L’humanité va devoir s’adapter à la hausse inéluctable des températures
Avec la hausse des températures, la vie de centaines de millions de personnes risque de devenir bientôt infernale. Pourrons-nous nous adapter ?
DÉSERT DE LOUT, IRAN. Un voyageur scrute ce qui est peut-être l’endroit le plus chaud sur la Terre : le désert de Lout. En 2014, des chercheurs français y ont observé 61 °C à l’ombre. Non officielle, cette mesure pourrait être un record du monde si elle était relevée de nouveau avec des instruments standards.
Le corps humain a évolué pour pouvoir évacuer la chaleur par deux moyens essentiels. Les vaisseaux sanguins se dilatent, transportant la chaleur vers la peau afin qu’elle l’irradie vers l’extérieur. Et la sueur apparaît sur la peau, qu’elle rafraîchit en s’évaporant. Lorsque ces mécanismes échouent, nous mourons. Cela paraît assez simple. En réalité, cet effondrement relève d’un processus en cascade complexe.
La température interne d’une personne victime d’un coup de chaleur grimpe. Le cœur et les poumons fournissent alors plus d’efforts pour remplir les vaisseaux dilatés. À un moment, le cœur ne suit plus. La tension artérielle chute, entraînant vertiges, pertes d’équilibre et difficultés d’élocution. Le taux de sodium dans le sang diminue, les muscles se contractent. Désorientées, voire délirantes, de nombreuses victimes ne se rendent pas compte qu’elles ont besoin d’une aide immédiate.
Quand le sang afflue vers la peau surchauffée, il dessert moins les organes. Il s’ensuit une série de réactions qui altèrent les cellules. Certaines victimes succombent avec une température interne d’à peine 40 °C ; d’autres peuvent supporter 42 °C durant plusieurs heures. Le pronostic est en général plus mauvais pour les gens très jeunes ou âgés. Même en bonne santé, les personnes âgées sont nettement désavantagées : les glandes sudoripares rétrécissent avec l’âge et de nombreux médicaments courants émoussent les sens. Souvent, les victimes ne ressentent pas assez la soif pour boire. Elles ne peuvent plus transpirer, n’ayant plus d’humidité en réserve. Il leur arrive même de frissonner.
À ce stade, une crise cardiaque peut terrasser les personnes invalides. Celles en bonne condition physique peuvent souffrir de rétrécissement du champ visuel, d’hallucinations ou ressentir le besoin de se déshabiller (quand les terminaisons nerveuses sont hypersensibles, les habits font l’effet de papier de verre). L’évanouissement est alors un soulagement, car les vaisseaux sanguins commencent à perdre leur intégrité. Les tissus musculaires, dont ceux du cœur, peuvent lâcher à leur tour.
De plus, quand l’appareil digestif commence à devenir perméable, les toxines pénètrent le flux sanguin. L’appareil circulatoire a un ultime sursaut : l’activation massive de la coagulation. Laquelle menace encore plus des organes cruciaux (reins, vessie, cœur). La mort est proche.
LA CANICULE DE 2003
À l'été 2003, une zone de haute pression atmosphérique a stationné sur l’Europe centrale et de l’Ouest. Surchauffée au-dessus de la mer Méditerranée, cette masse d’air géante et tourbillonnante a repoussé les incursions d’air plus froid en provenance de l’Atlantique pendant plusieurs semaines. En France, le thermomètre a grimpé régulièrement, culminant pendant huit jours à 40 °C. Alors que la chaleur augmentait, les gens ont commencé à mourir.
PARIS, FRANCE. La fontaine du Trocadéro, lors de la canicule de 2019. Les réformes entreprises après celle de 2003 (dont l’obligation d’aménager des pièces climatisées dans les maisons de retraite) ont payé : en France, en 2019, le nombre de morts dus à la chaleur a été inférieur de 90 % par rapport à 2003.
Nombre de médecins et de premiers intervenants étaient en vacances. Les hôpitaux ont vite été débordés. Les morgues saturées, des camions frigorifiques et des hangars alimentaires (dont ceux de Rungis) ont pris le relais. Les aides à domicile découvraient des patients gisant au sol ou morts dans leur fauteuil (la climatisation était rare dans les foyers français, à l’époque). Appelée au secours, la police enfonçait les portes et «ne trouvait que des cadavres derrière, se rappelle Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes de France. C’était absolument épouvantable. » Beaucoup de corps n’ont pas été découverts avant plusieurs semaines.
La France a finalement attribué plus de 15 000 décès à la canicule, et l’Italie, près de 20 000. Plus de 70 000 personnes (le plus souvent pauvres, isolées et âgées) ont perdu la vie dans toute l’Europe. Les scientifiques ont établi plus tard que cet été-là, le plus chaud en cinq siècles, était clairement lié au réchauffement climatique.
Les chercheurs associent de nombreux périls météorologiques au réchauffement climatique : ouragans plus forts et plus destructeurs, épisodes de sécheresse, élévation du niveau des mers, saisons de feux de forêt plus longues. Cependant, l’augmentation des épisodes caniculaires est la menace la plus intuitive et la plus immédiate.
Plus les gaz à effet de serre se concentreront dans l’atmosphère, plus les fortes chaleurs dureront longtemps et plus certaines journées seront chaudes. À l’échelle mondiale, les six dernières années ont été les plus chaudes jamais relevées.
En Europe, le terrible été 2003 n’était pas une anomalie statistique. Depuis, elle a connu de fortes vagues de chaleur à cinq reprises. Et 2019 a été marquée par des records historiques de température dans six pays d’Europe de l’Ouest, dont 46 °C en France, le 28 juin, dans l’Hérault.
À l’évidence, la solution définitive au réchauffement mondial est de réduire radicalement nos émissions de gaz à effet de serre. À défaut d’y parvenir, le nombre de décès annuels dus à la chaleur pourrait dépasser les 100 000 rien qu’aux États-Unis d’ici à 2100. En Inde, selon des études récentes, le nombre de morts pourrait atteindre 1,5 million. Et, même si nous réussissons à limiter les émissions, la planète continuera de se réchauffer pendant des décennies. Un rouleau compresseur est en marche, et il va bouleverser le mode de vie de la plus grande partie du globe.
La chaleur extrême a des effets néfastes même si elle n’est pas mortelle. Des chercheurs associent les températures plus élevées avec une plus forte prévalence de naissances de bébés prématurés, en sous-poids ou mort-nés ; l’épuisement dû à la chaleur a des répercussions sur l’humeur, le comportement et la santé mentale. Une météo plus chaude favorise la violence, quel que soit le niveau de revenu. Elle fait baisser les résultats aux examens scolaires comme la productivité.
L’Organisation internationale du travail (OIT) prévoit que, d’ici à 2030, des niveaux élevés de chaleur réduiront les heures totales de travail de 2,2 %. Cela équivaut à la disparition de 80 millions d’emplois à temps plein, en particulier dans les pays à revenu faible et intermédiaire.
Même dans les pays riches, les travailleurs en extérieur à faible salaire (comme dans le bâtiment ou l’agriculture) seront durement touchés. À l’horizon 2050, estiment des chercheurs de l’université de Washington, la chaleur et l’humidité élevées dans le sud-est des États-Unis vont sans doute rendre toute la saison de croissance « dangereuse pour le travail agricole avec les pratiques de travail actuelles ».
Les êtres humains, avec leurs cultures et leur bétail, évoluent depuis 10 000 ans dans une niche climatique assez étroite, à une température moyenne annuelle de près de 12,8 °C. Notre corps s’adapte aisément à des températures plus fortes, mais il y a des limites à la quantité de chaleur et d’humidité que nous pouvons supporter.
CALIFORNIE, ÉTATS-UNIS. Dans la vallée de San Joaquin, des cueilleurs de tomates se mettent au travail dès 5 heures du matin pour éviter en partie la chaleur du jour. Les producteurs sont tenus d’accorder de l’eau, de l’ombre et des pauses aux ouvriers agricoles. La hausse de la chaleur fait courir un risque important à ces travailleurs.
Même un individu en excellente forme et habitué à la chaleur décède après quelques heures d’exposition à 35 °C de température humide (Tw) – une mesure combinée de la température et de l’humidité qui tient compte de l’effet de refroidissement de l’évaporation. À ce stade, l’air est si chaud et humide qu’il ne peut plus absorber la transpiration humaine. Dans ces conditions, une longue promenade pourrait être fatale. D’ici à une cinquantaine d’années, prévoient des modèles climatiques, les températures humides en Asie du Sud et dans certaines parties du Moyen-Orient dépasseront régulièrement ce seuil crucial.
D’ici là, alerte une étude parue en 2020 dans Proceedings of the National Academy of Sciences, un tiers de la population mondiale pourrait vivre dans des lieux similaires au Sahara actuel, où la température maximale moyenne dépasse 40 °C en été : Afrique, Asie, Amérique du Sud, Australie.
Des milliards de personnes seront confrontées à un choix difficile : migrer vers des climats plus froids, ou rester et s’adapter. Un pis-aller évident est de se réfugier dans des espaces climatisés. Or la technique actuelle de la climatisation prend part au réchauffement du globe et est trop chère pour nombre de ceux qui en ont le plus besoin. Le problème de la chaleur extrême est lié à des enjeux sociaux plus vastes, tels que l’accès au logement, à l’eau et aux services de santé.
MOURIR DE CHAUD
Phoenix, en Arizona, est la ville la plus chaude des États-Unis : plus de 110 jours à 37,8 °C ou plus par an. Elle enregistre aussi régulièrement un nombre record de décès liés à la chaleur. En 2020, le comté de Maricopa a déploré 207 morts, un chiffre inédit, selon le Bureau du médecin légiste. Ce service a l’obligation légale d’enquêter sur tous les décès non naturels, dont ceux liés à la température.
Lorsqu’un décès possiblement dû à la chaleur est signalé, explique Melanie Rouse, enquêtrice en chef du Bureau, le personnel commence par interroger tous ceux qui ont côtoyé récemment le défunt. Transpirait-il ? Se plaignait-il de maux de tête ou de nausée ?Jardinait-il ? Consommait-il alcool ou drogue, qui interfèrent avec la thermo-régulation? « Nous tentons de découvrir quels changements sont intervenus dans sa vie, précise Melanie Rouse. Nous essayons de voir s’il y a d’autres causes déterminantes de la mort. »
Sur le lieu du décès, les enquêteurs mesurent la température du corps et de la pièce (le record, enregistré en 2017: 62,8 °C). Ils extraient l’humeur vitrée du globe oculaire, car, précise l’enquêtrice, les cellules se décomposent vite par forte chaleur,
« mais le globe oculaire est une zone protégée ». Ce fluide sera analysé pour savoir si le défunt était déshydraté, s’il avait de l’hyperglycémie ou une fonction rénale diminuée – des facteurs qui accroissent la vulnérabilité à la chaleur.
Un peu plus de la moitié des décès liés à la chaleur constatés dans le comté de Maricopa se produisent à l’extérieur, principalement parmi les sans-abri. De nombreux décès en intérieur surviennent dans des mobil-homes, difficiles à rafraîchir, car mal isolés. Or, dans les pays les plus démunis, la situation est bien pire.
En Inde, quand la température dépasse 40 °C, les autorités publiques conseillent aux habitants de rester chez eux et de boire de l’eau fraîche. Ce conseil n’est d’aucune utilité aux dizaines de millions de personnes dont le domicile affiche une température supérieure à celle de l’extérieur et où il n’y a pas d’électricité pour faire fonctionner des ventilateurs ou des brumisateurs (seuls 8 % des foyers indiens ont la climatisation).
NEW DELHI, INDE. Des climatiseurs bardent des façades d’immeubles dans la capitale indienne. En mai, les températures y dépassent souvent les 40 °C. Moins de 10 % des foyers indiens ont la climatisation. Cependant, ce marché est en plein essor.
Sans parler de ceux qui n’ont pas de maison du tout, telle Noor Jehan, 36 ans. Elle a toujours vécu dehors, dans un parc du sud de Delhi. Tous les matins, elle entasse ses maigres possessions près d’un mur d’enceinte et se rend péniblement à pied jusqu’à son travail, sur un chantier.
Noor Jehan travaille même par 48 °C. Comme des millions d’autres journaliers, elle ne peut pas nourrir ses trois enfants si elle manque le travail. « Quand je rentre chez moi, dit-elle, il n’y a pas assez d’eau pour prendre un bain, nettoyer la saleté et la poussière, et se rafraîchir. » Sa source d’eau potable se trouve à plus de 1,5 km.
Son mari est conducteur de pousse-pousse. Sous-alimenté et déshydraté, il s’évanouit souvent à cause de la chaleur. Afsana, la sœur de Noor Jehan, et ses trois enfants tiennent le coup en étalant des nattes sur le trottoir pour se reposer, ou même pour dormir. « Les voitures qui passent font un peu d’air », explique Afsana.
À Phoenix, David Hondula, de l’université d’État de l’Arizona, étudie les conséquences sociales et sanitaires d’une chaleur urbaine féroce. Récemment, il s’est mis à battre le pavé brûlant de la ville pour dresser la carte des meilleurs endroits où planter des milliers d’arbres d’ombrage, ce que font de plus en plus de villes du monde face à la hausse des températures.
« Une exposition moindre à la chaleur diminue le risque, observe Hondula, mais je ne pense pas que planter des arbres suffise à empêcher des gens de mourir de chaud. » Et quelle serait une réponse plus appropriée ? Il répond sans hésiter : « Améliorer l’accès à la climatisation. »
L'ACCÈS À LA CLIMATISATION
La climatisation à domicile a été longtemps considérée comme un luxe. Mais, aujourd’hui, dans bien des lieux, elle devient un besoin de santé publique, essentiel pour prévenir les décès dus à la chaleur.
Bonne nouvelle : d’ici à 2099, le développement économique devrait accroître l’usage des climatiseurs et l’accès aux services de santé, ce qui sauvera des millions de vies chaque année, selon le Climate Impact Lab, un consortium de chercheurs sur le climat. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que le nombre de climatiseurs dans le monde passera de 1,6 milliard actuellement à 5,6 milliards en 2050.
DÉSERT DE LOUT, IRAN. Des nomades campent dans le désert de Lout, où il y a plus de vie qu’on ne le pense. Les scientifiques supposent que les cadavres des oiseaux migrateurs (qui s’écartent souvent de leur itinéraire et y meurent) fournissent de la nourriture aux renards, aux geckos et aux sauterelles.
Mauvaise nouvelle : la technique actuelle de climatisation coûte très cher à la planète. Dans la plupart des systèmes, un fluide frigorigène circule dans le serpentin d’un évaporateur situé au sein du climatiseur, où ce fluide se transforme en gaz, absorbant la chaleur et l’humidité de l’air. À l’extérieur du bâtiment, un compresseur, un condenseur et un ventilateur convertissent à nouveau le gaz en liquide, en expulsant la chaleur et l’humidité condensée.
Ce procédé centenaire pose trois problèmes. Primo, les hydrofluorocarbures en général utilisés comme réfrigérants sont des gaz à effet de serre. Leurs émissions dans l’environnement (si les rejets ne sont pas maîtrisés) ont un potentiel de réchauffement global des milliers de fois plus élevé par molécule que le dioxyde de carbone.
Deusio, les climatiseurs classiques n’effacent pas la chaleur. Ils la rejettent dehors. À Phoenix, selon une étude, ils augmentent la température extérieure nocturne jusqu’à 1 °C, contraignant tous les appareils à fonctionner davantage.
Tercio, les climatiseurs dévorent énormément d’électricité – environ 8,5 % de la consommation totale mondiale. L’essentiel de cette énergie est encore produit à partir de combustibles fossiles. En 2016, la climatisation a émis 1,13 milliard de tonnes de dioxyde de carbone. Une quantité qui va presque doubler d’ici à 2050.
À l’évidence, il faut de nouvelles idées. Pour les stimuler, le Rocky Mountain Institute, un cercle de réflexion du Colorado, a récemment coorganisé un concours international. Le défi : concevoir un climatiseur individuel qui, par rapport aux appareils standards existants, pèse cinq fois moins sur le climat, utilise quatre fois moins d’énergie (au pire) et ne coûte pas plus du double d’un modèle de base actuel.
Certains projets remplaçaient les réfrigérants liquides et la compression de vapeur par de nouvelles technologies prometteuses, mais pas tout à fait au point. L’un utilisait le refroidissement à l’état solide (qui applique une pression cyclique à des matériaux cristallins passant aisément du chaud au froid), mais devrait se révéler mieux adapté à des petits objets qu’à une pièce entière.
Un autre candidat a proposé des panneaux de toiture recouverts de nanomatériaux rejetant la chaleur vers l’espace par rayonnement infrarouge, à une longueur d’onde qui traverse l’atmosphère. En principe, ce système pourrait réduire le réchauffement d’un immeuble de quelques degrés. « Mais ce n’est pas une solution suffisante, explique Iain Campbell, chercheur en chef au Rocky Mountain Institute. Il ne fonctionne pas dans des conditions climatiques humides, et les panneaux doivent être orientés vers le ciel. » Peu utile lorsqu’on habite au troisième étage d’un immeuble qui en compte dix.
Les quatre projets finalistes recouraient tous à une compression de vapeur classique. Mais celle-ci était nettement améliorée grâce à de nouveaux réfrigérants ayant peu ou pas d’effet de serre, et à des systèmes d’évaporation et de condensation superefficaces.
NEW YORK, ÉTATS-UNIS. À l’université Columbia, un panneau recouvert d’un nouveau polymère renvoie de la chaleur dans l’espace à travers l’atmosphère. Comme le montre ce cliché pris dans l’infrarouge, l’environnement du panneau est bien plus frais. Déployés sur les toits, des panneaux similaires pourraient réduire les besoins en climatisation.
Les deux gagnants refroidissent les condenseurs à l’eau au lieu de l’air pour réduire le coût énergétique, et l’un produit en partie son électricité avec des panneaux solaires. Ces appareils devraient être commercialisés d’ici à 2025, pour environ deux fois le prix du modèle de base. Mais, précise Iain Campbell, leur prix de revient est si faible qu’ils seront amortis en trois ans.
À l'université de Princeton, l’architecte et ingénieur Forrest Meggers développe un autre type de système qui pourrait être extrêmement utile en milieux chauds et humides. Celui-ci ne rafraîchit pas l’air d’une pièce, mais ses occupants. Il absorbe la chaleur qui irradie de leur peau grâce à panneaux muraux de tubes remplis d’eau.
Accroché dans le laboratoire de Meggers, un de pailles en plastique bleues. Quand il fait 30 °C, m’explique Forrest Meggers lors de ma visite, si l’on remplit les minces tubes d’eau à 17 °C, le personnel du laboratoire aura un ressenti de 24 °C, même si les portes coulissantes du labo sont grandes ouvertes. Des architectes ont déjà utilisé des panneaux de refroidissement radiatif sur les plafonds et les murs, mais presque toujours avec des déshumidificateurs, afin que l’eau ne se condense pas sur les panneaux et ne retombe pas sur les ordinateurs ou sur les têtes.
Meggers affirme avoir résolu le problème en enveloppant ses panneaux d’une simple membrane de polyéthylène. Celle-ci empêche le contact entre les tubes et l’air humide, mais pas avec le rayonnement thermique.
À Singapour, ville extrêmement humide où le Cold Tube a été inauguré, le système a produit une atmosphère confortable – plutôt fraîche que froide –, en consommant moins de la moitié de l’énergie d’un climatiseur classique et en générant deux fois moins de chaleur perdue. Les économies d’énergie ne sont pas aussi spectaculaires dans les milieux arides, où les climatiseurs ne doivent pas fournir autant d’énergie pour déshumidifier l’air. Mais, assure Meggers, les panneaux radiatifs isolés par une membrane restent plus efficaces que les systèmes classiques.
Ces panneaux pourraient fonctionner même en extérieur, car ils rafraîchissent le corps humain plutôt que d’énormes quantités d’air. Le plus grand obstacle à leur généralisation est comportemental, avance Meggers : « Les ingénieurs ont l’habitude d’envisager le confort et le rafraîchissement estivaux sous l’angle de la climatisation. »
DES VULNÉRABILITÉS ACCENTUÉES
La ville de New York, où je vis, classe la vulnérabilité à la chaleur des quartiers selon des facteurs de risque tels que la pauvreté, l’accès à la climatisation et la disponibilité d’espaces verts. Le quartier d’East Harlem, situé dans le nord de Manhattan, obtient la pire note de cet indice. À 31 %, son taux de pauvreté est près du double de la moyenne de la ville, et son taux d’équipement en climatiseurs est parmi les plus bas de New York, à 88 %.
Par une journée d’été torride, je retrouve Sonal Jessel, directrice des politiques de l’organisation à but non lucratif WE ACT for Environmental Justice, pour une promenade dans East Harlem. Elle m’indique un immeuble où des serviettes et des chiffons comblent les interstices entre les climatiseurs et les encadrements de fenêtre.
« Leur facture doit exploser », remarque Sonal Jessel. East Harlem est peuplé à 27 % de Noirs. Les ménages noirs dépensent en moyenne des centaines de dollars de plus en énergie par an que les ménages blancs, à revenu comparable.
Ils habitent dans des immeubles plus anciens et mal isolés, et vivent parfois dans une plus grande promiscuité, note Sonal Jessel : « Si vous essayez de travailler ou d’étudier dans le salon climatisé où se trouvent trois personnes qui font du bruit, vous allez simplement dans une autre pièce et allumez un autre climatiseur. »
Il y a peu d’arbres dans les rues. La chaleur irradie des trottoirs, des bâtiments, des blocs-moteurs, des pots d’échappement. Nous passons devant des terrains vagues envahis d’herbe, des banlieusards s’éventant sous des arrêts de bus non ombragés et des magasins qui ont baissé le rideau bien avant la pandémie. « Ces espaces vacants ruinent le quartier », estime Sonal Jessel.
Ils rendent peut-être aussi les habitants plus vulnérables à la chaleur. Sociologue à l’université de New York, Eric Klinenberg a étudié la canicule de 1995 à Chicago (plus de 700 morts). Il a découvert que les quartiers à faible revenu, mais dotés d’espaces publics animés et d’une forte activité commerciale, déploraient moins de décès liés à la chaleur. Dans les quartiers moins animés, les habitants avaient bien moins tendance à sortir pour s’aérer ou rendre visite à des voisins attentionnés. Le sociologue suppose qu’ils ne se connaissaient pas entre eux, avaient peu de lieux où aller et craignaient parfois de se promener dans la rue. Ils restaient donc à l’intérieur, étouffaient de chaleur et mouraient.
BALOUTCHISTAN, PAKISTAN. Les fidèles qui réalisent le difficile Hinglaj, un pèlerinage hindou, dans le désert de l’ouest du Pakistan, s’évanouissent souvent dans la chaleur extrême (ce cliché a été pris par 40 °C). Quand la température corporelle s’élève, le cœur fournit davantage d’efforts afin de pomper le sang vers la peau. S’il n’y parvient pas, la tension artérielle tombe. Les risques sont plus importants chez les personnes âgées.
À New York, les lieux d’accueil climatisés se comptent par dizaines : bibliothèques, écoles, centres pour personnes âgées et autres édifices ouvrant leurs portes au public lors des canicules. Mais ces lieux sont fermés durant la nuit et beaucoup de gens ignorent même leur existence.
Certains refusent de s’y rendre, de peur que leur appartement soit cambriolé pendant ce temps – ce qu’a constaté Klinenberg à Chicago. À Phoenix, les sans-abri préfèrent rôtir dans des villages de tentes sur des parkings en asphalte plutôt qu’abandonner leurs biens pour s’en aller chercher un peu de répit en intérieur, constate Ash Uss, du centre d’accueil André de la ville.
La lutte contre la canicule est plus compliquée qu’elle en a l’air, car elle est indissociable de questions sociales plus vastes. C’est aussi son avantage : si nous arrivons à améliorer la vie des plus vulnérables d’entre nous, nous améliorerons aussi notre résistance à la chaleur extrême.
La canicule qui a frappé l’Europe en 2003 a marqué un tournant décisif. Elle a entraîné des commissions d’enquête nationales et de grandes réformes. La France a rendu obligatoire la présence de « pièces rafraîchies » dans les maisons de retraite, inauguré des systèmes de veille téléphonique pour les personnes vulnérables, renforcé les systèmes d’alerte canicule et lancé une vaste campagne de prévention des coups de chaleur auprès du grand public. Quand de fortes chaleurs sont revenues, ces mesures ont permis de diviser la mortalité par dix, estime-t-on.
Cependant, nous le savons désormais pertinemment : de nouveaux épisodes caniculaires nous attendent. Et les climatiseurs ne pourront pas empêcher à eux seuls tous les décès consécutifs à la chaleur. Les gens ont encore le besoin et l’envie de sortir de chez eux.
PARIS, FRANCE. Après la nouvelle vague de chaleur de 2019, la RATP a installé à titre expérimental des brumisateurs sur le quai de la station de tramway Parc de Saint-Cloud. En s’évaporant, les gouttelettes d’eau filtrée refroidissent suffisamment l’air pour rafraîchir les passagers.
Dans les villes chaudes du monde entier, on plante des arbres et des plantes grimpantes pour arrêter les rayons du soleil. On peint des toits et y installe des jardins ; on érige des structures d’ombrage sur les trottoirs et dans les parcs ; on installe des brumisateurs dans les aires de jeux. Et on teste une chaussée perméable et rugueuse, qui rafraîchit l’air ambiant en absorbant l’eau de pluie, avant de la faire s’évaporer.
À New York, des chercheurs de l’Institut de la Terre (université Columbia) ont calculé qu’en plantant des arbres sur plus de 17 % de la superficie de la ville et en traitant tous les toits pour qu’ils réfléchissent le rayonnement solaire au lieu de l’absorber, on pourrait y abaisser la température moyenne de près de 1 °C.
« Nous ne savons pas si ces moyens suffiront pour nous permettre de survivre à 0,5 °C de réchauffement supplémentaire », et encore moins aux 3 °C prévus d’ici à la fin du siècle, concède Kristie Ebi, qui étudie les effets du réchauffement climatique sur la santé humaine à l’université de Washington. « Mais il est certain que ne rien faire ne sera pas suffisant. »
CONSTRUIRE UN NOUVEAU MONDE
Il faudra bien repenser nos modes de construction pour survivre à un avenir plus chaud. Jusqu’au milieu du XXe siècle, la plupart des bâtiments étaient conçus selon le climat. Sous les latitudes chaudes, les architectes intégraient vasistas, coupoles, puits de lumière, puits d’air et fenêtres ouvrantes pour favoriser la ventilation croisée et les courants d’air ascendants. Auvents, persiennes, stores filtrant la lumière, avancées et porches protégeaient les pièces du soleil. Les ventilateurs de plafond, qui consomment mille fois moins d’énergie qu’un climatiseur individuel, étaient omniprésents.
Puis le style et l’influence de l’architecture moderniste – avec ses fenêtres inutilisables et ses murs-rideaux d’aluminium et de verre – se sont répandus depuis les États-Unis et l’Europe à travers la planète. Et la dépendance à la climatisation mécanique s’est ensuivie.
L’architecture adaptée au climat a de nouveau le vent en poupe. Mais nous devons continuer à vivre dans les villes déjà construites. Il est peu probable que nous puissions démolir ou rénover des centaines de milliers de tours mal isolées et énergivores. L’architecte Daniel Barber, de l’université de Pennsylvanie, suggère que nous devrions plutôt essayer de revoir nos attentes.
Il considère que le moment est venu de « nous conditionner à adopter, et même à apprécier l’inconfort ». Avoir un peu trop chaud en été était une chose que les riches eux-mêmes acceptaient – avec l’aide éventuelle d’une boisson glacée. L’architecte pense que nous devrions apprendre à l’accepter de nouveau. Dans ce modèle, la fraîcheur généreuse de nos salles de conférences ou la « volupté thermique » qui accueille le piéton en sueur quand les portes d’un magasin haut de gamme s’ouvrent en grand deviendraient les symboles d’une brève folie de la fin du XXe siècle.
ABU DHABI, ÉMIRATS ARABES UNIS. Un dôme évoquant les moucharabiehs abrite le musée du Louvre Abu Dhabi du soleil. En bas, l’évaporation du golfe Persique refroidit l’air ; les sols et les murs en pierre conservent la fraîcheur de la nuit.
Dans la vision de Daniel Barber, le Nord de la planète, qui accapare l’énergie et déborde de confort superflu, transférerait sa ration de « richesse thermique » au Sud, pauvre en énergie – à tout le moins, jusqu’à ce que nous ayons renoncé aux combustibles fossiles. Ce transfert représenterait une sorte de « compensation de confort », pour avoir été les premiers responsables du changement climatique.
« Les architectes disposent déjà des outils et des connaissances nécessaires pour réduire notre dépendance au refroidissement mécanique », souligne Daniel Barber. Leur projet est désormais de rendre l’inconfort culturellement désirable, voire chic.
Naturellement, le chic a ses limites. L’inconfort volontaire sera une éthique difficile à vendre au grand public des pays riches. Provocateur, mais pas si fou, Daniel Barber lui-même reconnaît les limites du corps humain : « Lorsqu’il fera 60 °C, j’espère de tout mon cœur que j’aurai la clim et vous aussi. Mais, quand il fait 29 °C, contentez-vous d’ouvrir la fenêtre. »
Article publié dans le numéro 262 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine