Quels sont les effets d'un voyage spatial sur le corps humain ?
Alors que de plus en plus de civils sont envoyés dans l'espace, une base de données a été créée afin de mieux comprendre la réaction du corps humain lors des vols spatiaux et concevoir des traitements adaptés pour prévenir les effets indésirables.
Le 15 septembre 2021, une capsule Dragon de SpaceX a transporté l'équipage Inspiration4 dans l'espace au moyen d'une fusée Falcon 9. Au cours des trois jours de cette mission, les engins spatiaux ont atteint une altitude de 575 km au-dessus de la surface de la Terre, plus loin dans l'espace que l'orbite de la Station spatiale internationale, qui se situe entre 370 km et 460 km de notre planète.
Moins de 700 personnes ont volé dans l’espace au cours des 50 dernières années. La quasi-totalité d’entre elles était des astronautes professionnels présentant une excellente condition physique, et la majorité était des hommes. L’année 2021 a cependant vu le lancement de la toute première mission spatiale impliquant quatre astronautes civils, qui n’appartenaient donc à aucune agence gouvernementale. Cette mission inédite a permis d’apporter de nouvelles données intrigantes aux scientifiques spécialisés dans l’étude des effets des vols spatiaux sur le corps humain.
Le 11 juin 2024, plus de 200 de ces chercheurs ont publié une série de 44 articles dans différentes revues du groupe Nature. Ces articles contribuent à établir une base de référence qui pourrait permettre aux spécialistes de mieux comprendre les conséquences d’un séjour dans l’espace sur le corps humain, mais aussi d'identifier des méthodes efficaces pour atténuer ces dernières.
Bien que l’humanité soit encore loin de pouvoir être qualifiée d’espèce interplanétaire, il s’agit là de « la toute première des nombreuses étapes qui seront nécessaires pour se préparer à se rendre sur la Lune et sur Mars », affirme Christopher Mason, biophysicien et médecin à la Weill Cornell Medicine, qui a dirigé l’agrégation et l’analyse des données utilisées pour ces articles.
Ces données révèlent également aux scientifiques les différentes réactions du corps humain face à un stress extrême, tant sur le plan physique que cognitif. « Nous devons vraiment savoir comment réagit la condition humaine » face aux radiations et aux forces d’accélération extrêmes, en plus des changements dans le rythme circadien du corps, ou son cycle de sommeil, explique Michael Snyder, généticien à Stanford, qui n’était pas impliqué dans la rédaction des articles publiés en juin.
Les différentes études révèlent que quelques jours dans l’espace peuvent suffire pour provoquer des effets biologiques qui semblent irréversibles, et que ces derniers peuvent différer chez les hommes et les femmes.
ÉTUDIER LE CORPS HUMAIN DANS L’ESPACE
Les enquêtes relatives à la santé dans l’espace remontent au lancement des toutes premières missions spatiales humaines, dans les années 1960. Les astronautes du programme Apollo portaient par exemple des biocapteurs spécialement conçus pour suivre le bon fonctionnement de leur cœur et de leurs poumons, et devaient passer des examens physiques et des tests approfondis avant et après le vol. Les astronautes ont subi des douleurs dorsales dues à la microgravité et des flashs de lumière dus aux radiations, entre autres effets sur leur santé. Ces révélations n’étaient toutefois qu’un début.
En effet, au cours des vingt dernières années, la Station spatiale internationale (ISS) a servi de laboratoire biologique orbital pour étudier ces nombreux effets, des changements bactériens à la perte osseuse, en passant par les déformations du tissu cérébral. En 2015, des biologistes ont eu une occasion unique de mieux comprendre, à une très petite échelle, les effets de l’environnement spatial sur la biologie humaine. Dans le cadre d’une expérience de la NASA connue sous le nom de « Twins Study », un astronaute, Scott Kelly, a embarqué à bord de l’ISS pendant un an, tandis que son frère jumeau, Mark Kelly, également astronaute, devait rester au sol.
En comparant de vrais jumeaux, l’objectif des biologistes était d’étudier les conséquences génétiques du voyage spatial. Lorsque Scott est revenu sur Terre, ils ont ainsi constaté que ses télomères, les extrémités des chromosomes dont le rôle est de protéger le matériel génétique, s’étaient allongés.
Dans le cadre de la « Twins Study », une importante étude menée par la NASA sur des jumeaux, Scott Kelly (à droite) a passé un an à bord de la Station spatiale internationale tandis que son frère jumeau Mark Kelly (à gauche), également astronaute, est resté sur Terre. L'étude a permis de documenter les conséquences génétiques, physiologiques et cognitives d'un séjour dans l'espace.
Le cas de Scott Kelly n’était toutefois qu’un exemple isolé, ne permettant pas de représenter l’humanité dans toute sa diversité. En outre, la plupart des astronautes ayant fait l’objet d’études dans les décennies précédentes étaient des hommes américains ou russes ayant traversé des années d’entraînement avant d’être envoyés dans l’espace.
Une mission spatiale lancée par SpaceX en 2021, baptisée Inspiration4, a donné aux chercheurs l’occasion d’étudier un échantillon plus diversifié de voyageurs spatiaux. La mission incluait quatre astronautes privés qui, ensemble, couvraient une plus grande variété d’âges, d’origines et d’antécédents biomédicaux. « Ils permettent de représenter une part plus vaste de l’humanité », explique Mason.
Tout comme nombre des scientifiques avec qui il a publié la nouvelle collection d’articles, Mason avait également travaillé sur la « Twins Study ». L’équipe disposait déjà d’une série d’expériences réalisées dans l’espace et qui « avaient été amplement validées, chez les astronautes », révèle Mathias Basner, de la faculté de médecine de l’Université de Pennsylvanie, qui étudie le comportement et la cognition chez les humains. Les chercheurs avaient donc pour objectif de développer ces tests pour la mission Inspiration4 afin d’étudier plus largement le système biologique humain.
L’équipe a ainsi examiné des échantillons de sang, d’urine, de selles, de salive, de sueur et de peau, réalisé des tests comportementaux et cognitifs, et récolté des données liées au sommeil. Tous ces tests ont été effectués avant, pendant et après le vol, et toutes les données ont été compilées dans une base de données biométriques connue sous le nom de Space Omics and Medical Atlas (SOMA), organisée et gérée par Christopher Mason et ses collègues.
Le catalogue, publié en juin, présente des données détaillées recueillies au cours de la dernière décennie auprès de dizaines d’astronautes de la NASA et de l’Agence spatiale japonaise, de douze voyageurs spatiaux privés (dont quatre ont participé à la mission Inspiration4) et d’un groupe témoin de dix personnes ayant escaladé le mont Everest. Les chercheurs ont également utilisé des données issues d’expériences menées sur des animaux à bord de l’ISS afin de mieux comprendre les effets de l’espace sur le corps.
« Nous commençons maintenant à obtenir les grandes lignes de nos mesures de référence, pour les analyses de sang, les radiations, les gènes et le système immunitaire » lors d’un vol spatial, explique Christopher Mason.
UN COURT VOYAGE SUFFIT À ALTÉRER LA BIOLOGIE
Le 15 septembre 2021, la mission Inspiration4 a donc décollé avec quatre astronautes civils à son bord. Environ trois jours plus tard, la capsule et son équipage ont amerri dans l’océan Atlantique, au large de la Floride.
Selon Christopher Mason, après analyse des données, l’un des résultats les plus surprenants a été qu’un « grand nombre des traces laissées par les vols spatiaux étaient identiques à celles que nous avions observées lors de missions plus longues ». Cela indique qu'après une certaine « dose » de vol spatial, nous pouvons commencer à en observer les effets dans le corps, ajoute-t-il.
Comme dans l’étude menée sur les jumeaux Kelly, les télomères des astronautes se sont allongés. Cette élongation (probablement due, selon les chercheurs, à l’exposition aux radiations) et l’activation des gènes associés peuvent servir à protéger l’ADN contre les radiations nocives.
Même plusieurs mois après leur retour sur Terre, nombre de ces changements pouvaient encore être observés chez les astronautes. « On aurait pu penser pouvoir nous en remettre plus vite que ça », admet Snyder.
Au cours de ces quelques jours dans l’espace, les microbiomes des astronautes d’Inspiration4 ont également connu des transformations. « Il est fascinant de voir à quelle vitesse leur peau est devenue similaire à celle des autres membres de l’équipage et au vaisseau spatial », explique Christopher Mason. Tandis que les microbes de la peau des astronautes commençaient à se ressembler et que les microbes de leur bouche changeaient, selon les chercheurs, leurs intestins ne présentaient quant à eux pas les mêmes changements.
Si l’expression des gènes et les modifications du microbiome comptent parmi les effets microscopiques du voyage spatial, d’autres effets plus macroscopiques ont également été observés, notamment en lien avec la cognition et le comportement. Pour évaluer le comportement et les capacités cognitives pendant le vol, les chercheurs se sont penchés sur dix domaines intellectuels et mentaux, comme la mémoire, l’attention, l’abstraction, la prise de décision informée par le risque, et la reconnaissance des émotions, explique Basner. « Notre comportement est une combinaison de tous ces éléments, mais nous essayons de les démêler » pour voir si l’un de ces domaines est plus efficace que les autres.
L'équipage d'Inspiration4 (que l'on voit ici au Space Camp à Huntsville, en Alabama) était composé de Jared Isaacman, commandant de la mission, Hayley Arceneaux, médecin, Sian Proctor, pilote de la mission, et Chris Sembroski, spécialiste de la mission.
Au cours des trois jours de la mission, l'équipage d'Inspiration4 (photographié ici dans un avion Zéro-G) a recueilli des données pour évaluer l'impact de la microgravité, des radiations, de l'isolement et d'autres aspects de l'environnement spatial sur le corps humain.
L’équipage d’Inspiration4 a présenté un déclin cognitif dès le début du vol, explique Basner. La cognition s’est ensuite stabilisée pendant le reste du vol et est revenue à la normale une fois l’équipage revenu au sol. Sur le plan comportemental, l’équipage s’est montré plus positif après le vol, mais selon Basner, « cela indique simplement qu’ils étaient contents d’être parvenus » à revenir à la surface en toute sécurité.
DES DIFFÉRENCES CHEZ LES HOMMES ET LES FEMMES ?
La base de données SOMA est en libre accès, et est donc mise à la disposition des biologistes souhaitant mener leurs propres recherches. « Chacun vient avec son propre point de vue », explique Mason. « On voit la biologie à travers son propre prisme, puis on analyse les questions avec son propre point de vue. »
C’est ainsi que Begum Mathyk, docteure en obstétrique et gynécologie à l’Université de Floride, a rejoint l’étude. « Défendre la santé des femmes sur Terre ou dans l’espace, pour moi, c’est du pareil au même », confie-t-elle.
L’analyse de Begum Mathyk et ses collègues des échantillons de sang et d’urine d’Inspiration4 a révélé des modifications dans les gènes associés à l’œstrogène, une hormone qui intervient dans le système reproducteur, mais aussi dans les muscles, le cerveau et d’autres systèmes corporels. Les chercheurs ont constaté des changements génétiques dans le fonctionnement des réactions liées à l’œstrogène dans l’espace, et que les cellules B des femmes présentaient davantage de transformations que celles des hommes. Les cellules B sont liées aux maladies auto-immunes, qui touchent généralement plus souvent les femmes que les hommes. Ces changements hormonaux affectent également les réactions de l’organisme face aux infections, explique Mathyk.
Pendant ces quelques jours dans l’espace, les gènes associés à la régulation de la glycémie par l’insuline ont également présenté quelques changements, ce qui suggère que « les vols spatiaux peuvent altérer le métabolisme et le système immunitaire », ajoute la spécialiste. Les chercheurs ont également constaté d’autres changements relatifs aux cellules immunitaires qui, après la fin du vol, ont mis plus de temps à revenir à la normale chez les hommes que chez les femmes. Ces cellules sont liées aux réactions de l’organisme face à l’inflammation, et certaines jouent également un rôle dans la coagulation du sang.
Si de légères différences entre les hommes et les femmes ont été observées au niveau de la microbiologie, cela n’a pas été le cas pour le comportement et les facultés intellectuelles, décrit Basner.
Les radiations peuvent avoir des effets négatifs sur les ovaires et l’utérus, et le maintien des cycles de sommeil dans l’espace est essentiel pour assurer le bon fonctionnement du système reproducteur, soulignent Mathyk et ses collègues dans un article de synthèse examinant les données de l’équipage d’Inspiration4, des astronautes de l’Agence d’exploration aérospatiale japonaise (JAXA) et des animaux. Des études menées sur des souris et leurs embryons suggèrent que l’espace est un « environnement défavorable » à la reproduction. « Mais il n’est pas facile de tirer des conclusions ou de projeter toutes ces données sur les humains, car nous sommes plus complexes », ajoute Mathyk.
Les chercheurs disposeront bientôt d’autres données. Mathyk soutient une proposition visant à envoyer un appareil à échographies portatif lors d’une prochaine mission de SpaceX afin d’obtenir des images des organes reproducteurs féminins, notamment de l’utérus et des ovaires, pendant le vol spatial. D’autres missions privées et gouvernementales intègrent ces tests.
En outre, la base de données SOMA est déjà en train de s’enrichir. Elle contient désormais des informations biologiques provenant des vols privés Axiom-2 et des échantillons prélevés avant le vol de Polaris Dawn, dont le lancement est prévu cet été. Les chercheurs ajouteront également les données d’Axiom-3 dans le courant de l’été, précise Christopher Mason.
Au-delà de la simple compréhension de la biologie du corps humain dans l’espace, la base de données et les travaux qui en découlent pourraient permettre de contrer ces effets, en concevant par exemple des médicaments spécifiques au bagage génétique de chaque astronaute. « Nous sommes bien loin d’en avoir fini », conclut Christopher Mason.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.