nécessaires, à terme, pour contribuer de façon concrète à stopper ou, tout du moins, à faire ralentir le changement climatique. Cet effort se mesurera probablement en milliers de milliards d’euros, ce qui en fera l’un des plus colossaux projets industriels de l’histoire.
Une plateforme pétrolière, Transocean Enabler, procède à des forages d’injection de plus de 2 km sous le fond de la mer du Nord pour créer un réseau de réservoirs sous-marins pouvant absorber 1,5 million de tonnes de CO2 par an.
Au coeur de l'Outback Australien se trouve un immense gisement de gaz naturel baptisé Moomba. Situé à douze heures de route au nord d’Adélaïde, il est accessible, aux seules personnes munies d’une autorisation, par une voie qui devient une piste de terre rouge à l’approche de l’une des régions les moins densément peuplées de la planète. L’atout de Moomba et de l’immensité australienne, m’affirme Julian Turecek, c’est qu’ils constituent un cadre idéal à l’exploitation de dizaines de milliers de modules solaires pouvant piéger le CO2 et l’enfermer sous le sol poussiéreux. « Du soleil, de l’espace et du stockage !, s’exclame-t-il. L’Australie dispose de tout cela en abondance. »
Grâce à des contrats financés indirectement par Stripe et les maisons mères de Facebook et de Google, l’entreprise de Julian Turecek, Aspira DAC, met au point les modules dans un laboratoire de Brisbane et l’entrepreneur prévoit d’installer les premiers à Moomba en 2024. Aspira DAC est affiliée à Corporate Carbon, une firme australienne commercialisant des crédits certifiés de carbone éliminé de l’atmosphère.
Chaque module peut capter un total de 2 tonnes de CO2. Sa forme et sa taille sont proches de celles d’une tente pour deux personnes, et chacun de ses côtés est formé d’un panneau solaire de 2 m. Ces panneaux alimentent un ventilateur soufflant de l’air sur une structure alvéolaire en polymère qui filtre le CO2, et le rejette dans un système de récupération. Les batteries des modules sont assez puissantes pour fonctionner toute la nuit, tant qu’il y a eu assez de soleil pour les recharger.
« Nous pensons que, à terme, il y en aura des centaines de milliers, dans plusieurs régions reculées d’Australie, affirme Rohan Gillespie, directeur exécutif de Southern Green Gas, une start-up en énergies renouvelables qui fabrique les modules en coopération avec Aspira DAC. Il pourrait y en avoir 1 ou 2 millions. »
Un avantage de l’extraction du CO2 tient au fait qu’elle peut être menée n’importe où sur Terre, car le gaz se disperse si vite et complètement dans l’atmosphère que sa concentration est généralement uniforme tout autour du globe.
À masse équivalente, le varech et autres algues absorbent plus de CO2 que les arbres. Camila Jaber, apnéiste mexicaine, a exploré en 2022 une vaste forêt de varech au large de la Terre de Feu, en Argentine, pour déterminer si ces milieux pourraient être démultipliés et devenir un des principaux puits de carbone du monde.
L’Australie est pionnière de la recherche dans ce domaine grâce à de généreuses subventions publiques, qui ne doivent pas qu’à l’altruisme. Scott Morrison, Premier ministre conservateur au pouvoir de 2018 à 2022, entendait faire du pays un leader dans cette technologie, qui, selon lui, permettrait d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Mais l’Australie est aussi le premier exportateur mondial de charbon et Scott Morrison n’a exprimé aucune volonté d’en fournir moins à la Chine, à l’Inde et à d’autres pays en développement, pas plus que le pays n’a amorcé de transition pour que ce combustible fossile ne soit plus sa principale source d’électricité. En ce sens, la politique de Scott Morrison illustrait précisément l’aléa moral contre lequel mettent en garde les écologistes, c’est-à-dire compter sur l’absorption du CO2 pour éviter ou retarder la transition énergétique qui exige de renoncer aux sources d’énergie plus polluantes et émettrices de carbone, comme le charbon, le pétrole et le gaz. Le gouvernement plus modéré qui a remplacé celui de Scott Morrison en 2022 est tout aussi partisan du captage du CO2, mais aussi plus volontariste pour ce qui est de remplacer les emplois de l’industrie houillère par ceux des énergies vertes.
Le captage direct dans l'air reste la façon la plus attirante d’éliminer le CO2, la principale solution technologique et celle qui, selon ses partisans, a le plus de chance d’être démultipliée à l’échelle gigantesque dont nous avons besoin, selon les estimations fournies par le Giec. Cette technique a pour père spirituel Klaus Lackner, un physicien qui dirige le Centre pour les émissions négatives de carbone (CNCE) à l’université d’État de l’Arizona.
Lorsque je lui rends visite dans son laboratoire, à Tempe, il est occupé à tester la dernière version de ses « arbres mécaniques » : des dispositifs hauts de trois étages qui aspirent, filtrent et stockent le CO2. Il m’explique qu’ils captent environ mille fois plus de CO2 que les vrais arbres. Et ils piègent ce gaz plus efficacement dans la durée. Après tout, un arbre finit par rejeter celui-ci à sa mort.
« Je suis convaincu que nous pouvons régler le problème à un prix abordable ! », affirme Klaus Lackner, qui travaille sur son idée depuis plus de vingt ans. D’après lui, si elle n’a pas encore fait son chemin, c’est parce que le secteur est confronté à un cercle vicieux : il a besoin d’une large manne financière pour mener les recherches nécessaires à la montée en puissance de cette technologie afin d’en faire baisser fortement le prix par tonne ; mais, tant que les prix restent élevés, il est difficile de lever des fonds.
Des entrepreneurs s’emploient à transformer le CO2 en produits de consommation, notamment des diamants. Aether crée ces joyaux à partir du CO2 de l’atmosphère plutôt que par extraction minière, énergivore. « Chaque carat des diamants que nous fabriquons retire un peu de CO2 de l’air », déclare l’entreprise.
Toutefois, la situation est peut-être en passe de changer. L’ambitieuse loi américaine sur la réduction de l’inflation du gouvernement Biden, promulguée en 2022, affecte des fonds au développement et des abattements fiscaux aux entreprises qui conçoivent ou utilisent des technologies de captage direct dans l’air. Récemment, 1,2 milliard de dollars a été alloué à deux centrales de captage du CO2 dans le sud du Texas et en Louisiane. Parenthèse sémantique : les notions d’« élimination du CO2 » et de « captage du CO2 » ont aujourd’hui un usage interchangeable, mais, pour les spécialistes, ils ont une origine et un sens distincts. Le captage du CO2 désigne sa suppression au niveau d’une source concentrée d’émissions, comme la cheminée d’une usine ; son élimination fait référence à toute technique qui permet d’extraire du CO2 de l’atmosphère.
Klaus Lackner cite aussi un chantier en cours dans l’ouest du Texas à l’initiative de Carbon Engineering, un consortium canadien récemment acquis par Occidental Petroleum, qui construit une centrale de captage direct dans l’air bien plus grande que l’usine islandaise. Le futur site, qui doit absorber jusqu’à 1 million de tonnes de CO2 par an (l’équivalent de 217 000 voitures retirées de la circulation), se trouve dans le Bassin permien. Autrement dit, l’un des berceaux de l’industrie pétrolière pourrait aussi devenir une région où l’on réinjecte d’immenses quantités de CO2 issues des énergies fossiles à l’endroit même où il a été extrait du sous-sol.
Selon Klaus Lackner, l’essentiel n’est pas de savoir si cette technologie fonctionne, mais plutôt de déterminer le prix que la société sera prête à payer pour la mettre en oeuvre. « À 600 dollars la tonne, les gens se disent que ce n’est pas faisable, explique-t-il. À 100 dollars, ils penseront sans doute : “C’est cher, mais ça en vaut peut-être la peine.” À 50 dollars : “Ça devient tentant.” Et à 10 dollars la tonne, plus personne n’hésiterait. »
Pour le physicien, plusieurs milliers de centrales d’extraction de CO2, implantées partout dans le monde sur des parcelles dont la surface totale équivaudrait à peu près à celle de l’Italie, permettraient de réduire suffisamment la concentration de CO2 atmosphérique pour empêcher le changement climatique de causer des dégâts catastrophiques. Quant à savoir si ce scénario se concrétisera, il me livre une réponse lapidaire que d’autres partisans du captage direct dans l’air m’ont faite sous une forme ou une autre : « J’ai confiance en la technologie, mais je me méfie de la politique. »
« Que faire du CO2 piégé ? Vous pouvez le transformer en produits utiles jusque-là fabriqués à partir d’énergies fossiles », explique Nicholas Flanders, cofondateur et PDG de Twelve, entreprise qui fabrique du carburant pour l’aviation avec du CO2 et de l’eau.
La politique – ou plutôt l’absence de politique – à laquelle il fait référence renvoie à l’incapacité des États à facturer les émissions de CO2, sous forme d’impôt ou de quotas d’émissions cessibles. Lui aussi convoque l’analogie des déchets dont Jan Wurzbacher m’a parlé à Zurich. « Nous pouvons et nous devons faire la même chose avec le carbone, affirme Klaus Lackner, car nous savons à quel point c’est dommageable pour la planète. Mais nous n’y sommes pas arrivés. Selon moi, il ne s’agit pas tant d’un problème technologique que d’un problème de volonté collective – ou de manque de volonté collective. »
Dans la baie de Litlle Peconic, un matin de juillet 2022, à Long Island, près de New York, j’ai été témoin d’un curieux spectacle. Un cortège de véhicules de chantier a déchargé et nivelé 400 m3 de sable vert, qui a ensuite été mélangé à celui de la plage. Pendant ce temps, une équipe de scientifiques s’appliquait à prendre des mesures. Tout ce sable importé à North Sea Beach Colony n’était rien de moins que le coup d’envoi d’un projet pilote qui ambitionne d’adapter l’extraction de CO2 aux deux tiers de la planète recouverts d’océans.
L’opération revient à accélérer considérablement des phénomènes naturels à l’oeuvre dans la météorisation, explique Kelly Erhart, cofondatrice et PDG de Vesta, l’organisation basée à San Francisco qui mène ces travaux de recherche. Vesta espère faire naître une filière commerciale qui, un jour, pourrait extraire le CO2 grâce aux océans pour seulement 35 dollars la tonne. « Nous étudions les cycles à long terme de la Terre pour déterminer s’il est possible de les accélérer, afin d’inverser les dégâts du changement climatique, détaille-t-elle. Nous voulons mobiliser un processus qui prend normalement des millions d’années et le réduire à quelques décennies. D’où l’urgence de s’y mettre. »
Le sable vert déchargé sur Long Island est en réalité de l’olivine sous forme de poudre, un silicate de fer et de magnésium que l’on retrouve en abondance dans le manteau supérieur de la Terre. En présence d’eau, l’olivine absorbe le CO2 à l’issue d’un procédé chimique naturel qui produit des bicarbonates piégeant le carbone. La quantité de CO2 absorbée augmente proportionnellement avec la surface disponible d’olivine – ce qui est la raison pour laquelle Vesta utilise une olivine spécifique réduite en cristaux microscopiques.
Comme Vesta, toute une branche de la recherche sur l’élimination à grande échelle du CO2 s’intéresse aux océans. Les partisans de cette méthode affirment que parler constamment de planter des arbres pour absorber le CO2 cache une forêt de solutions sous-marines : les algues, à masse équivalente, peuvent piéger quarante fois plus de carbone que les arbres.
Grâce à un procédé qui imite la photosynthèse, Air Company a mis au point des produits de luxe, dont de la vodka. L’entreprise affirme que chaque bouteille élimine de l’air environ 500 g de CO2.
Au Post Carbon Lab, à Londres, Dian-Jen Lin et Hannes Hulstaert créent des vêtements aux propriétés photosynthétiques, à partir d’encres microbiennes (ci-contre) qui captent du CO2 de l’atmosphère et rejettent de l’oxygène. « Traditionnellement, la mode est fondée sur l’exploitation de la nature, souligne Dian-Jen Lin. Nous devons inverser cette tendance. »
« Si nous utilisons le cadre naturel offert par les océans et que nous créons d’immenses îles d’algues, nous pourrions observer une baisse notable du principal moteur du changement climatique », souligne Pia Winberg, une écologue des systèmes marins, alors que nous visitons une ancienne usine de papier sur le littoral de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie. Elle a réhabilité le site pour en faire un centre dédié aux algues.
PhycoHealth, l’entreprise qu’elle a créée en partie pour faire connaître le potentiel des algues dans la lutte contre le réchauffement, propose une impressionnante gamme de produits à base de ces végétaux : kombucha, fettucine et granola, mais aussi compléments alimentaires et produits probiotiques, cosmétiques et dermatologiques. Les végétaux macèrent et mijotent dans de grandes cuves en acier pendant que Pia Winberg m’explique ce qui l’a poussée dans ce secteur. Elle qui est déjà une chercheuse réputée des milieux marins a ainsi ajouté une nouvelle corde à son arc.
« Les algues pourraient dépolluer le monde, mais, à l’heure actuelle, personne n’en est conscient, explique-t-elle. J’ai fini par comprendre que je ne pouvais plus me contenter d’écrire des articles scientifiques : il fallait que je vende aux gens un produit qui les intéresse. Si c’est un ingrédient qui entre dans la composition de notre alimentation quotidienne, on peut sensibiliser au fait que les algues ont le pouvoir miraculeux de guérir la Terre. »
Pia Winberg et d’autres militent pour une intervention des États, car il leur paraît trop difficile que des entreprises collectent individuellement les capitaux nécessaires à l’émergence d’un tel secteur. Selon eux, de gigantesques « fermes d’algues » en mer pourraient rapidement absorber le CO2 et le piéger pendant les décennies nécessaires pour réduire la concentration de CO2 atmosphérique et stabiliser le climat. Certes, cela impliquerait de mobiliser une grande superficie marine, mais modeste comparée à la totalité des océans. Pour autant, même les défenseurs du projet estiment que des recherches supplémentaires sont indispensables pour s’assurer que la démarche est efficace et sans danger.
La production de ciment correspond à 7 % des émissions mondiales de CO2. L’usine Heidelberg Materials de Brevik, en Norvège, pense utiliser énergies alternatives et captage de CO2 afin d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2030.
Lorsqu'il était enfant à Montevideo, en Uruguay, Aldo Steinfeld s’est pris de passion pour la chimie – loisir qui a failli être fatal le jour où un mélange de substances colorées a mis le feu à l’appartement de sa grand-mère.
Il n’y a pas eu de victime, mais aujourd’hui, quasi cinquante ans plus tard, il joue toujours avec le feu. Désormais, ses expériences se déroulent sur le toit du bâtiment des sciences de l’École polytechnique fédérale de Zurich. Sa spécialité : les énergies renouvelables et, en particulier, le graal du captage et du recyclage du CO2, à savoir la fabrication d’hydrocarbures à partir des seuls air ambiant et lumière du Soleil.
À l’aide de miroirs dodécagonaux assemblés sous la forme d’un grand parasol, Aldo Steinfeld me montre comment concentrer les rayons lumineux en un faisceau d’une telle intensité qu’il décompose le CO2 et l’eau de l’air, qui forment ensuite deux flux distincts : d’un côté, le monoxyde de carbone et l’hydrogène, soit la base d’un combustible synthétisé grâce au Soleil et, de l’autre, l’oxygène, qui est renvoyé dans l’atmosphère. « C’est une économie circulaire, c’est ça qui est formidable », résume le scientifique en me montrant une petite fiole de ce liquide, une solution durable pouvant remplacer dans les véhicules les carburants fossiles comme le kérosène, l’essence ou le diesel. « Il n’y a pas plus de CO2 envoyé dans l’atmosphère, car il est collecté et réutilisé. Si nous arrivons à synthétiser du kérosène à partir de l’air ambiant et à faire en sorte qu’il atteigne la neutralité carbone, alors nous aurons la solution à nombre de nos problèmes. Imaginez un peu ! »
Cet étonnant concept n’est pas encore commercialisé, car beaucoup de coûteux panneaux solaires sont nécessaires pour obtenir un minuscule volume de carburant. Aldo Steinfeld est persuadé qu’installer dans des sites stratégiques d’immenses centrales photovoltaïques, sur l’équivalent d’environ 0,5 % du Sahara, pourrait entraîner une baisse spectaculaire des prix et permettre la production de kérosène de synthèse neutre en CO2 pour l’aviation mondiale. Belle perspective… Mais, pour l’heure, à part deux compagnies aériennes et l’aéroport de Zurich qui ont promis de tester ce carburant, personne n’a investi dans l’infrastructure colossale nécessaire à la concrétisation de ce projet.
L’usine de captage direct dans l’air qu’exploite Climeworks en Islande – la plus grande du genre dans le monde – élimine 4 000 t de CO2 par an. Cela représente l’équivalent des émissions annuelles d’environ 500 foyers.
Il n’empêche que l’idée d’Aldo Steinfeld est brillante. Peut-être que les générations futures se demanderont pourquoi nous avons tant tardé à nous engager sur la voie de l’utopie énergétique. Pour l’instant, l’élimination du CO2 (sans parler de son recyclage) s’apparente à un insurmontable casse-tête. Nous n’aurions peut-être jamais eu à en passer par là si nous avions pris la mesure des dommages il y a des décennies, quand il est devenu évident que les émissions anthropiques réchauffaient le globe. À la place, nous sommes confrontés à une extraction de CO2 très coûteuse, qui risque d’être à la fois contre-productive (le fameux « aléa moral ») et absolument indispensable.
Le carbone n'est toutefois pas notre ennemi, loin s’en faut. Composé fondamental des molécules organiques, il sera toujours essentiel à la vie. Environ 18,5 % de la masse corporelle d’un être humain est composée de carbone – ce qui est supérieur à tout autre élément, hormis l’oxygène. Les plantes en ont aussi besoin pour la photosynthèse. Reste qu’il y a trop de CO2 dans l’atmosphère : c’est un génie que nous avons fait sortir de sa lampe, sans parvenir aujourd’hui à l’y renvoyer. Il faudra pour cela mobiliser toute l’ingéniosité dont nous pouvons faire montre. « Nous y arriverons, assure Klaus Lackner, confiant en la technologie. Nous sommes capables d’approvisionner le monde en énergie et de faire le ménage derrière nous. »
J’espère qu’il a raison. À la fin de mon séjour en Islande, j’ai voulu revoir le site de Climeworks et Carbfix, où Edda Aradóttir m’avait montré l’échantillon de basalte moucheté de CO2 piégé. Là, l’air que l’on respire est aussi pur qu’il l’était avant la révolution industrielle.
Sur le toit d’un bâtiment de l’École polytechnique fédérale de Zurich, en Suisse, une petite « raffinerie solaire » capte du CO2 et de l’eau pour produire ce qui sera, à terme, du kérosène neutre en CO2, espèrent les chercheurs.
La centrale de Climeworks n’est certes pas très impressionnante : on y voit quelques conteneurs empilés et équipés de ventilateurs géants. Pour l’instant, elle élimine seulement 4 000 tonnes de CO2 en un an, soit trois secondes de nos émissions mondiales annuelles. Autant dire rien. Il n’empêche que cette centrale pourrait un jour être comparée à la première usine de Henry Ford ou au premier vol des frères Wright en Caroline du Nord. Le lieu pourrait devenir le berceau d’une révolution, le site où commence enfin le refroidissement de la Terre, obtenu en réinjectant le carbone là d’où il vient.