Dans les Carpates, retour à l'état sauvage

Sur les cimes des Carpates roumaines, des projets ambitieux de restauration d’écosystèmes anciens prennent forme. Loups, lynx, ours et bisons commencent à y prospérer de nouveau. Mais à quel prix pour les populations qui vivent à leurs côtés ?

De Isabella Tree
Photographies de Jasper Doest
Publication 9 nov. 2024, 10:42 CET
Un des derniers territoires sauvages d’Europe, au coeur des Carpates roumaines, ici dans les environs de ...

Un des derniers territoires sauvages d’Europe, au coeur des Carpates roumaines, ici dans les environs de Sătic, le redevient plus encore grâce à la réintroduction des bisons. 

PHOTOGRAPHIE DE Jasper Doest

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Sur le seuil de sa ferme à Sătic, un village des Carpates roumaines, Florin Horia Baros attend. La colère se lit sur son visage. Vers minuit, l’agriculteur a été surpris par un remue-ménage dans sa porcherie. « Arrivé par la rue, un ours a franchi la clôture, défoncé le portail de l’étable et attaqué les cochons. Je l’ai chassé avec mes chiens », raconte-t-il. Quelques heures plus tard, l’ours brun est revenu, pour s’attaquer à une autre dépendance. Deux porcs ont été retrouvés morts dans la cour. Un troisième, bien que vivant, titubait autour de l’enclos, le dos écorché par les dents et les griffes du plantigrade. Un quatrième a disparu.

Le lendemain de l’attaque, j’accompagne Bogdan Sulică, le chef d’une équipe d’intervention rapide de la Fondation Conservation Carpathia. Depuis 2009, cette organisation s’efforce d’obtenir le soutien de la population locale pour protéger les forêts et la faune menacées de la région. Financée par des philanthropes internationaux et par l’une des plus importantes subventions de l’Union européenne en matière d’environnement, Conservation Carpathia s’est donné pour but de créer un nouveau parc national de 200 000 ha dans les monts Făgăraş, dans les Carpates. Les défenseurs du projet y voient l’opportunité de créer le Yellowstone du Vieux Continent, où les zones de nature sauvage se réduisent comme peau de chagrin.

Les vallées encaissées couvertes de forêts et les sommets de 2 500 m des Făgăraş constituent l’une des plus vastes zones non peuplées d’Europe centrale. Elles abritent des habitats d’une incroyable diversité : des forêts de conifères comprenant des zones humides, des crêtes et des prairies alpines, mais aussi des forêts de saules, de sorbiers et de bouleaux de haute altitude, ainsi que des épicéas, des sapins, des ormes, des sycomores et des hêtres en contrebas, sur les versants. On y trouve plus de 1 500 espèces de plantes – endémiques pour beaucoup d’entre elles – et des oiseaux rares comme l’aigle royal, le tichodrome échelette et la chouette de l’Oural. Et c’est sans compter les sangliers, les loups, les lynx et, bien sûr, les ours.

La réintroduction des bisons, après une absence d’environ 200 ans, contribue à fertiliser les sols et ...

La réintroduction des bisons, après une absence d’environ 200 ans, contribue à fertiliser les sols et favorise aussi la venue d’autres espèces.

PHOTOGRAPHIE DE Jasper Doest

Le travail de Bogdan Sulică, qui est l’un des 149 employés de Conservation Carpathia, consiste à aider à résoudre les conflits liés aux animaux sauvages dans les villes et les villages dispersés aux abords du futur parc. Il a peu dormi. « Cet ours a tué onze cochons ces quatre derniers jours, explique-t-il. Mais le pire, c’est qu’il ne semble craindre ni les hommes ni les chiens. Et il est malin. Il ne vient jamais deux fois au même endroit. » Pour ce natif de la région, le rêve d’un parc national est en jeu. Ces dernières années, le nombre d’incidents liés aux ours dans les Făgăraş a baissé – seuls quatre-vingt-quinze sont survenus en 2023 –, mais cela reste encore beaucoup trop. En juillet, après qu’un randonneur a été mortellement blessé, le pays a relevé son quota d’abattage de 220 à 481 animaux. « Ces attaques risquent de diaboliser tous les ours, estime Bogdan Sulică. Or, en tant qu’espèce, ils jouent un rôle important dans l’écosystème. Nous avons besoin d’eux. »

En effet, les ours bruns font office de formidables agents de dissémination des graines. Ils peuvent manger le tiers de leurs poids en baies chaque jour et les excréter à près de 1 km plus loin, leur permettant de germer dans un amas d’excréments riche en nutriments. Ils disputent aussi les charognes aux renards, blaireaux et sangliers, ce qui permet aux populations de proies de ces prédateurs plus petits de se reconstituer.

Limiter les conflits entre l’homme et l’animal va devenir une nécessité croissante dans toute l’Europe où, d’ici à 2030, on estime que 20 millions d’hectares de terres, pour la plupart reculées et ayant un faible rendement, seront abandonnées en raison du déclin de l’agriculture et de la croissance des zones urbaines. Autrefois persécutés au point d’être menacés d’extinction, mais aujourd’hui protégés par la législation, les loups, les ours et les lynx sont de plus en plus introduits dans les pays de l’Union européenne, où l’on recense aujourd’hui 20 300 loups gris. À elle seule, l’Allemagne compte déjà près de 185 meutes.

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    PHOTOGRAPHIE DE Jasper Doest

    Cette opportunité historique pour la nature coïncide avec l’adoption, en juin dernier, d’une loi visant à restaurer au moins 20 % des terres et des mers de l’Union européenne d’ici à 2030. Des organisations à but non lucratif, telles que Rewilding Europe, basée aux Pays-Bas, et Endangered Landscapes & Seascapes Programme, au Royaume-Uni, envisagent la réintroduction d’autres animaux n’ayant pas été vus depuis des siècles, parmi lesquels l’élan, le buffle d’eau, le bison et le castor d’Europe, ainsi que d’autres grands herbivores.

    Avec le retour de la faune sauvage, le tourisme pourrait relancer des économies rurales en déclin. Une seule espèce charismatique peut exercer un énorme pouvoir d’attraction. Il en va ainsi sur l’île écossaise de Mull, où les visiteurs se rendent pour observer des pygargues à queue blanche, ce qui génère l’équivalent d’au moins 5,4 millions d’euros de revenus par an pour l’île.

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