Quelle place pour l'Europe dans les étoiles ?
Depuis la création de différents lanceurs tels que les fusées Ariane et Vega, l'Europe est aujourd'hui un partenaire de choix pour la NASA.
Le nouveau lanceur Ariane 6, totalement assemblé à la base de Kourou, en Guyane française.
Annoncé en grande pompe par la NASA en 2021 et développé sur fond de différends géopolitiques avec la Chine, le projet Artemis vise l’envoi de différentes missions habitées sur la Lune et, à plus long terme, sur Mars. Si la première course à l’espace s’est particulièrement jouée entre les blocs Est et Ouest, l’Europe s’est distinguée comme un acteur important sur la scène de l’aérospatiale. Depuis la création de différents lanceurs tels que les fusées Ariane et Vega, l’Europe est aujourd’hui un partenaire de choix pour la NASA.
Sur les plus de 18 milliards d’euros de budget trisannuel que l’ESA négocie actuellement avec ses États membres, près de 3 milliards seraient destinés au financement de projets d’exploration habitée. « Nous demandons deux choses : la première, c’est la continuité des accords internationaux pour […] l’exploitation de la Station internationale jusqu’en 2030, [mais aussi] la construction de deux éléments pour le Gateway, la station circumlunaire américaine, les modules de service européens [Ndlr : European Service Module (ESM)], qui vont propulser le vaisseau habité Orion du programme Artemis vers ce Gateway et le faire revenir, [ainsi que] la continuité du programme de retour des échantillons martiens », présente le docteur Didier Schmitt, en charge de la Stratégie et de la Coordination à la direction de l’Exploration robotique et habitée de l’Agence spatiale européenne (ESA). « [La deuxième], c’est le financement de nouveaux programmes. »
Rassemblant à la fois des projets inédits et des mises à jour de programmes déjà bien avancés, ces demandes pourraient permettre à l’ESA de faire face à l’évolution constante du monde de l’exploration aérospatiale. Ainsi, pour palier le retrait de l’agence russe Roscosmos du projet ExoMars, initialement prévu avec un lancement depuis le Kazakhstan et un atterrissage sur Mars, le tout grâce à des technologies russes, l’ESA s’est tournée vers la NASA pour demander à lancer leur rover Rosalind Franklin avec un système « entrée dans l’atmosphère, descente et atterrissage » (en anglais, « entry, descent and landing »). Conçu par l'ESA elle-même, le rover permettrait la recherche de traces de vies passées sur la planète rouge. « Ce serait une opportunité d’obtenir l’indépendance européenne pour l’atterrissage sur Mars », affirme le chargé de la stratégie.
Une autre part importante du budget d’exploration serait dédiée à la réalisation d’un alunisseur européen, destiné à être lancé par le nouveau lanceur d’ArianeGroup, Ariane 6. « L’idée est de mettre la masse maximale sur Ariane 6 Evolution d’ici 2030, ce qui nous permettrait d’envoyer 10 tonnes en orbite lunaire [dont] 2 tonnes de matériel aluni. […] Ce serait la première fois que l’Europe atterrirait sur la Lune. Nous le ferions ensuite tous les deux ans. Nous sommes en train d’écrire un accord avec la NASA pour que, en échange de ce matériel apporté dans le cadre de la mission Artemis, ils posent des astronautes européens. »
Un symbole de collaboration fort entre les deux agences, dont les échanges reposent avant tout sur le troc. « Lorsque l’on envoie Thomas Pesquet dans l’espace, on ne donne pas d’argent aux Américains : en échange, nous développons plutôt des technologies en Europe. Par exemple, pour notre participation dans le Gateway, nous avons déjà signé un accord pour l’envoi de trois astronautes [européens]. Il nous reste encore à en faire descendre un avant la fin de cette décennie. »
Le moteur Vinci, destiné à propulser l'étage supérieur de Ariane 6, est un moteur à propulsion liquide oxygène/hydrogène capable de redémarrer jusqu'à trois fois en orbite.
DE NOUVELLES AILES POUR l'ESA
Pour répondre aux besoins techniques de ces programmes, l’Europe devra donc compter sur la robustesse de son ingénierie, une nécessité présente jusque dans le domaine privé. Ainsi, après vingt-six années de service et la mise en orbite de plusieurs centaines de satellites de toutes nationalités, dont le télescope spatial James Webb, Ariane 5 s’apprête à tirer sa révérence sur la scène du voyage spatial.
« Il reste trois lancements à faire sur Ariane 5. Nous allons terminer en beauté avec Juice, une mission de l’ESA qui va aller explorer les lunes glacées de Jupiter », raconte Mathieu Chaize, chef de projet au sein des programmes civils chez ArianeGroup. « Nous sommes extrêmement fiers et heureux de conclure avec une mission aussi emblématique. »
Le successeur d'Ariane 5, Ariane 6, présent à l’IAC2022 aux côtés de tous les futurs projets du groupe, a été construit dans une volonté de polyvalence et pour répondre aux besoins de clients variés, tels que l’ESA. « Le monde qui nous entoure change très rapidement en termes d’utilisation de l’espace. On voit aujourd’hui de nouveaux projets apparaître, et lorsque nous avons commencé la construction [d’Ariane 6], même si on les devinait, on ne savait pas encore à quoi nous attendre », explique Mathieu Chaize. « Il nous fallait un lanceur beaucoup plus souple et polyvalent. C’est toujours le même refrain : toutes les missions sur toutes les orbites. »
Pour répondre à un besoin d’adaptabilité de plus en plus prégnant, c’est toute une gamme de nouvelles fonctionnalités qui ont été mises à l’étude par le groupe aérospatial, à commencer par leurs moteurs.
À l’instar d’Ariane 5, sur lequel il était utilisé depuis 2003, Ariane 6 sera équipée du moteur Vulcain en version 2.1 : un moteur utilisant un mélange d’oxygène et d’hydrogène liquide. Ce type de propulsion liquide, en opposition à la propulsion solide assurée par l’utilisation de poudre, est actuellement considéré comme l’option la plus efficace. L’étage supérieur d’Ariane 6 sera quant à lui équipé du nouveau moteur Vinci, capable d’être rallumé jusqu’à trois fois en orbite ; une prouesse que le moteur HM7 de l’étage supérieur d’Ariane 5 était incapable d’accomplir. « Le fait de pouvoir rallumer le moteur Vinci va nous donner plus de performance sur orbite basse, et nous permettra de réaliser des missions complexes de type multiorbite, puis de désorbiter l’étage supérieur pour le faire rentrer dans l’atmosphère dans la zone qui nous intéresse, le tout en ne laissant rien derrière nous », s’enthousiasme Mathieu Chaize.
Au-delà de la capacité à se rallumer en orbite, ArianeGroup songe déjà à la possibilité de réutilisation pour ses lanceurs futurs. Concrétisé il y a quatre ans par l’industriel SpaceX, avec l’impressionnant retour au sol de leurs boosters post-lancement, c’est avec un second moteur qu’Ariane pourrait réaliser cette prouesse et faire baisser le prix des lancements de manière significative. « Prometheus est un moteur que l’on va bientôt tester et que l’on fait travailler avec de l’oxygène et du biométhane, un type de propulsion que l’on n’avait jamais utilisé auparavant. »
Capable lui aussi d’être rallumé, le moteur a été conçu pour répondre à l’un des problèmes majeurs du retour au sol : la modulation de la poussée au redémarrage.
« À son retour au sol, l’étage ne pèse plus que quelques tonnes, mais le moteur en pousse toujours 130 », théorise l’ingénieur d’ArianeGroup. « Il fallait donc un moteur qu’on puisse rapidement remettre en place et, surtout, il fallait que l’on puisse être capable de faire varier sa poussée. » En prenant cette problématique en compte, le premier test de Prometheus sera accompagné d’un démonstrateur d’étage réutilisable, nommé Themis. « La première fois que nous allons allumer Prometheus […] le moteur sera dans une configuration d’étage à l’échelle, avec deux réservoirs », clarifie Mathieu Chaize, modélisation à l’appui, « ensuite, on fera des "hop-tests" : de petits bonds avec l’étage ».
Vue d'artiste de la base lunaire de la mission Artemis : l'ESA participera activement à sa construction, en fournissant une grande partie du matériel scientifique et logistique, ainsi qu'en préparant les batteries à hydrogène alimentant la station.
DES PROJETS D'AVENIR DE (TRÈS) HAUT VOL
Cette volonté d’adaptabilité peut également se retrouver dans les prochaines missions de l’ESA. « Nous travaillons sur des technologies permettant l’exploitation des ressources lunaires et le soutien aux astronautes […] pour qu’ils soient le plus efficaces possible à la surface de la Lune », explique Didier Schmitt. « L’objectif est de sélectionner les meilleurs échantillons en utilisant des systèmes de spectrométrie sur place […] pour analyser tous les composants chimiques "évaporés" de la Lune depuis sa création, ou déposés par les météorites. »
Un autre aspect essentiel de ces futurs programmes de l’ESA est d’avancer vers l’indépendance. « Pour notre projet d’alunisseur européen, nous ne sommes pas obligés d’ajouter des cargaisons américaines. […] C’est un programme que nous pouvons faire en collaboration ou seuls », explique le Dr Schmitt.
« C’est une décision prise en 2019. Nous ne lançons [nos propres projets] que s’ils vont sur un lanceur européen et que nous gérons toute l’opération. » L’objectif sur le long terme est de permettre à l’ESA de conserver une place légitime sur la scène de l’exploration spatiale. Pour cela, un conseil de hautes personnalités diverses (anciens ministres, secrétaires de l’OTAN, explorateurs, économistes…) a été rassemblé pour réfléchir sur les futurs programmes d’exploration européens. « L’ESA va demander le feu vert au niveau ministériel lors du Conseil de l’ESA en novembre pour un budget minimal, afin d’au moins étudier des concepts techniques et programmatiques, pour assurer la non-dépendance européenne », annonce Didier Schmitt. « Le futur véhicule habité et lancé depuis Kourou devra être évolutif et pouvoir aller vers le Gateway, et ce afin de nous permettre, le jour où nous le déciderons, d’aller sur la Lune par nos propres moyens. »
Ces décisions seront l’aboutissement d’études soigneuses, afin de garantir la réussite de projets s’étalant sur plus de dix ans et pour lesquels la moindre erreur de stratégie pourrait entraîner des impasses et des retards de plusieurs dizaines d’années, comme l’a démontré le feu programme Hermès.
Cette problématique est particulièrement complexe à aborder dans un monde politique aux échéances de mandats courtes. « Nous n’avons pas le droit à l’erreur […], si nous prenons la décision de nous diriger vers le vol spatial européen habité autonome […], il faudra penser à des scénarios utilisant des lanceurs déjà existants ou prévus pour le début de la décennie suivante, afin de réaliser plusieurs vols successifs d’assemblage en orbite basse », conclut le Dr Schmitt.
« Avoir la capacité d’aller en orbite, d’assembler des éléments, de ravitailler des systèmes propulsifs en carburant, d’avoir nos astronautes dans nos propres véhicules et d’adapter ces solutions au fur et à mesure vers des destinations plus lointaines, c’est ça la solution stratégique pour être compétitif et viable sur la durée. »