L'Amazone, fleuve le plus majestueux du monde

En se jetant dans l’Atlantique, l’Amazone continue de façonner son environnement jusque dans l’espace marin lointain.

De Angelo Bernardino
Publication 10 oct. 2024, 17:48 CEST
Dans les Antilles, à près de 1 200 km de l’embouchure de l’Amazone, des démosponges – ...

Dans les Antilles, à près de 1 200 km de l’embouchure de l’Amazone, des démosponges – dont certaines ont plus de 2000 ans – prospèrent sur ce récif à Tobago grâce aux nutriments propulsés loin dans l’Atlantique par la puissance du fleuve.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

Retrouvez cet article dans le numéro 301 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

Au cinquième jour de notre expédition dans l'archipel de Bailique, les lieux défient toutes mes attentes. Nous sommes à l’extrémité orientale de l’Amazone, là où le fleuve le plus majestueux du monde se jette dans l’océan. Je suis professeur d’université, écologue de la vie marine et brésilien. Je sais que l’Amazone déverse dans l’océan plus d’eau que le débit cumulé des six plus grands fleuves de la planète après lui. Et ce voyage, en février 2024, est ma deuxième mission de recherche dans l’archipel de Bailique, qui se situe dans l’estuaire où se mêlent l’eau douce et l’eau salée. 

Mais j’ai beau être déjà venu, quand je contemple le cours d’eau depuis le robuste petit bateau à moteur qui nous transporte d’un village à l’autre, je n’arrive pas à en prendre la mesure. Mon collègue Felipe Vieira et moi ne cessons d’en discuter, à tue-tête par-dessus le rugissement du moteur ou assis au bord de l’eau, après avoir tenté de nous débarrasser de la sueur et de la chaleur de la journée dans la maison où nous avons accroché nos hamacs. Comme moi, Felipe a grandi au Brésil, mais si loin d’ici que, pour lui, l’Amazonie était surtout une abstraction, une cause à défendre, un pan de l’histoire nationale et de son imaginaire.

Ses dimensions sont tellement colossales que je n’arrive pas à croire que c’est un fleuve. Felipe me fait remarquer que, partout où l’on pose le regard, l’horizon se résume à la rencontre de l’eau et du ciel.

Une telle étendue d’eau ne ressemble pas à l’Amazone tel que se le figurent la plupart d’entre nous – Brésiliens et étrangers, soit presque tout le monde à l’exception des gens qui vivent ici. D’abord, il y a les couleurs : la surface est striée d’étranges bandes distinctes, de couleur bleu-gris ou marron. Les deux teintes font des tourbillons ou s’alignent sans jamais se mélanger. Le bleu-gris correspond à l’eau salée de l’océan ; le marron, à l’eau du fleuve, obscurcie par les alluvions qui ont été charriées sur les plus de 1 600 km de largeur du bassin amazonien, depuis les petits ruisseaux des forêts de nuages andines jusqu’aux affluents des plaines inondables du centre de l’Amazonie.

Ensuite, il y a les débris. Des restes végétaux. Des carcasses d’animaux. Des fragments rocheux. L’eau du fleuve en est si chargée, et son volume est tel au moment où elle longe les îles de Bailique vers la pleine mer, qu’elle résiste au mélange avec l’eau salée qui crée habituellement un estuaire saumâtre. Au lieu de ça, l’eau douce de l’Amazone poursuit sa course, quasi intacte, dans l’Atlantique, se frayant un chemin vers le nord, guidée par les courants des marées, au-delà du Guyana. Les océanographes désignent ce phénomène sous le nom de « panache de l’Amazone ». Celui-ci fonce jusqu’à la mer des Antilles, l’eau fluviale et les sédiments formant un tout grâce à leur masse et à leur force de propulsion.

Sur une île à l’embouchure de l’Amazone, Angelo  Bernardino, écologue des milieux marins, est assis dans la mangrove. Avec des collègues du monde entier, il étudie ces arbres  résistants, essentiels au stockage du carbone et à la vie des espèces côtières.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

Chaque matin, Felipe et moi commençons par naviguer sur le panache – y entrant et en sortant tour à tour. Notre excellent batelier local, Chico da Silva, sait manœuvrer parmi ces curieuses bandes de couleur. Souvent, son petit bateau est si violemment ballotté par les flots qu’on doit s’agripper aux bords. La zone est régulièrement sujette à des pluies torrentielles qui s’abattent sans préavis et s’arrêtent tout aussi subitement. Les populations insulaires vivent dans des dizaines de villages éparpillés. Quand Chico nous dépose sur un nouveau ponton, nous remontons des escaliers en bois boueux jusqu’aux passerelles qui servent de rue et de trottoir, et nous cherchons un chef de village.

« Bom-dia, senhor. Nous sommes rattachés à l’Université fédérale de l’Espírito Santo et nous participons à un projet de recherche sur les écosystèmes de l’Amazone. Le senhor accepte-t-il que nous posions quelques questions aux habitants de sa localité ? » (Au Brésil, on utilise la troisième personne pour se montrer particulièrement respectueux.) Avec son aval, nous continuons notre chemin sur la passerelle. Nous sollicitons des personnes qui se reposent sur leur porche, dans l’atmosphère chaude et humide. Quelques-unes refusent, trop occupées ou pas intéressées ; le plus souvent, elles nous font signe d’approcher, méfiantes mais curieuses. 

Les questions sont formulées simplement. Depuis combien de temps vivez-vous ici ? Quel usage faites-vous du fleuve, de l’océan, de la forêt ? La simplicité apparente cache parfois des interrogations majeures. Dites-moi ce qui vous inquiète. Dites-moi ce qui change. La nuit, dans mon hamac, je vois leurs visages : les pêcheurs, les cultivateurs de baies d’açaï, les femmes avec leurs jeunes enfants. Leurs histoires me tiennent éveillé.

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    Au point de rencontre de l’Amazone et de  l’Atlantique, l’inversion de marée peut être très violente. Quand celle-ci s’engouffre dans ce chenal, qui traverse la station écologique de Maracá-Jipioca, au  Brésil, l’eau peut monter de 10 m et créer d’énormes vagues.

    PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

    Le fleuve, nous racontent les habitants, n’est plus comme avant. Il est plus méchant. Il arrache des terres le long de ses rives. Ici, tout comme dans la forêt inondable, la construction des maisons tient compte des hausses du niveau de l’eau, mais les pilotis et les rez-de-chaussée surélevés ne suffisent plus lorsque le sol en dessous se dérobe, emporté par les eaux. La maison que Felipe et moi louons à Vila Progresso, le plus grand village de l’archipel, est pourvue d’un porche qui se trouve à une cinquantaine de mètres de la berge. Il y a dix ans, il donnait sur une autre rangée de maisons qui se si­tuaient entre le fleuve et nous. Toutes se sont écroulées. Terra caida, disent les habitants de Bailique : la terre effondrée.

    La jeune mère triste avec qui j’ai discuté la veille sait que la maison de sa famille au bord de l’eau est condamnée. Elle travaille à Bailique, où elle est cogérante d’une coopérative de pêche, mais son mari a emmené les enfants vivre à Macapá. C’est la ville la plus proche, à douze heures de bateau en amont du fleuve. L’accès à la scolarité y est plus fiable. Il y a bien quelques écoles sur les îles, mais il est maintenant difficile d’y aller. L’érosion des berges ronge ainsi le terrain d’un groupe scolaire qui va de la maternelle au lycée, ici à Vila Progresso. Et l’Amazone étant le seul véritable axe de circulation, les bateaux à moteur ne peuvent pas acheminer les écoliers lorsque les crues détruisent un ponton ou qu’un chenal d’accès se remplit subitement de vase charriée par le fleuve. 

    La terra caida n’est pas la seule catastrophe en cours dont nous entendons systématiquement parler. L’eau douce puisée dans le fleuve, qui approvisionne traditionnellement les foyers de l’archipel de Bailique, a maintenant un goût salé de nombreux mois de l’année. Suffisamment pour ne plus être potable et ne plus convenir à la cuisine et à la lessive. Les cultivateurs d’açaï se demandent quant à eux ce qu’il adviendra des petites parcelles d’arbres qu’ils gèrent et où ils grimpent pour récolter les baies. Les sols plus salés endommageront-ils les racines ? Modifieront-ils les récoltes ? Les familles de pêcheurs, de leur côté, observent la diminution, voire la disparition, des espèces d’eau douce dont elles dépendent – le poisson du mato, la forêt tropicale – pendant les mois aux eaux salées. Un pêcheur a raconté à Felipe qu’il avait appris à déceler une salinité élevée : l’eau scintille différemment, lui a-t-il expliqué.

    Bailique a les moyens de suivre l’actualité en dehors de l’archipel. Panneaux solaires et connexions à Internet par satellite y prolifèrent, et nous avons vu des pièces où le principal meuble était une télévision grand écran. Les explications qu’avancent les habitants, quand ils décrivent ce qui leur arrive, rejoignent nos convictions scientifiques. « Mudança do clima », le changement climatique, disent-ils notamment. Tout comme la montée des eaux se généralise, les violents événements saisonniers se font aussi plus fréquents. Dans la région, le fleuve s’élève particulièrement haut et avec une violence accrue pendant la saison des pluies, et ses eaux plus impétueuses arrachent les terres. D’autres mois de l’année, des sécheresses terribles surviennent – celle qui a frappé l’Amazonie en 2023 a été la pire jamais enregistrée. Le débit qui pousse l’eau douce vers l’océan s’en trouve affaibli, ce qui facilite l’infiltration de l’eau salée.

    Une tortue luth va pondre ses œufs sur une plage de Grande Rivière, un site de nidification prisé de l’espèce à Trinité, situé à plus de 1 600 km de l’embouchure de l’Amazone. Les tortues luths bénéficient des nutriments charriés par le fleuve et portés par son puissant panache jusqu’au cœur des Antilles.

    PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

    Des interventions humaines plus directes provoquent aussi des problèmes. Les barrages hydroélectriques construits ces dernières décennies sur un cours d’eau au nord de Bailique ont perturbé l’hydrologie de la région et les affluents qui se jetaient jadis dans l’embouchure de l’Amazone. De plus, cette zone marécageuse se prête à l’élevage des buffles d’eau, une opportunité qu’ont saisie certains agriculteurs locaux. 

    Ainsi, entre les barrages qui altèrent les courants et les buffles qui piétinent le lit des cours d’eau, l’équilibre écologique ancestral de Bailique – fleuve contre océan, eau salée contre eau douce – se trouve perturbé. Partout dans le monde, la hausse du niveau des mers est déjà responsable de crises dans les communautés littorales confrontées à l’érosion et à la salinisation. Felipe et moi voyons les habitants de Bailique chercher, comme tant d’autres, à s’adapter avec les moyens du bord. Ils construisent des citernes dans leur jardin pour collecter l’eau de pluie. Ils se déplacent vers l’intérieur des terres. Nous avons rencontré des familles qui ont déménagé six fois. Certains renoncent, et entassent tous leurs effets sur un ferry pour Macapá. « Mudou a agua, mudou a vida », constatait un pêcheur résigné, en se remémorant les amis et voisins qui sont partis : l’eau a changé et la vie aussi.

    J'ai pourtant découvert autre chose dans ces lieux, quelque chose qui était caché dans les terres sauvages de Bailique. « Camouflé » est peut-être un mot plus juste, car, lors de ma première expédition en 2022, j’ai d’abord été déconcerté de ne voir aucun signe de la végétation que je m’attendais à trouver en abondance autour de ces îles : la mangrove.

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