Paul-Émile Victor : l’exploration polaire en héritage

Il disait avoir "horreur du froid". Paul-Émile Victor a pourtant passé plus de cinquante ans entre le Groenland, l’Inlandsis et la Terre-Adélie, explorant, observant, et nous ouvrant les portes de la connaissance de ces régions polaires.

De Nadège Lucas, National Geographic
Publication 30 janv. 2025, 12:07 CET
Paul-Émile Victor devant le fjord Kangerlussuatsiaq, en 1936.

Paul-Émile Victor devant le fjord Kangerlussuatsiaq, en 1936.

PHOTOGRAPHIE DE Fonds de dotation Paul-Émile Victor

L’héritage de Paul-Émile Victor est fait d'explorations et de recherches qui ont enrichi notre compréhension des régions polaires et des enjeux liés au climat. 

Stéphane Dugast, secrétaire général de la Société française des explorateurs, suit ses traces depuis presque vingt ans et a lui-même exploré le Groenland et fait la rencontre des Inuits. Ses expéditions ont inspiré des films et des livres, dont une riche collaboration avec la fille de l’explorateur, Daphné Victor, avec laquelle il a co-écrit Paul-Émile Victor, J'ai toujours vécu demain et la biographie illustrée Paul-Émile Victor, Le rêve et l'action. Grâce à leur passion commune et aux très nombreuses archives compilées par Daphné Victor, ces travaux offrent un éclairage précieux sur la vie et l’œuvre d’une figure emblématique de l’exploration polaire française. 

 

UNE ENFANCE JURASSIENNE 

Né à Genève le 28 juin 1907, Paul-Émile Victor connaît une enfance tranquille et bourgeoise à Saint-Claude, dans le Jura, puis à Lons-le-Saunier que la famille Victor rejoint en 1916 sur fond de Première Guerre mondiale. Ses parents, des immigrés austro-hongrois, cherchent à fuir le harcèlement et les dénonciations dont ils sont victimes.

Le jeune Paul-Émile parfait son éducation par le biais du scoutisme et des activités en plein air, il développe son goût pour l’aventure et les grands espaces. Après l’obtention du baccalauréat, il entre à l’École Centrale de Lyon, mais préfère rapidement rejoindre la marine marchande, puis la marine de guerre. 

Le jeune homme qui rêve d’aventures est déçu par la réalité monotone de la vie de marin. Une fois libéré de ses obligations militaires, il retourne à Lons-le-Saunier où il travaille pendant deux ans dans la fabrique de pipes en bois de bruyère de son père. Il s’y ennuie et pressent que son destin est ailleurs, sans toutefois savoir quelle direction prendre. Il découvre l’aviation, se forme et s’invente une légende : il sera ethnologue ! Il est convaincu que tout ce qu’il a appris au cours de son cursus d’ingénieur, les mathématiques, la minéralogie, la cristallographie et l’acquisition de compétences techniques comme scier, souder, ou même fabriquer du pain, feront de lui un « couteau suisse » capable de surmonter tous les défis sur le terrain. Il rêve alors de contrées lointaines très en vogue : l’Afrique, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française.

En 1933, sa rencontre avec Jean-Baptiste Charcot, navigateur, explorateur et océanographe, ouvre de nouvelles voies à Paul-Émile Victor. Dès 1934, il embarque avec le commandant Charcot sur son trois-mâts, le Pourquoi pas ?, et abandonne ses rêves de plages paradisiaques pour vivre son premier hivernage dans la région d’Ammassalik, située sur la côte est du Groenland. 

"Les quatre du Groenland" devant le Pourquoi pas ? en août 1934.

"Les quatre du Groenland" devant le Pourquoi pas ? en août 1934.

PHOTOGRAPHIE DE Fonds de dotation Paul-Émile Victor

À bord, des scientifiques accompagnent l’expédition de Charcot. Parmi eux, quatre jeunes explorateurs, bientôt baptisés « Les quatre du Groenland » : Paul-Émile Victor donc, devenu ethnologue, l’anthropologue Robert Gessain, le géologue Michel Perez, et le cinéaste Fred Matter-Steveniers. Des gens bien nés et éduqués, pour qui l’exploration est une sorte de parcours initiatique. 

Cette expédition lance le destin polaire de Paul-Émile Victor. Il découvre les Esquimaux, un peuple alors semi-nomade qui survit depuis deux millénaires en se nourrissant quasi exclusivement de phoques. Il apprend tout sur leur mode de vie, leurs déplacements, leur rapport à la nature, ainsi que leurs moyens de subsistance (habitat, techniques de chasse et de pêche…). Il s’intéresse également à leur langue, leur culture et leurs pratiques spirituelles.

En 1936, une seconde expédition le ramène au Groenland pour une traversée de la calotte glaciaire en traîneau. À l’issue de cette traversée homérique, il démarre un second hivernage qui confirme la direction que prend sa vie. Il vit « comme un Esquimau parmi les Esquimaux », partage leur quotidien et poursuit l’étude ethnographique commencée deux ans plus tôt. De retour en France, il raconte son expédition et fait connaitre au grand public la civilisation esquimau, les mots « kayak » ou encore « anorak ». En 1938, il publie deux récits de son expédition, Boréal et Banquise. Il envisage de faire un tour de l'Arctique à la rencontre de ses peuples encore autochtones. D’eux, il veut tout connaître et transmettre leurs savoirs ancestraux.

La Seconde Guerre mondiale interrompt brusquement cette dynamique. D’abord mobilisé comme adjoint de l’attaché naval en Scandinavie, il parvient, après des séjours au Maroc et en Martinique, à rejoindre les États-Unis où il s’engage dans l’US Air Force. Intégrant l’unité Search & Rescue, il forme les escadrilles aux missions de recherche et de secours d’avions en perdition sur la calotte glaciaire du Groenland ou en Alaska. Il met ainsi au service de l’armée nord-américaine ses connaissances dans le domaine polaire, tout en acquérant de solides compétences en logistique qui vont révolutionner ses futures expéditions, de plus en plus mécanisées.

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    De retour sur le sol français, Paul-Émile Victor s’attache à faire avancer la recherche polaire française. Il invente le modèle conférencier pour partager les récits d’aventures d’hommes et de femmes ordinaires qui vivent des expériences extraordinaires. Avec d’autres grandes figures de l’exploration, comme Théodore Monod, Jacques Cousteau, Alexandra David-Néel et la Suisse Ella Maillart, il fait des expéditions des récits et des conférences qui connaissent un grand succès auprès du grand public en quête d’exotisme et de rêve. Tous bénéficient par ailleurs du contexte d’après-guerre dans lequel le président de la République Vincent Auriol s’efforce de réunifier la nation. Qui mieux que les explorateurs pour donner à rêver, à repousser les limites et à espérer ? 

    Paul-Émile Victor parvient à convaincre les pouvoirs publics de l’utilité d’organiser des expéditions polaires d’envergure. Il propose d’organiser une expédition sur la calotte glaciaire du Groenland et une seconde en Antarctique pour réaffirmer la souveraineté française en terre Adélie. Ainsi naissent les expéditions polaires françaises, les EPF, en février 1947, marquant le début d’une nouvelle ère de l’exploration et la fin des épopées réalisées en traîneaux à chiens.

    « Nous sommes dans les années glorieuses de l’exploration, celles que National Geographic va mettre en lumière », rappelle Stéphane Dugast. Deux publications vont paraître dans l’édition américaine du magazine National Geographic, dont la plus importante concerne l’expédition de Paul-Émile Victor sur la côte orientale du Groenland en 1949. 

    Les Expéditions polaires françaises,  sont fondées en février 1947.

    Les Expéditions polaires françaises,  sont fondées en février 1947.

    PHOTOGRAPHIE DE Fonds de dotation Paul-Émile Victor

     

    LES PRÉMICES DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

    À cette époque, la notion de changement climatique n’existe pas encore, mais celui qu’on surnomme « PEV » anticipe le rôle crucial de la calotte glaciaire du Groenland sur le Gulf Stream, un concept novateur qui s’inscrit dans le sillon des travaux d'Alfred Wegener sur la dérive des continents et la tectonique des plaques. Grâce à ces recherches, Victor mène des études que peu d’explorateurs ou scientifiques étaient prêts à entreprendre à l’époque.

    Le temps est venu d’alerter sur les conséquences des activités humaines sur le climat. En 1975, sur le plateau de l'émission « Pleine page », l’explorateur français s’évertue à mettre en garde sur le danger climatique déjà perceptible. Lors de leur passage dans l’émission « Les dossiers de l’écran » en septembre 1979, Paul-Émile Victor, Jacques Cousteau et Haroun Tazieff soulèvent des questions fondamentales, face à un public qui n'est pas encore prêt à les entendre. Leur message est jugé fantaisiste. Pourtant, rappelle Stéphane Dugast, « nous devons à Paul-Émile Victor la présence française en Antarctique ; on lui doit ses contributions à la recherche polaire et à la glaciologie qui nous permettent d’affirmer aujourd’hui que la banquise disparaît, les glaciers fondent à une vitesse alarmante… À Victor et ses disciples comme Claude Lorius, nous devons beaucoup ».

    Paul-Émile Victor a poursuivi la vision humaniste de l’œuvre de sa vie : découvrir et promouvoir des terres et des populations méconnues, des modes de vie, témoigner et contribuer à l’avancement des connaissances dans le domaine polaire. 

    Le 7 mars 2025 marquera le trentième anniversaire de sa disparition. À travers son œuvre et son destin hors du commun, il nous a permis, à travers chacun de ses récits, d'explorer des contrées lointaines, de nourrir notre imaginaire... et de rêver.

    Paul-Émile Victor au Groenland en avril 1957.

    Paul-Émile Victor au Groenland en avril 1957.

    PHOTOGRAPHIE DE Fonds de dotation Paul-Émile Victor

    Ressources : retrouvez l'héritage de Paul-Émile Victor sur le site paulemilevictor.fr. Les images publiées dans cet article l'ont été avec l'aimable autorisation du Fonds de dotation Paul-Émile Victor.

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