Près de 200 000 virus peupleraient l'océan Arctique
Une étude lève le voile sur un pan ignoré de la biodiversité : les virus. Des milliers de nouvelles populations ont été documentées. Et les chercheurs ont fait une découverte étonnante : l’océan Arctique possède un écosystème viral très riche.
Il y a six ans, fin 2013, la goélette Tara était de retour à Lorient. Son périple à travers les océans de la planète avait permis de prélever des échantillons d’eau partout dans le monde. L’objectif de cette mission était de mieux décrire l’écosystème marin. Plus de 200 scientifiques, issus d’une vingtaine de laboratoires différents, ont contribué au projet. En mai 2019, soit près de dix ans après le début du voyage, trente-trois d’entre eux ont signé un article dans la revue Cell sur le volet arctique de cette expédition avec une immense réévaluation de la biodiversité virale. Trois questions à Patrick Wincker, directeur du Genoscope, où est réalisé le séquençage de l’ADN des échantillons, et coordinateur du programme Tara Océans.
Que recouvre le champ d’étude de la biodiversité virale ?
Patrick Wincker : Ce champ de recherche est tout récent. Dans sa forme courante, un virus est plus petit qu’une cellule, c’est une particule qui contient de l’ADN. Il a besoin d’infester une cellule (animale, végétale ou bactérienne) pour pouvoir se développer, se répliquer et se répandre. Jusqu’ici, nous n’avions pas les moyens d’étudier la diversité de ce genre d’organismes. Avec le séquençage de l’ADN, nos connaissances progressent enfin, et nous réalisons que la véritable biodiversité sur Terre est microbienne.
Notre étude est la première à observer la diversité virale à cette échelle. Nous nous sommes concentrés sur un type de virus particulier : ceux qui infectent les bactéries dans les océans. Et nous sommes passés de 16 000 populations connues à près de 200 000. Mais le même travail reste à faire dans les autres milieux.
Quand nous parlons de 200 000 virus différents, il s’agit en fait de ce que nous appelons la macro-diversité. Ce sont des familles distinctes, un peu comme le seraient les espèces dans le cas des animaux. Par ailleurs, au sein d’une même famille, il existe un autre type de diversité, que nous nommons micro-diversité. Celle-ci est liée aux mutations qui peuvent avoir lieu au cours de la réplication et ajoute encore des variations dans les communautés virales. C’est cette seconde diversité qui est en jeu, par exemple, quand on évoque deux souches différentes de la grippe.
Dans votre étude, vous notez que l’océan Arctique est un point chaud de la biodiversité virale. C’est une surprise ?
Patrick Wincker : Avec le consortium Tara Océans, nous avons analysé 145 viromes – des communautés de virus – venant des divers océans de la planète. Ils peuvent être classés en cinq catégories, comme des écosystèmes différents, caractérisés par la présence de familles de virus spécifiques. Deux types de viromes sont liés à une situation géographique : ceux de l’océan Arctique et ceux de l’océan Antarctique. Quant aux trois autres, ils sont présents dans l’ensemble des eaux tempérées, mais à des profondeurs distinctes : on parle des zones épipélagiques (moins de 150 m), mésopélagiques (entre 150 et 1 000 m) et bathypélagiques (plus de 2 000 m).
L’écosystème de l’Arctique est l’un de ceux où nous avons recensé le plus de populations virales différentes. L’océan Arctique, et en particulier la moitié qui correspond à la portion canadienne du territoire, est donc un berceau de la biodiversité virale marine. C’est particulièrement inattendu car, pour la plupart des organismes, les espaces riches en diversité se trouvent aux alentours des tropiques et les zones polaires abritent moins d’espèces.
Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cette découverte. D’une part, en Arctique, on observe des modifications climatiques très fortes entre l’hiver et l’été. Il est possible que des virus distincts peuplent l’endroit en fonction des saisons. L’océan glacial est également une zone d’échange où des masses d’eau différentes, venant de l’Atlantique et du Pacifique, se rencontrent, ce qui peut aussi favoriser la diversité.
Le réchauffement climatique est plus important en Arctique qu’ailleurs. Faut-il craindre pour cette biodiversité virale ?
Patrick Wincker : Au cours d’études précédentes, le consortium Tara Océans a déjà démontré que la température était le facteur environnemental le plus important pour expliquer les différences entre communautés microbiennes. Il y aura donc certainement des modifications dans les viromes à cause du changement climatique.
De plus, à l’instar des espèces animales, de nouvelles populations bactériennes, qui n’étaient autrefois pas adaptées au climat de l’Arctique, commencent à peupler peu à peu l’océan. Le réchauffement leur permet de remonter vers le Nord et elles envahissent progressivement les écosystèmes. On ne sait cependant pas si cela entraînera une baisse ou une hausse de la biodiversité. Pour le moment, nous établissons un premier état des lieux.