Le Gange, aussi sacré que pollué
Fleuve vénéré de l’Inde, le Gange est aussi une source majeure de pollution des océans. Une expédition de National Geographic a entrepris de documenter l’étendue de la pollution plastique dans le fleuve et ses origines terrestres.
Dans l’ouest de l’Himalaya, les rivières Bhagirathi et Alaknanda s’unissent pour former le Gange, en Inde, à Devprayag – « confluent sacré », en sanskrit. Mais le fleuve déverserait aussi chaque année plus de 6 200 t de déchets plastiques dans l’océan.
Au cours de la dernière décennie, le monde a pris conscience de l’accumulation croissante des déchets plastiques dans les océans. Les efforts pour trouver une solution à un problème qui ne cesse de s’aggraver ont été nombreux, inventifs – mais insuffisants. D’ici à 2040, la quantité de plastique qui se déverse chaque année dans la mer devrait tripler, pour atteindre 29 millions de tonnes par an. On se trouverait donc en face de 50 kg en moyenne de déchets plastiques pour chaque mètre de littoral dans le monde.
S’il n’est pas trop tard pour y remédier, affirment les scientifiques, le temps des demi-mesures est, en revanche, révolu.
Le plastique déjà présent dans les océans constitue une menace mortelle pour un large éventail d’espèces sauvages, du plancton aux poissons, tortues et baleines. On sait peu de choses sur la façon dont les déchets arrivent dans l’océan. Cependant, il est clair que les fleuves, surtout en Asie, comptent parmi les voies de transit majeures.
En 2019, la National Geographic Society a financé une expédition de recherche sur le Gange. De l’Inde du Nord au Bangladesh, son bassin est l’un des plus vastes et des plus densément peuplés de la planète. Quarante personnes – des scientifiques, des ingénieurs et une équipe d’assistance – venues d’Inde, du Bangladesh, des États-Unis et du Royaume-Uni ont parcouru deux fois la longueur du fleuve, avant et après la mousson, qui en augmente considérablement le débit. Des échantillons d’eau, de terre et d’air ont été prélevés alentour et plus de 1 400 riverains ont été interrogés. Objectif : en savoir plus sur la nature, la provenance du plastique et les raisons pour lesquelles il se retrouvait dans le Gange – pour finir sa course dans l’océan Indien.
Babu Sahni, un pêcheur de 30 ans, et son fils Himanshu Kumar Sahni, 8 ans, accostent à une rive de la Punpun, un affluent du Gange. Dans l’Inde rurale, le ramassage des déchets est rare et les décharges sauvages, comme celle-ci, sont courantes.
« Vous ne pouvez pas résoudre le problème si vous en ignorez la nature», explique Jenna Jambeck, professeure d’ingénierie environnementale à l’université de Géorgie, une des responsables de l’expédition. Ce sont ses recherches innovantes qui ont contribué à faire de ce type de pollution marine une préoccupation environnementale majeure: ainsi, en 2015, elle avait notamment établi l’estimation selon laquelle, en moyenne, près de 8 millions de tonnes de plastique finissent dans les océans chaque année. Comme la plupart des experts, Jenna Jambeck pense que la solution ne réside pas dans le nettoyage des océans, mais dans la réduction et le contrôle des déchets plastiques sur terre, d’où proviennent la majorité d’entre eux.
Par un doux après-midi de novembre, je rencontre Jenna Jambeck dans la cité antique de Patna, qui s’étend le long de la rive sud du Gange, à quelque 800 km de l’embouchure du fleuve, dans le golfe du Bengale. Elle marche lentement, les yeux rivés au sol, comptant les détritus un par un et les enregistre dans une application mobile qui localise leur emplacement. Patna, ville de plus de 2 millions d’habitants à la croissance rapide, dispose d’un service municipal de collecte des ordures depuis 2018 seulement. L’habitude de jeter les déchets dans la rue est un problème depuis longtemps.
Au cours de l’expédition de quatre-vingt-dix- huit jours, l’ingénieure et son équipe ont organisé 146 recensements, chacun sur l’équivalent d’un pâté de maisons, dans dix-huit communes le long du fleuve. Total : 89 691 déchets enregistrés. Ils ont aussi répertorié les produits vendus dans les magasins alentour – car, pour imaginer des solutions, dit Jenna Jambeck, il faut savoir ce qui « fuit du système » et ce qui ne fuit pas.
Les trois principaux déchets en plastique répertoriés par Jenna Jambeck étaient les films d’emballages alimentaires, les mégots de cigarettes et les sachets de tabac. Environ 40 % de ces déchets portaient des noms de marques internationales, y compris certaines dont le siège social se trouve aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Or l’un des objectifs de cette mission était justement d’attirer l’attention de ces firmes sur le problème. « Nous avons besoin que les personnes qui se trouvent à 8 000 km d’ici s’asseoient autour d’une table, prêtes à changer les choses, explique Jenna Jambeck. Comme le dérèglement climatique, les déchets plastiques sont un effet secondaire de notre accoutumance aux hydrocarbures – la plupart des plastiques sont fabriqués à partir de pétrole et de gaz. Et les conséquences, autant que les solutions, sont à la fois locales et mondiales. Une partie des déchets enregistrés par la chercheuse à Patna finissent dans les égouts, avant qu’une énorme conduite les déverse dans le fleuve et les mette sur la voie du golfe du Bengale.
Il y a foule au marché aux fleurs de Mullick Ghat, à Kolkata, avant le festival Durga Puja. En activité depuis les années 1850, près de l’Hooghly, un bras du Gange, il propose désormais des fleurs en plastique et naturelles –parfois dispersées sur la rivière en offrandes.
Le Gange est un des plus grands fleuves du monde. Vénérée par un milliard d’Hindous, « Mère Gange » est une déesse vivante ayant le pouvoir de purifier les âmes. Les sources du Gange jaillissent du glacier de Gangotri, dans l’ouest de l’Himalaya, à quelques kilomètres du Tibet, puis les eaux dévalent des canyons vertigineux jusqu’à la plaine fertile du nord de l’Inde. De là, le fleuve serpente vers l’est à travers le sous- continent jusqu’au Bangladesh, grossi par dix grands affluents. Juste après sa confluence avec le Brahmapoutre, le Gange se jette dans le golfe du Bengale. C’est l’un des plus grands fleuves du monde par son débit. Il alimente plus d’un quart de la population indienne, toute celle du Népal et une partie de celle du Bangladesh.
Preuve du caractère sacré du fleuve, l’eau ( jal) du Gange, appelée Ganga jal, en hindi, était rapportée aussi bien par les armées conquérantes que par les touristes. Les commerçants du XVIIe siècle estimaient que, pendant les longues traversées en bateau, elle restait plus « fraîche » que n’importe quelle autre. Malheureusement, le Gange est aussi depuis longtemps l’un des fleuves les plus pollués de la planète, souillé par les effluents toxiques provenant de centaines d’usines, dont certaines datent même de la période coloniale britannique. Ces usines ajoutent de l’arsenic, du chrome, du mercure, ainsi que d’autres métaux aux centaines de millions de litres d’eaux usées non traitées que le fleuve charrie encore quotidiennement. Les déchets plastiques ne sont que l’outrage le plus récent.
Malgré cela et en dépit du nombre parfois mortel de bactéries fécales, la croyance en la pureté mythique du fleuve perdure. De quoi compliquer les efforts entrepris pour le nettoyer. Sudipta Sen, qui enseigne l’histoire de l’Asie du Sud à l’université de Californie à Davis, a passé quatorze ans à écrire un livre sur le Gange. « En fait, ce fleuve est double, explique-t-il. Car il y a cette croyance qu’il peut s’autonettoyer et qu’il a des propriétés magiques. S’il peut se nettoyer seul, alors pourquoi s’inquiéter ? »
Cette croyance est d’autant plus forte lors de la mousson d’été, lorsqu’il est en crue. À Patna, capitale de l’État essentiellement rural du Bihar, il est rejoint par plusieurs grands affluents et il s’élargit considérablement. La mousson le transforme alors en un torrent déchaîné qui inonde régulièrement la région.
Tôt un matin, avec les membres de l’expédition de National Geographic, je traverse Patna pour rejoindre la rive nord du Gange et me rendre dans un petit village bordé de bananiers, peuplé de fermiers et de pêcheurs. Des filets de pêche en Nylon bleu effilochés s’y entassent. Ces filets abandonnés sont une source importante de pollution au plastique, qui met en danger les dauphins du Gange, les tortues et les loutres.
Le pêcheur que je suis venue voir dort. Alors, assise sur le ghat – les marches qui descendent vers la rivière –, j’observe les gens vaquant à leurs occupations matinales. Cinq femmes, accroupies sur la dernière marche, lavent leurs vêtements dans l’eau trouble. Des hommes arrivent pour se baigner. Chacun vide le shampooing d’un sachet en plastique avant de le jeter dans le fleuve. Lorsqu’ils ont fini, mains en coupe, ils recueillent de l’eau et la rendent à Mère Gange.
Sita Ram Sahni (assis), 70 ans, et son neveu Vinod Sahni, 50 ans, posent devant leur maison sur la rive nord du Gange, dans le Bihar. La famille pêche dans le fleuve depuis plus de cinquante ans. Autrefois en coton, leurs filets sont désormais en Nylon.
Goutam Mukherjee est marchand de fleurs. Il me dit avoir abandonné la vente de fleurs fraîches il y a des années. Nous sommes à Kolkata (Calcutta) dans l’un des plus grands et des plus célèbres marchés de gros de fleurs d’Asie. Autour de son étal, des stands proposent des guirlandes de soucis frais et de fleurs parfumées. Goutam Mukherjee m’énumère les raisons pour lesquelles ses fleurs en plastique, importées de Chine, sont mieux que les fleurs naturelles : bon marché, elles ont l’air vrai et ne se fanent pas.
Le miracle du plastique est arrivé assez récemment en Inde, si bien qu’il n’y a pas de mot hindi pour le désigner. Dans les années 1990, lorsque la croissance rapide de l’industrie mondiale du plastique a coïncidé avec la libéralisation de l’économie indienne, les biens de consommation en plastique peu coûteux ont amélioré la vie dans le pays. Les récipients de stockage, les sacs et les emballages en plastique permettent de préserver la fraîcheur des aliments plus longtemps. Les enfants aux pieds nus ont pu avoir des chaussures bon marché et les tissus synthétiques à bas prix leur ont permis de posséder plus de vêtements. Mais, avant la fin de la décennie, l’Inde s’est retrouvée submergée par les déchets d’emballages plastiques, incapable de les contenir.
Or ce problème s’étend maintenant des villes aux zones rurales et aux réserves naturelles. De nombreuses espèces, des léopards aux renards en passant par les oiseaux, ont été aperçues mangeant du plastique. Tout comme les éléphants du parc national de Rajaji, situé près de Rishikesh, au pied de l’Himalaya, qui se nourrissent dans les décharges alentour.
Dans presque tous les pays qui s’efforcent de limiter l’invasion des déchets en plastique, le problème vient surtout des emballages, dont la plupart sont jetés immédiatement après usage. Au niveau mondial, ils représentent 36 % des quelque 438 millions de tonnes de plastique fabriquées chaque année. Le problème de l’Inde a moins à voir avec la consommation par habitant qu’avec l’absence de système de ramassage adéquat. En France, en 2016, une personne produisait environ 44 kg de déchets plastiques par an – soit plus du double de l’Inde, qui totalise 20 kg par personne. Mais la France dispose d’un système de collecte et d’élimination des déchets qui fonctionne plutôt bien.
Le ramassage des ordures dans les villes indiennes est souvent inefficace et les taux de collecte sont faibles. C’est pire encore dans les zones rurales, où vivent environ deux tiers de la population. Dans l’État du Bihar, qui compte 129 millions d’habitants, les déchets plastiques sont brûlés ou déversés dans des décharges sauvages, où des animaux viennent se nourrir. Ou encore déposés sur un banc de sable pour que le Gange les emporte.
Heather Koldewey est une biologiste spécialiste des milieux marins et d’eau douce à la Société zoologique de Londres. Codirectrice de l’expédition de National Geographic, elle raconte que la croyance locale dans les capacités autonettoyantes du fleuve lui est apparue plus clairement lorsqu’elle l’a parcouru sur toute sa longueur : l’une des décharges municipales visitées par l’équipe était si près de la rive que le Gange en dévore une partie à chaque mousson.
« Dans les villes ou les agglomérations plus petites, il n’y a pas de gestion des déchets, explique Heather Koldewey. En réalité, la plus importante infrastructure de gestion des déchets est le fleuve lui-même. Les gens déposent leurs détritus le long des canaux asséchés du fleuve, en sachant que tout finira par être emporté. »
«C’est un problème assez difficile à régler. Remplacer le fleuve par un système de gestion des déchets équivalent serait en effet un investissement extrêmement coûteux. »
Des tanneurs font sécher des peaux sur des poteaux en bois, au bord d’un canal à Kolkata. Celui-ci charrie des déchets industriels et plastiques, ainsi que d’autres polluants vers le delta du Gange et le golfe du Bengale.
Alors, pourrait-on collecter les déchets dans le fleuve lui- même ? En 2017, deux études ont abouti à une conclusion surprenante : un petit nombre de fleuves – une des études en a identifié dix, l’autre vingt – étaient cause de l’écrasante majorité des rejets dans les océans. La plupart de ces fleuves coulaient en Asie et le Gange figurait en bonne place dans les deux études.
Une étude plus complète menée par certains de ces mêmes scientifiques a révélé qu’il faudrait nettoyer plus de mille fleuves et rivières pour réduire de 80 % la quantité de plastique charriée vers la mer. Pourtant, en Asie, en Afrique et sur le continent américain, des opérations de nettoyage des fleuves et des rivières sont en cours avec, à la clé, des résultats satisfaisants. Ainsi, à Baltimore, dans le Maryland, un bateau appelé « Mr Trash Wheel » (« M. Roue à ordures ») recueille les déchets dans le port depuis 2014.
Mais c’est à Boyan Slat que l’on doit le programme de nettoyage le plus ambitieux. Fondateur de l’organisation néerlandaise The Ocean Cleanup, Boyan Slat, 27 ans, est devenu célèbre alors qu’il était encore adolescent. C’est à ce moment-là en effet qu’il a annoncé un grand projet de nettoyage du vortex de déchets du Pacifique Nord, cette accumulation de débris marins, en grande partie en plastique, tourbillonnant dans cette zone de l’océan. Après avoir levé 26 millions d’euros, il a pu lancer son projet : un mât en forme de U, long de 600 m, qui ratisse les déchets des eaux de surface. Des océanologues lui ont dit qu’il s’agissait d’une mauvaise idée – arguant qu’il devrait faire fonctionner son dispositif indéfiniment, à des coûts insoutenables aussi longtemps que le plastique se déverserait dans le Pacifique, et qu’il serait quasiment impossible d’éliminer les microplastiques. Mais Boyan Slat a tenu bon et son dispositif est toujours là, recueillant principalement des filets de pêche abandonnés. Aujourd’hui, même ses détracteurs l’en félicitent.
Les habitants du bassin du Gange utilisent des escaliers tels que ceux de Chandi Ghat, à Haridwar, pour atteindre le fleuve et s’y baigner. La croyance hindoue dans les pouvoirs purificateurs du fleuve attire des millions de pèlerins chaque année, y compris pendant la pandémie de Covid-19.
Entre-temps, le Néerlandais s’est intéressé aux fleuves et aux rivières. C’est d’ailleurs son organisation qui a financé la nouvelle étude montrant leur part significative dans la pollution au plastique. En 2019, il a dévoilé un bateau fonctionnant à l’énergie solaire, semblable à Mr Trash Wheel, et annoncé son intention de nettoyer les mille pires fleuves et rivières en cinq ans. Si la pandémie a retardé le projet, à ce jour, les « Interceptors » de The Ocean Cleanup fonctionnent en Indonésie, en Malaisie, au Viêt Nam ainsi qu’en République dominicaine. Ensemble, avec le dispositif du Pacifique, ils ont collecté plus de 1 000 t de déchets.
Pour autant, bien que Boyan Slat se soit attaqué au Pacifique, il est aussi d’avis que tenter d’écumer le plastique des grands fleuves continentaux, dont le Gange, serait une mauvaise approche : « Le fleuve est trop étendu et les déchets y sont éparpillés. » La meilleure stratégie serait donc de déployer les Interceptors sur les affluents les moins gros et de se rendre « dans les villes du delta (Dacca et Kolkata) pour pouvoir agir au niveau des petits cours d’eau ».
À mon retour d’Inde, j’ai rendu visite à John Kellett, l’inventeur de Mr Trash Wheel, dans sa marina au sud de Baltimore. Il parachevait sa quatrième « roue à ordures », qui allait bientôt être mise en service. À eux quatre, ses bateaux ont permis de collecter 1 600 t de déchets et de métamorphoser l’apparence du port. Ce qui n’empêchait pas John Kellett de douter d’une utilisation au niveau mondial.
« C’est bien que ce projet bénéficie d’un intérêt important, mais ce n’est qu’une pièce du puzzle, confie-t-il. Je ne pense pas que nous parviendrons à nettoyer les océans en nous attaquant à une rivière à la fois. Il faut que ce soit accompagné de changements politiques autant que de comportement. »
Des festivaliers portent une représentation de la déesse de la guerre Durga dans les rues d’Howrah, près de Kolkata, durant le festival Durga Puja. Celui-ci s’achève par l’immersion des idoles dans la rivière locale – ici, l’Hooghly. Le plastique est désormais interdit dans de nombreux temples.
En Inde, la collecte des ordures serait pire encore sans le « secteur informel » – cette armée de travailleurs indépendants qui s’emploient à récupérer les déchets plastiques des ménages pour les revendre à des fins de recyclage, et ceux qui ramassent les détritus en fouillant les rues et les décharges.
Ces travailleurs, dont le nombre est estimé à près de 1,5 million, sont l’une des raisons pour lesquelles on voit peu de bouteilles en plastique dans les rues indiennes. Ce sont en effet les produits recyclables les plus précieux. Car environ la moitié des revenus des ramasseurs de déchets provient des déchets plastiques, et les bouteilles en polyéthylène téréphtalate (PET) représentent approximativement la moitié des plastiques collectés, précise Bharati Chaturvedi, directrice de Chintan, une organisation à but non lucratif qui soutient les ramasseurs de déchets.
Le secteur informel explique en grande partie le taux élevé de recyclage du plastique en Inde, estimé à 60 %. Or il n’y a pas d’argent à gagner dans les produits non recyclables ; c’est pourquoi les sacs, les emballages alimentaires ou encore les sachets ne sont pas ramassés. Ces déchets jonchent donc les rues indiennes et finissent par se retrouver dans les eaux du Gange.
En octobre dernier, le Premier ministre Narendra Modi a lancé la deuxième phase de sa campagne « Inde Propre ». Lors de la première phase, le pays avait ainsi procédé à l’installation de près de 90 millions de toilettes dans le but de mettre un terme à la défécation en plein air, une pratique qui perdure en Inde.
L’un des objectifs de la deuxième phase étant de débarrasser les villes des ordures, le gouvernement a lancé la construction d’incinérateurs, qui permettent de transformer les déchets en énergie. Il a aussi annoncé l’interdiction, dès juillet prochain, de la fabrication et de l’utilisation de plastiques à usage unique (sacs de courses, couverts, gobelets, pailles, films plastiques, etc.) dans tout le pays.
Une décharge à Patna illustre un problème omniprésent dans le bassin du Gange : du fait de l’absence de collecte adéquate des déchets, les plastiques sont éparpillés et entraînés, avec d’autres détritus, vers le fleuve par la mousson.
En Inde, cependant, le fossé entre une législation ambitieuse à l’échelle de la nation et son application au niveau local et territorial est parfois considérable. Les réglementations fédérales existantes en matière de déchets sont « absolument parfaites », commente Robin Jeffrey, auteur, avec Assa Doron, de Waste of a Nation, un livre qui s’intéresse à la question des déchets en Inde. « Sauf que personne dans le pays ne peut se targuer de les avoir mises en œuvre », ajoute- t-il. Depuis plus de trente-cinq ans, l’Inde essaie de limiter les rejets d’eaux usées et de déchets industriels dans le Gange – sans grand succès jusqu’à présent.
La pandémie a ralenti l’action du gouvernement dans ses projets visant à nettoyer le pays. Elle a aussi entraîné une augmentation des déchets plastiques dans le pays, comme dans le reste du monde, car la population confinée a eu davantage recours à la nourriture à emporter et aux livraisons à domicile.
« Après la pandémie, la société civile a une meilleure appréciation des problèmes liés au plastique et de leur rôle dans la sauvegarde de l’humanité, analyse Deepak Ballani, directeur général de l’association All India Plastics Manufacturers (Aipma). Dans le même temps, la prise de conscience de l’impact des décharges sauvages sur l’environnement a très fortement progressé. » Comme le reste de l’industrie plastique, l’association de Deepak Ballani est favorable au recyclage et s’oppose aux interdictions, avançant qu’elles suppriment des emplois et que le problème n’est pas tant le plastique à usage unique en lui-même, mais surtout la façon dont ses utilisateurs s’en débarrassent.
Depuis 2016, le gouvernement indien travaille sur une nouvelle réglementation qui contraindrait les producteurs d’emballages plastiques à prendre en charge le coût de la collecte et du recyclage de leurs produits jetables. Des réglementations similaires, connues sous le nom de « responsabilité élargie du producteur » (REP), ont permis de réduire les déchets plastiques dans l’Union européenne depuis le milieu des années 1990. Aux États-Unis, l’industrie du plastique s’est opposée à toute législation nationale. Seuls les États du Maine et de l’Oregon ont adopté des lois qui exigent la REP pour les emballages plastiques.
À Rishikesh, une femme trie les déchets plastiques à la main, à la recherche des plus précieux, comme les bouteilles en polyéthylène téréphtalate (PET), facilement recyclables. Grâce à ces collecteurs de déchets, le taux de recyclage du plastique de l’Inde est bien plus élevé que celui des États-Unis.
Pendant ce temps, la quantité de déchets plastiques déversés dans les océans ne cesse d’augmenter. Un rapport rédigé par le cabinet de conseil Systemiq et l’ONG The Pew Charitable Trusts indique qu’elle triplera presque d’ici à 2040 si rien ne change. Toutes les interdictions de sacs en plastique, les projets de loi sur les bouteilles et les engagements en matière de recyclage mis en œuvre localement n’auraient finalement qu’une incidence mineure sur le volume des déchets abandonnés, conclut le rapport.
La résolution du problème des déchets plastiques nécessitera toutes les mesures énoncées précédemment. Mais aussi que les gouvernements revoient les incitations économiques destinées à l’industrie plastique. Si nous ne voulons pas voir doubler ou tripler la quantité de déchets plastiques dans les océans, nous devons empêcher la production de plastique de doubler – ce que l’industrie ne manquera pas de faire si elle est autorisée à poursuivre ses activités comme si de rien n’était.
The Pew Charitable Trusts et Systemiq ne sont pas les seules voix à prescrire une telle approche. En décembre 2021, les Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de la médecine ont recommandé aux États-Unis de développer une stratégie fédérale pour réduire les déchets plastiques, stratégie susceptible d’inclure un plafond sur la production de plastique vierge. Ce plafond permettrait aussi de répondre à la crise climatique, dans la mesure où l’industrie plastique représente environ 6 % de la consommation mondiale de pétrole. Les deux problèmes sont donc liés. Et l’argument, autrefois considéré comme extrême, que la solution aux deux crises nécessite de laisser le pétrole sous terre, fait désormais partie des conversations courantes.
En Inde aussi, les appels à l’action sont devenus plus urgents et recueillent davantage d’échos. Brajesh Kumar Dubey, professeur d’ingénierie environnementale à l’Institut indien de technologie de Kharagpur, m’a confié avoir été surpris, alors qu’il parcourait le bassin du Gange dans le cadre de l’expédition de National Geographic, de rencontrer autant de « petits îlots de personnes » qui s’efforcent de sensibiliser aux questions environnementales. Il est vrai que son pays a considérablement changé et qu’il s’est développé de manière accélérée, au cours des trois dernières décennies. « Si quelqu’un parvient à rassembler tous ces îlots, il pourra faire plus et s’attaquera à ce problème avec beaucoup plus d’efficacité. Les comportements changeront, ajoute Brajesh Kumar Dubey. Je suis vraiment optimiste. Pour moi, le verre est à moitié plein. »
À Patna, une barque navigue sur le Gange près d’une voie rapide récemment construite. Le développement accéléré du pays a fait exploser la consommation de plastique, dont l’Inde est désormais l’un des plus grands producteurs mondiaux.
Contrairement à la lutte contre le changement climatique, le nettoyage des déchets plastiques dans un bassin versant aurait un avantage immédiat et visible pour les habitants. Mais, comme dans le cas du changement climatique, cette lutte, qui peut parfois s’apparenter au mythe de Sisyphe, est en même temps essentielle si nous voulons éviter d’abîmer la planète de manière irrévocable.
Vers la fin de mon séjour en Inde, je suis allée sur l’île de Sagar, à l’extrémité ouest du delta du Gange, qui s’évase sur une largeur de 350 km. Sagar se trouve dans le golfe du Bengale, à l’embouchure d’un défluent du Gange, l’Hooghly, à 120 km en aval de Kolkata. Pour les Hindous, ce bras du fleuve a une signification spirituelle particulière. Chaque année, en janvier, des milliers de pèlerins y viennent pour se baigner dans les eaux où Mère Gange rencontre l’océan.
À la pointe sud-ouest de l’île, près d’un phare que les Britanniques ont installé pour guider les bateaux dans l’embouchure du fleuve et jusqu’à Kolkata, la plage était vierge de déchets lors de ma visite ; Mère Gange avait bien réussi son nettoyage de mousson.
Chemin faisant, croisant quelques pèlerins hors saison, des vaches errantes et les participants à une cérémonie funéraire qui dispersaient des cendres dans l’eau, j’ai pensé à tous les autres cadeaux que le Gange offre à Sagar ces jours-ci.
D’après les mesures effectuées par l’équipe de Heather Koldewey, en plus des déchets visibles, les pluies de mousson emportent chaque jour 3 milliards de microfibres du lit principal du fleuve vers le golfe du Bengale. De là, elles rejoignent le vortex croissant des minuscules fragments de plastique dans les océans, dont les effets néfastes sur la vie marine commencent tout juste à être compris.
L’une des expériences de l’expédition, baptisée Message in a Bottle, consistait à libérer une flotte de vingt-cinq bouteilles équipées de balises de géolocalisation afin de mieux comprendre le comportement des déchets plastiques dans les cours d’eau et leurs débouchés. Trois bouteilles ont été jetées à l’embouchure du fleuve, au Bangladesh. En mer, le plastique se déplace facilement et peut parcourir des centaines de kilomètres en quelques semaines. Peu de temps après ma visite à Sagar, les trois bouteilles sont passées à l’endroit où je me trouvais. Elles suivaient le courant côtier des Indes orientales. Destination : inconnue.
Article publié dans le numéro 271 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Paru en 2018, le reportage sur les déchets plastiques océaniques de la journaliste Laura Parker a remporté le prix Scripps Howard. La photographe Sara Hylton, basée à Mumbai, couvre des sujets sur le genre, les peuples autochtones et l’environnement.