Sur la piste de l'ukuku, l'ours de la forêt de nuage

L'ours à lunettes, rendu célèbre par le personnage de Paddington, est un animal insaisissable dont nous commençons tout juste à comprendre le rôle essentiel dans l’écosystème amazonien.

De Ruthmery Pillco Huarcaya
Photographies de Thomas Peschak
Publication 4 oct. 2024, 14:51 CEST
Un ours à lunettes, rendu célèbre par les livres pour enfants Paddington, reprend conscience après avoir ...

Un ours à lunettes, rendu célèbre par les livres pour enfants Paddington, reprend conscience après avoir reçu un tranquillisant qui a permis aux scientifiques d'installer un collier de géolocalisation.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

Retrouvez cet article dans le numéro 301 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

Dans ma chambre de la station de recherche des Andes péruviennes, je me réveille avant l'aube. Les chauves-souris au plafond commencent à s’agiter et, alors que le jour se lève, je peux apercevoir à l’extérieur les nuages qui glissent le long des crêtes escarpées couvertes de forêts. Ces nuages forment de véritables rivières atmosphériques. Ces ríos voladores, ou « rivières volantes », transportent l’humidité qui va se frayer un chemin dans le sol, puis dans les ruisseaux, les rivières, et enfin sur les milliers de kilomètres de l’Amazone, jusqu’à l’océan. J’ai grandi non loin de là, mais j’ai vraiment compris ce qu’étaient les ríos voladores un jour de désespoir, alors que j’étais bloquée dans l’épaisse végétation de ces montagnes, mourant littéralement de soif.

Mais d’abord un retour en arrière s’impose. Je suis venue dans cette station et ce laboratoire, à quelques heures de route à l’est de Cuzco, pour étudier l’ours à lunettes, un animal insaisissable dont nous commençons tout juste à comprendre le rôle essentiel dans l’écosystème amazonien. C’était en mai 2021, et je me trouvais là depuis deux semaines avec Ukuku, la chienne de refuge que j’avais adoptée et dressée pour traquer les ours. Une équipe d’assistants vivait également sur place, la plupart venant des villages voisins. Notre première grande mission a été un trek de plusieurs jours pour installer une cinquantaine de caméras, à intervalles réguliers, le long d’un massif montagneux boisé qui, espérions-nous, abritait des ours. Au début, nous avions des chevaux pour transporter notre matériel, mais les pentes étaient trop abruptes pour eux. Nous les avons renvoyés à la station, et avons tout porté sur notre dos : appareils photo, tentes, nourriture, eau, hamacs pour passer nos nuits sur les pentes les plus raides, et machettes pour nous frayer un chemin.

Ces chargements étaient lourds. Même si l’un d’entre nous ouvrait la voie en coupant les broussailles à la machette, la mousse et les ronces sous nos pieds cachaient des trous où l’on aurait pu se casser une jambe. Les nuits étaient glaciales, et, lorsqu’elle commençait à grelotter, Ukuku se glissait dans mon sac de couchage où nous nous réchauffions alors mutuellement. Le cinquième jour, l’équipe s’est arrêtée au milieu de la végétation la plus dense que j’aie jamais vue. Nous ne savions pas exactement quelle altitude nous avions atteinte depuis que nous étions partis de la rivière au pied de la montagne. Nos vivres s’amenuisaient. Nous n’avions plus d’eau. Nous ne trouvions ni ruisseaux ni mares. L’ironie de la situation n’échappait à aucun d’entre nous : au plus profond du bosque de nubes – la forêt de nuages – nous cherchions désespérément quelque chose à boire !

En jupe traditionnelle et équipement alpin, Senobio Llusco, Aymara de Bolivie, accompagne une équipe de National Geographic pour installer une station météo au sommet de l’Ausangate, un pic de 6 400 m des Andes péruviennes. Elle servira entre autres à mesurer l’humidité des glaciers, dont la fonte contribue à alimenter l’Amazone.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

C’est alors que Narciso s’est exclamé : « Les barbes des arbres ! » Narciso Llaqta est un guide qui parle le quechua et connaît les montagnes mieux que moi. Il a posé sa main sur un arbre, enlevé un peu de la mousse et des lichens qui recouvrent une bonne part des écorces dans ces forêts, et a pressé les minuscules tiges ramifiées jusqu’à ce que des perles d’eau apparaissent – quelques-unes d’abord, puis d’autres, enfin des gouttes si grosses qu’on les voyait éclabousser le sol en tombant. En quechua, ces lichens sont parfois appelés sachaq sunkha, la « barbe de l’arbre ». Je savais qu’ils se comportaient comme des éponges, des réceptacles d’humidité au milieu des nuages andins, et je regardais maintenant l’un de nous tenir un gobelet sous le filet d’eau que Narciso extrayait de sa poignée de lichen. Le gobelet s’est rempli. Nous en avons apporté d’autres.

Mariano Huanca, qui lui aussi a grandi dans les environs, a alors songé aux broméliacées de la forêt – des plantes à fleurs aux feuilles plissées et droites comme des poignards. Quand il travaillait avec des spécialistes des amphibiens, il a vu le coeur en forme de bol de ces plantes, à partir duquel les feuilles se déploient en éventail, contenir assez d’eau pour former de minuscules mares pour les grenouilles. Les biologistes les considèrent comme des réservoirs d’eau. Alors que nous étions en train d’extraire des broméliacées et des lichens une eau limoneuse brune, un autre membre de l’équipe s’est rappelé comment improviser un filtre à eau. Nous nous sommes ainsi tous retrouvés, explorateurs épuisés perdus sur notre bout de terre amazonien, à relever le bas de nos tee-shirts pour filtrer l’eau de la forêt de nuages qui coulait dans nos gobelets.

Ukuku est le mot quechua pour « ours », et, en Amérique du Sud, il n’y en a qu’une seule sorte : l’ours à lunettes. Son aire de répartition peut s’étendre très loin au sud de l’Amazone ; dans le passé, ces ursidés ont été peu étudiés, et ce que nous pensons savoir à leur sujet relève en partie de ouï-dire. Peuvent-ils vraiment, quand ils cherchent à fuir, s’enrouler sur eux-mêmes pour former une boule de fourrure, et dévaler une colline ? Les gens d’ici jurent qu’ils les ont vus faire. Nous savons que, même si ce ne sont pas de gros ours (ils pèsent plus ou moins 100 kg à l’âge adulte), ils sont extrêmement puissants. Un ours à lunettes peut hisser une vache morte en haut d’un arbre de 20 m pour la garder dans la frondaison, à l’abri de ses congénères, et s’en nourrir.

Cependant, quand j’étais petite et que j’écoutais ma grand-mère m’expliquer le monde en quechua, le mot ukuku évoquait un être plus immatériel qu’animal. Les chiens et les poules du village étaient des animaux ; les cuys, ces cochons d’Inde qui trottaient sur le sol de notre cuisine avant de finir dans notre assiette, aussi. Les ukukus, eux, étaient rattachés à nous par des liens mystiques que nous continuons d’honorer. Gardiens des glaciers andins, selon les légendes, ils prenaient parfois des femmes pour épouses. Leurs enfants mi-ours, mi-humains acheminaient la glace des glaciers depuis les plus hauts sommets pour apporter de l’eau aux villages. Mes recherches m’ont montré qu’il y a quelque chose de tout à fait sérieux d’un point de vue scientifique dans cette vision de l’ours à lunettes comme un intermédiaire, garant de la vie. Mais, dans mon imagination d’enfant, les ukukus se contentaient de planer dans le ciel, faisant partie du paysage physique et spirituel quechua.

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    Un artisan péruvien tisse l’image d’un ukuku, ours sud-américain vénéré des contes quechuas, et acteur vital de l’écosystème andin de l’Amazonie.

    PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

    Lorsque je suis entrée à l’université nationale de Cuzco – « llaqtamanta lloqsinayki ! », me pressait ma grand-mère : « quitte cette ville ! Pars apprendre et explorer ! » –, la conviction que j’avais une connexion avec les ours est restée en moi. Mon intérêt grandissant pour la biologie m’a finalement conduite à Londres, pour des recherches sur la conservation aux jardins botaniques royaux de Kew. Quand les gens apprenaient d’où je venais, ils s’exclamaient « Ah ! L’ours Paddington ! » Vous vous rappelez peut-être que, dans le livre pour enfants du même nom, le héros Paddington, qui arrive en Grande-Bretagne, vient du « fin fond du Pérou ». Cela signifie que ce personnage serait un ours à lunettes, ou, plus scientifiquement, un Tremarctos ornatus.

    Quand j’ai obtenu une place dans une expédition de premier cycle, soit plusieurs semaines dans les montagnes et les forêts du centre du Pérou, j’ai dû faire les magasins d’occasion pour trouver mon équipement de base. Je n’avais ni chaussures de randonnée, ni sac à dos dignes de ce nom. Quand bien même la recherche de terrain s’est avérée difficile, j’ai aussi adoré cette expérience.

    Au fil des ans, au fur et à mesure que les occasions se présentaient, j’ai travaillé sur des oiseaux, des singes, des champignons, des arbres rares au Costa Rica. Puis, en 2020, mes mentors et collègues biologistes, Andrew Whitworth, également explorateur pour National Geographic, et Adrian Forsyth, m’ont appris que l’organisation péruvienne à but non lucratif Conservación Amazonica, cofondée par Andrew Forsyth, était en quête de quelqu’un pour reprendre une station de recherche isolée dans la forêt de nuages. Le nouveau projet portait sur les ours à lunettes. Leur rôle dans l’écologie forestière nécessitait une étude plus approfondie, notamment dans le contexte d’intensification du changement climatique. « Vamos ! (allez !) », me suis-je dit.

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