Oubliés, massacrés, muselés... Quand les Zimbabwéens ont commencé à parler
En 1980, Robert Mugabe remporte les élections et devient Premier ministre du Zimbabwe. Il s'est ensuite maintenu au pouvoir par la violence et l’intimidation. Dans ce reportage de 2017, le peuple avait décidé de lutter contre le régime de la terreur.
Cet article a initialement été publié en 2017. L'ancien Président zimbabwéen Robert Mugabe, déchu en 2017 après trente-sept ans de règne sans partage, est mort vendredi 6 septembre 2019. Sa présidence a plongé le pays dans des crises politiques profondes pendant des décennies.
Il faut savoir au moins deux choses sur les Zimbabwéens. La première est qu’ils éprouvent un attachement sans bornes pour leur terre, ce qui n’est guère étonnant. Quiconque a vu éclore le rouge printanier d’un bois de musasa au début de la saison des pluies, senti le vent torride d’un après-midi d’été dans la plaine du lowveld, humé les senteurs de la patate douce et du souci quand la nuit tombe sur le bush, celui-là sait que cette terre est de celles qui vous saisissent l’âme.
Naturellement, un tel attachement à sa terre a un prix. Pour elle, et à cause d’elle, il y aura des guerres et des révolutions. L’inévitable perte de leur terre par les vaincus ou les malchanceux en politique sera si insupportable que les personnes privées d’attaches finiront par devenir de véritables spectres, des âmes errantes en quête de sol.
La seconde chose à savoir sur les Zimbabwéens est que leur petit pays s’anime continuellement des prestations des conteurs et des musiciens. En 1987, les Bhundu Boys ont fait la première partie de la chanteuse Madonna au stade de Wembley, à Londres. Surnommé « le Lion du Zimbabwe », Thomas Mapfumo a créé un genre de musique protestataire, le chimurenga (« soulèvement »).
Le plus prestigieux prix littéraire d’Afrique, le prix Caine, a été décerné deux fois à des Zimbabwéens depuis sa création, il y a treize ans (à Brian Chikwava, en 2004, et à NoViolet Bulawayo, en 2011). Quant à Doris Lessing, qui a vécu ses années d’apprentissage dans le pays, elle a reçu le prix Nobel de littérature.
Je ne me considère plus comme zimbabwéenne mais, dans les années 1970, mes parents, nés au Royaume-Uni, ont possédé une ferme à la frontière orientale de ce qui est alors l’État paria de Rhodésie. Ils se battent alors – mon père en tant que conscrit, ma mère en tant qu’agent de police bénévole – pour que le pays reste dirigé par des Blancs et, de leur propre aveu, pour qu’il ne tombe pas aux mains des communistes.
Une cause discutable à tous points de vue. En 1965, Ian Smith, le Premier ministre rhodésien, fait campagne sur le slogan « Une Rhodésie plus blanche, plus radieuse ».
Pendant une quinzaine d’années encore, une minorité décroissante de Blancs tente de garder le pouvoir. Ils sont quelque 150 000 en 1980, contre un peu plus de 200 000 au début des années 1960, dans un pays peuplé par une majorité noire, qui passe de quelque 3,5 millions à plus de 7 millions de personnes sur la même période.
Dès la fin de 1979, à partir de campements situés en Zambie et au Mozambique voisins, des forces de libération pénètrent en Rhodésie plus vite que les troupes gouvernementales ne peuvent les anéantir. Une paix est négociée.
Au mois de février suivant se tiennent des élections législatives, remportées par le Zimbabwe African National Union-Patriotic Front (Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique, ZANU-PF). Son chef devient le premier Premier ministre du Zimbabwe. Robert Gabriel Mugabe affiche des airs de magnanimité conciliante.
Mais ma mère ne les prend pas pour argent comptant. Mes parents partent s’installer plus au nord, au Malawi. Exploitant les fractures profondes creusées par le gouvernement précédent de la minorité blanche – fractures ethniques, raciales et politiques –, Mugabe va s’employer à accroître les divisions au sein du pays et à s’arroger le pouvoir absolu.
Il existe deux principaux groupes ethniques au Zimbabwe : la majorité shona et la minorité ndébélé. Mugabe est shona. En 1983, il déploie sa Cinquième Brigade (qui a suivi un entraînement en Corée du Nord) dans l’ouest du pays afin d’étouffer toute opposition politique ndébélé.
On estime que 20 000 Ndébélé seront massacrés au cours des cinq années suivantes. Mugabe « a très bien compris et instrumentalisé nos faiblesses », m’explique Wilfred Mhanda, un ancien commandant de libération du ZANU-PF qui a combattu à ses côtés.
Mugabe tolère la corruption dans son gouvernement tant qu’on lui reste loyal. L’économie du pays s’effondre. Au milieu des années 1990, des pénuries de carburant éclatent, les fonctionnaires se mettent en grève et les anciens combattants de la guerre de libération commencent à réclamer les indemnisations qui leur ont été promises à l’indépendance.
Puis, en 1998, Mugabe envoie des troupes en République démocratique du Congo (RDC) afin de soutenir le régime vacillant de Laurent-Désiré Kabila, pour un coût final équivalant à 1 million de dollars par jour. Le destin économique du Zimbabwe est scellé.
Le mouvement pour le changement démocratique (Movement for Democratic Change, MDC) est lancé en 1999, sous la direction de Morgan Tsvangirai, un ancien responsable syndical. Mugabe riposte à la nouvelle opposition politique qui se fait jour et au mécontentement croissant parmi ses propres partisans en les autorisant à s’approprier des exploitations agricoles commerciales appartenant à des Blancs, sans dédommagement pour ces derniers.
En 2000, avec l’approbation publique de Mugabe, des partisans du ZANU-PF sans emploi menés par des anciens combattants armés de haches et de machettes envahissent les fermes en criant : « Hondo ! » (« La guerre ! »). Les réserves alimentaires nationales s’effondrent.
En 2005, le MDC remporte plusieurs sièges parlementaires. Mugabe réplique en lançant l’opération Murambatsvina (« Chasser la saleté »). Dans tout le pays, des étals de marché et des maisons appartenant à des citadins pauvres, qui constituent une grande partie de l’opposition au ZANU-PF, sont détruits. On estime qu’environ 700 000 personnes perdent leur logement ou leur gagne-pain, et plus de 2 millions sombrent encore davantage dans la pauvreté.
Puis, au premier tour des élections de 2008, le ZANU-PF de Mugabe est finalement battu par le MDC de Tsvangirai. Exigeant un second tour de scrutin, des partisans et des responsables du ZANU-PF se livrent à des actes de violence avec le soutien de l’État.
Des centaines de supporteurs du MDC sont tués et des milliers d’autres blessés, des centaines de femmes et de jeunes filles violées, et des dizaines de milliers de personnes déplacées.
« Si on voulait se suicider en 2008, il suffisait de porter un t-shirt du MDC », m’a-t-on raconté. Steve Hanke, professeur d’économie à l’université Johns Hopkins de Baltimore, a calculé que le taux d’inflation mensuel du Zimbabwe a atteint 79 600 000 000 % (79,6 milliards) en novembre de cette année-là – seule la Hongrie a fait pire, en 1946.
Pour éviter d’autres massacres et un plongeon économique encore plus inouï, Tsvangirai se retire de la course électorale. Mugabe se proclame vainqueur. Thabo Mbeki, alors président d’Afrique du Sud et partisan inconditionnel de Mugabe, persuade les deux hommes de négocier un accord de partage du pouvoir.
Mugabe conserve la direction des mines, de l’armée, de la police et des services de renseignement – bref, de tout ce qui assure le maintien de sa domination. Tsvangirai hérite des ministères des Finances, de l’Éducation, de la Santé et de l’Environnement – tout ce qui garantit qu’il ne pourra pas s’adjuger tout le pouvoir.
Une période d’expectative et d’incertitude s’ensuit. On attend que Mugabe relâche son emprise, on attend que Mugabe, né en 1924, meure. Mais il apparaît plus robuste que jamais. En 2012, le Fund for Peace (« Fonds pour la paix »), une ONG basée à Washington, attribue au Zimbabwe la cinquième place de son indicateur annuel des États défaillants.
Pourtant, lorsque j’arrive dans le pays, à la mi-octobre 2012, la situation semble normale à Harare, la capitale. L’argent tiré de l’extraction de diamants a donné un coup de jeune à la ville – la découverte de filons dans l’est du pays, en 2006, passe pour la plus importante du genre.
L’adoption du dollar a simplifié les transactions commerciales. Des voitures neuves circulent sur les routes. Les magasins regorgent de produits d’importation sud-africains. Et les villas poussent comme des champignons derrière de hauts murs dans les banlieues situées au-delà du palais présidentiel.
Mais, sous cette apparente normalité, l’inquiétude persiste. Avant les élections prévues pour juillet 2013, des bandes de jeunes du ZANU-PF commencent à montrer leurs muscles dans des centres commerciaux très fréquentés.
Sur les chaînes de télévision internationales, des responsables du ZANU-PF menacent ouvertement de ne pas tolérer une victoire de Tsvangirai. En parallèle, les gros titres des journaux étalent la vie privée de Tsvangirai, couronnée par son récent mariage avec Elizabeth Macheka, la fille d’un gourou du comité central du ZANU-PF. Son statut d’opposant sérieux à Mugabe semble mis en question.
Pendant ce temps, selon certaines sources, la Central Intelligence Organization (« Organisation centrale de renseignements », CIO) se livre à une surveillance tous azimuts des citoyens.
« Oui, des gens me disent que je devrais faire attention, me confie Tafadzwa Muzondo, un auteur dramatique zimbabwéen de 33 ans. Mais je dois faire mon devoir. Je suis d’abord un citoyen. Ensuite, un artiste. À la fin de sa vie, ne vaut-il pas mieux pouvoir dire qu’on a essayé de changer les choses ? »
Il a proposé de se retrouver derrière la National Gallery, dans les jardins botaniques d’Harare. La matinée est humide et l’orage menace, mais nous restons à l’extérieur pour mieux repérer d’éventuels curieux à la solde des autorités. Muzondo a écrit une pièce qui a déplu au gouvernement et il converse avec une auteure étrangère. Toutes choses de nature à lui attirer des ennuis.
Lorsqu’on s’intéresse à ce pays, on ne peut s’empêcher de suivre l’évolution de la situation : entre 2001 et 2011, l’oppression officielle a forcé au moins quarante-neuf journalistes zimbabwéens à l’exil.
Au Zimbabwe même, un grand nombre de militants des droits de l’homme, d’écrivains et de photographes locaux – plus quelques étrangers – ont été intimidés ou arrêtés. Un caméra- man a été assassiné en 2007 : il était soupçonné d’avoir transmis à des médias étrangers des photographies de Tsvangirai roué de coups.
Celui-ci a été arrêté à maintes reprises depuis 2000 et, une fois, quasiment battu à mort par les hommes de main de Mugabe. En théorie, la liberté d’expression est protégée ; en pratique, une série de lois veillent au silence. Quels que soient le moment et la façon dont Mugabe quittera le pouvoir, le pays mettra longtemps à s’en remettre.
« Comment pourrons-nous assumer notre passé violent si nous ne pouvons pas en parler ?, demande Muzondo. Si l’on ajoute ma pauvreté à ma peur, à mon silence, la vie ne vaut pas le coup d’être vécue. Autant se faire massacrer. »
Les Zimbabwéens sont dans l’effroyable situation de se sentir devenir muets, avec les seuls journalistes étrangers et humanitaires occidentaux pour relater leur histoire. Jadis le plus élevé d’Afrique, à plus de 90 %, le taux d’alphabétisation du pays tombera à 75 % d’ici à 2020, selon certains. « Nous le savons. Sans voix au chapitre, nous n’avons aucun choix, dit Muzondo. Sans choix, quelle est notre situation ? Nous sommes condamnés pour toujours à la violence. »
Mais les écrivains, artistes et dramaturges zimbabwéens n’ont pas encore capitulé. Des expositions, des pièces de théâtre et des romans puissants, à l’humour parfois caustique et sur des sujets politiques controversés, voient le jour si vite que les agents de la CIO n’ont pas le temps de s’y opposer.
Muzondo a écrit ces huit dernières années une demi-douzaine de pièces traitant de questions politiques et sociales brûlantes. Sa dernière œuvre, No Voice, No Choice (« Pas de voix, pas de choix »), a été interdite en août 2012 après avoir reçu un accueil enthousiaste dans tout le pays.
« Les gens venaient nous voir après la représentation et nous disaient : “Nous avions peur de ce qui pouvait nous arriver si quelqu’un nous voyait assister à votre pièce, puis nous avons vu que vous n’aviez pas peur de la jouer. Votre courage nous a rendus plus courageux.” »
« La vérité est que nous sommes tous dans la même galère, ajoute Muzondo. Des voisins s’attaquent entre eux. Maintenant, nous devons nous asseoir à une même table et nous confronter à ce que nous nous sommes fait mutuellement. Le gouvernement ne veut pas que nous ayons cet échange. Mais si nous le faisons quand même ? »
La classe politique n’avait pas envisagé cela. En fin de compte, c’est peut-être leur souffrance commune qui rapprochera les Zimbabwéens, qui commenceront alors à exiger leur propre libération.
En réalité, il semble que Mugabe a délibérément transformé en criminels tant de Zimbabwéens ordinaires – des soldats et des policiers, bien sûr, mais aussi des écoliers arrachés à leur salle de classe pour aller violer et torturer – que beaucoup craignent qu’un changement de gouvernement ne s’accompagne de représailles.
« Les victimes de la violence politique ont peur qu’elle resurgisse à chaque élection ; les responsables de la violence politique ont peur qu’elle cesse, me dit Rutendo Munengami, qui défend des victimes de viol. Tout le monde connaît les coupables : ce sont nos voisins et nos représentants. Ils ne sont pas difficiles à trouver. Ces gens-là redoutent un gouvernement qui leur demanderait des comptes. »
Je rencontre Munengami et une autre militante, Margaret Mazvarira, dans le jardin d’un tranquille restaurant d’Harare. Les deux femmes parlent en même temps, finissant mutuellement leurs phrases.
À l’aube du 3 juin 2003, Munengami, dont le mari était alors conseiller du MDC, a été tirée brutalement du lit, avec dans les bras son fils de 9 mois qu’elle allaitait encore. Elle me raconte qu’un ministre éminent du ZANUPF l’a violée sous les yeux de soldats puis l’a emmenée à un poste de police d’Harare.
Là, elle et son fils ont été suspendus audessus d’une fosse d’acide tandis que les soldats se demandaient s’ils allaient la tuer. « Ils voulaient jeter le bébé à terre. Ils criaient : “Il sera comme son père. Il voudra donner le pays à l’homme blanc.” »
En 2000, Mazvarira a été enlevée à son domicile de Chivhu, une petite ville au sud d’Harare, et violée par deux agents du ZANUPF et de la CIO, après qu’un cocktail Molotov a tué sa fille de 17 ans, coordinatrice pour le MDC. Mazvarira a contracté le virus du sida lors de l’agression.
« Ils m’ont dit : “Toi et ta fille, vous êtes des chiennes de Tsvangirai.” » Elle s’est rendue au poste de police pour signaler l’agression. L’agent responsable a refusé de prendre sa déposition. « Les policiers sont tous du ZANUPF. »
Les deux femmes ne se résignent pas à ce qui leur est arrivé. Mais, si elles sont devenues des militantes, c’est qu’elles n’ont jamais pu obtenir que leurs agresseurs rendent des comptes. « Le gouvernement ne veut pas nous aider. Personne ne peut nous aider. C’est à nous de nous débrouiller seules désormais. Voilà où nous en sommes. »
En 2009, Munengami a fondé Doors of Hope pour soutenir les victimes de viol à caractère politique et s’exprimer en leur nom. Cette ONG compte aujourd’hui 375 membres dans tout le pays.
« Nous prenons la défense des femmes, affirme Munengami. De prétendus anciens combattants ont violé un grand nombre de femmes pendant la guerre de libération, mais ils ne veulent pas en parler. Alors nous, nous allons en parler. Que ce soit en 1975 ou maintenant, nous ne voulons pas que cela continue. Nous en avons assez. Nous en avons plus qu’assez de nous taire. À quoi le silence nous atil servi ? »
Lors de mes récents voyages à travers le pays, j’ai vu que des associations telles que Doors of Hope existent dans tout le Zimbabwe. J’ai parlé avec le directeur de Radio Dialogue, une petite station de Bulawayo qui a contourné l’interdiction de la radiodiffusion indépendante en distribuant des cassettes et des CD aux conducteurs de minibus.
J’ai parlé avec des survivants de la torture politique qui ont organisé des cercles de guérison avec leurs anciens agresseurs et dirigent maintenant une ONG, Tree of Life, se rendant dans des dizaines de villages du pays, organisant des ateliers pour aider victimes et coupables à surmonter la violence politique passée.
J’ai parlé avec les éditeurs de Weaver Press, à Harare, qui publient encore des livres courageux traitant de sujets politiques délicats, et je me suis procurée des revues de poésie éditées par amaBooks, à Bulawayo. J’ai parlé avec des artistes, des écrivains et des médecins qui refusent le caractère inévitable d’un avenir silencieux et violent.
« Je suis comme cet arbre, dit tout à coup Mazvarira, en montrant un jacaranda. On m’a coupé les branches, mais je ne suis pas morte. » Elle écarte son assiette. « Aujourd’hui, j’ai pu raconter mon histoire. On m’a entendue. » Elle se penche en avant avec un sourire : « Alors, s’il vous plaît, dites à votre monde de ne pas nous oublier. Dites-leur de continuer à nous écouter. Nous parlons encore. »