Comment l'Allemagne accueille-t-elle les réfugiés ?
Entre 2014 et 2015, l’Allemagne a accueilli 1,5 million de réfugiés. Comment le pays gère-t-il ce déferlement sans équivalent en Europe ?
Tous les Européens, et en particulier les Allemands, assistent depuis un an à un débat public déstabilisant sur le sens de l’identité européenne et sur la manière dont des personnes nées ailleurs peuvent s’intégrer. En août 2015, les tensions liées à l’afflux de réfugiés du Moyen- Orient sont devenues extrêmes.
En Autriche, soixante-dix personnes abandonnées par des passeurs sont mortes dans un camion verrouillé. En Allemagne, des néonazis ont attaqué la police devant un foyer de réfugiés, près de Dresde. La chancelière Angela Merkel s’est rendue sur place pour afficher son soutien aux réfugiés. Elle a été reçue par des manifestants aux cris de « Nous sommes le peuple ! », et a été traitée de « putain » et de « Volksverräter » – qualificatif datant de l’époque nazie signifiant « traître au peuple ». En France, le 31 août 2015, le Premier ministre, Manuel Valls, en visite à Calais, a lui aussi été interpellé par des riverains de la « jungle », le campement de 4 500 réfugiés rêvant de gagner l’Angleterre.
Si partout en Europe la question des migrants fait débat, nulle part elle ne se pose avec autant d’acuité qu’en Allemagne. Le pays a enregistré 468 800 entrées sur son territoire en 2014 (259 800 pour la France) et plus de 1 million en 2015. Son flux migratoire a plus que doublé en sept ans ; elle est, de loin, la première destination européenne des migrants. Ce qui en fait un cas d’école pour tout le continent.
Lorsque Angela Merkel a tenu sa conférence de presse estivale à Berlin, le 31 août 2015 – tandis qu’à Budapest les réfugiés syriens prenaient d’assaut les trains vers l’Allemagne –, elle a souligné que la Constitution allemande garantit le droit à l’asile politique, et en a rappelé l’article 1 : « La dignité de l’être humain est inviolable. » De fait, les Allemands étaient bien plus nombreux à aider les réfugiés qu’à lancer pierres et insultes. « L’Allemagne est un pays fort, a ajouté Merkel. Nous avons beaucoup accompli. Nous y arriverons ! » Ce credo (« Wir schaffen das ! »), qui serait digne d’orner un jour sa tombe, a contribué à faire de l’Allemagne la scène la plus fascinante de ce drame international.
Depuis quelques décennies, les migrations augmentent plus vite que la population au niveau mondial. En 2015, selon les Nations unies, la planète comptait 244 millions d’immigrés – des personnes vivant dans un pays où elles ne sont pas nées. Le nombre de réfugiés contraints de quitter leur pays natal a atteint 21 millions, un record depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce chiffre, selon les scientifiques, devrait encore s’accroître avec les sécheresses plus fréquentes et la hausse du niveau des mers dues au réchauffement climatique. Celui-ci, estiment certains, a déjà joué un rôle dans la guerre civile en Syrie, qui a déclenché l’exode actuel vers l’Europe.
Les réfugiés arrivent sur un continent qui a déjà accueilli un tiers des immigrés du globe depuis 1945. De grands pays d’Europe qui, jadis, envoyèrent leurs émigrés en Amérique, ont à présent un taux d’habitants nés à l’étranger comparable à celui des États-Unis. Mais tout le monde ne s’est pas fait à la situation – d’ailleurs, même aux États-Unis, la question de l’immigration est toujours de celles qui divisent.
En allemand, le mot Überfremdung désigne la crainte que son pays ne devienne méconnaissable parce qu’il compte trop d’étrangers. En Allemagne, l’an dernier, ce sentiment s’est affiché ouvertement. On a vu des défilés aux flambeaux, des discours enflammés d’orateurs de droite, et des centaines d’attaques contre des centres pour réfugiés (la plupart encore vides, même si quelques jours avant la conférence de presse d’Angela Merkel, des voyous ivres ont lancé un cocktail Molotov dans une chambre d’enfant d’un foyer, près de Hanovre).
Malgré tout, de façon plus discrète mais tout aussi évocatrice, s’est aussi manifesté le meilleur de la nature humaine. Trois quarts de siècle plus tôt, les Allemands envoyaient des trains remplis de Juifs vers des camps de concentration, à l’est ; désormais, dans la gare de Munich, ils accueillaient des trains transportant des réfugiés musulmans avec de la nourriture, de l’eau, des animaux en peluche et des sourires. Dans un podcast allemand, j’ai entendu une journaliste de Die Zeit affirmer qu’il n’y avait aucun mal à se sentir « enivré » par cette transformation. Ce à quoi un autre journaliste a rétorqué : la gueule de bois arrive.
« L’Union européenne est dans une situation très, très fragile, me confiait Michael Roth, le ministre adjoint allemand aux Affaires européennes, en avril dernier. J’espère que les Européens en ont conscience. » L’afflux de réfugiés, conjugué à l’incapacité de l’Allemagne à persuader le reste du continent de suivre son exemple d’ouverture, est l’une des principales causes de cette fragilité. Le monde entier s’en est aperçu le 23 juin, quand les Britanniques ont voté pour quitter l’UE lors d’un référendum national. Les réfugiés n’étaient pas directement le sujet (le Royaume-Uni n’en a quasiment pas accueilli), mais des sondages ont montré que la réduction de l’immigration (issue de l’UE comme d’en dehors de l’UE) a été la raison principale du vote pro-Brexit. Ce qui a eu lieu au Royaume- Uni, de même que la montée des mouvements populistes anti- immigration dans d’autres pays, ne fait qu’ajouter à l’importance de la situation outre-Rhin. Les Allemands sont-ils capables de tourner la page de leur lourd passé et de devenir une Willkommenskultur – une culture qui accueille les autres ?
Au milieu des années 1970, quand j’étais au lycée à l’École allemande de Bruxelles, Volker Damm était mon professeur de sciences sociales. Grand, avec des cheveux blonds bouclés et un visage taillé à la serpe, Damm faisait partie des profs sympas de l’école. C’est dans sa classe que j’ai compris pour la première fois l’Holocauste : pendant une heure de cours, il a lu à voix haute des témoignages directs de victimes des camps de concentration. Né en 1939, mon ancien professeur n’avait que 6 ans à la fin de la guerre. Son père, lui aussi instituteur, avait été le chef du parti nazi d’un petit village du Land de Hesse, ce que j’ignorais à l’époque.
Nous n’avions plus été en contact depuis près de quarante ans, mais Damm n’a pas été difficile à trouver : un journal local avait réalisé un reportage sur le travail bénévole qu’il effectue en faveur des victimes d’actes criminels. Nous avons commencé à correspondre, et j’ai appris que, profitant de sa retraite, il donnait aussi des cours particuliers à des adolescents réfugiés (des dizaines de milliers de mineurs sont arrivés seuls en Allemagne). Damm m’a proposé de lui rendre visite à Rotenburg an der Fulda, ville de plus de 13 000 habitants où il a passé la plus grande partie de sa carrière d’enseignant.
Voilà comment, l’hiver dernier, Damm et moi nous retrouvons à grimper l’escalier en bois usé de la mairie du xvie siècle. Nous avons rendez- vous avec un autre de ses anciens élèves, qui n’est autre que le maire, Christian Grunwald. Au-dehors, les cloches du temple sonnent 9 heures. À l’Alheimer Kaserne, une base militaire qui domine la douce vallée, au sud-est de la ville, une nouvelle journée commence pour 719 réfugiés originaires, entre autres, de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak.
Grunwald est un homme attentionné et beau parleur de 39 ans, au sourire facile. Depuis son élection, il y a cinq ans, il essaie de redynamiser les immeubles et les commerces vides de la ville. Mais il n’avait pas imaginé l’arrivée des réfugiés, admet-il rapidement. Quand le Land de Hesse l’a informé, début juillet 2015, que des centaines d’entre eux arriveraient le 3 août, « la nouvelle a fait l’effet d’une bombe », dit-il.
Quelque 700 personnes ont rempli l’auditorium où s’est tenue une réunion municipale. Des représentants de l’État leur ont expliqué que l’Alheimer Kaserne deviendrait un centre de premier accueil. Les réfugiés y seraient hébergés pendant leurs premiers mois en Allemagne, en attendant le dépôt de leur demande d’asile et un logement permanent. Le centre d’accueil principal de la Hesse, à Giessen, était surpeuplé, disaient les fonctionnaires. Des gens dormaient dehors, dans des tentes.
Dans la grande salle de Rotenburg, l’assistance s’énervait. Qui va payer pour tout ça ? a demandé quelqu’un. Les réfugiés auront-ils le droit de sortir de la base ? a demandé un autre. Étaient-ils contagieux ? « La peur était palpable, raconte Grunwald. Mais personne n’a osé se lever et dire : “J’ai peur, je n’en veux pas !” » Personne, ajoute-t-il en employant une expression allemande courante, ne voulait « être mis au piquet nazi » – être accusé de xénophobie.
À la fin de juillet, Thomas Baader, directeur régional du service des soins, a reçu un appel du ministère des Affaires sociales de la Hesse, lui demandant de gérer le nouveau centre pour réfugiés. Il y est arrivé le mercredi 29. Les premiers réfugiés étaient attendus pour le lundi suivant. Baader a appelé Christian Grunwald, qui lui a envoyé deux ouvriers, puis s’est rendu sur place. À eux deux, ils ont installé et nettoyé les tables et les chaises de la cafétéria. « Deux jours plus tard, raconte Thomas Baader, il y avait 600 personnes à l’extérieur. »
Malgré la course folle, tout s’est remarquablement bien passé. Ailleurs, cela a été plus difficile. « Personne n’était préparé, personne en Allemagne », me dit Anselm Sprandel, coordinateur des réfugiés à Hambourg. La ville a dû héberger 35 000 réfugiés l’an dernier. « On n’a jamais vraiment eu de problème de sans-abri, avec un nombre très important de personnes dormant dehors. Mais c’était limite. » Les collaborateurs de Sprandel ont logé des personnes dans des magasins de bricolage ayant fait faillite, dans des modules empilables constitués de conteneurs maritimes et des tentes chauffées.
À Rotenburg, Thomas Baader me conduit dans les couloirs des baraquements militaires de trois étages. Chacune des chambres, naguère partagée par plusieurs soldats, est maintenant occupée par une seule famille. Les réfugiés sont affectés et acheminés dans des centres précis (la Hesse compte 7,35 % de ceux du pays, en fonction d’un système de répartition des charges entre les Länder). Pourtant, la veille de ma visite, une famille irakienne de six personnes est arrivée par ses propres moyens à la caserne de Rotenburg.
Dans les rues de la ville, les réfugiés font dorénavant partie du paysage. On les voit monter péniblement vers la base militaire en poussant vieux vélos et poussettes. En plus du gîte et du couvert, des dons de vêtements et d’autres avantages en nature, ils perçoivent des indemnités pouvant atteindre 112 euros par adulte et 63 euros par enfant et par mois. « L’argent qu’ils reçoivent, ils le dépensent ici, en ville, dit Frank Ziegenbein, propriétaire de l’hôtel Landhaus Silbertanne. Sans eux, on pourrait mettre la clé sous la porte à Rotenburg. » Une affirmation exagérée, mais Christian Grunwald me confirme que les réfugiés sont un atout économique.
Cela n’empêche pas certains habitants de protester, surtout sur Facebook. Le maire énumère les diverses façons dont les réfugiés heurtent le sens de l’ordre allemand. Ils laissent des ordures dans le parc, roulent à vélo sur le trottoir. Et il y a le délicat problème des W.-C. Beaucoup de réfugiés, habitués aux toilettes « à la turque », n’aiment pas s’asseoir. Grunwald monte sur son siège et s’accroupit pour m’aider à visualiser le problème. Dans un centre de réfugiés de Hambourg, j’ai rencontré deux agents d’entretien qui transportaient des lunettes de toilettes en se plaignant de ce qu’elles étaient tout le temps cassées.
Un fossé culturel sépare Allemands et réfugiés, et ils n’ont pas encore de langue commune pour le combler. « La compréhension des émotions et des pensées de l’autre… Nous n’en sommes qu’aux balbutiements, dit Grunwald. Si nous pouvions avoir un meilleur échange à ce niveau-là, je suis convaincu que nous pourrions accomplir quelque chose d’historique. » Quant à la fonction publique allemande, elle a réagi comme prévu à la crise, c’est-à-dire bien – à quelques flagrantes exceptions près.
Plus surprenant a été le nombre d’Allemands ayant décidé de s’investir en personne dans l’aide aux réfugiés. À Duderstadt, je rencontre Olaf Knauft, graphiste et DJ occasionnel, qui a accueilli deux adolescents érythréens l’an passé. Un jour, me dit-il, il a rencontré une femme du centre de loisirs pour les jeunes. Elle lui a parlé du grand besoin de tuteurs et de foyers pour tous les mineurs isolés. Knauft a 51 ans, et ses deux enfants ont quitté le nid. Il était un peu inquiet à l’idée de vivre avec un étranger, mais il a décidé de prendre le risque et d’accueillir un Érythréen de 18 ans, Desbele, un chrétien copte.
Tous deux se sont si bien entendus que, trois semaines après l’arrivée de Desbele, en mai, celui-ci a confié à Knauft que son frère de 16 ans, Yoisef, était bloqué en Libye. Desbele était en contact avec les passeurs. Il fallait 2 500 euros pour faire venir Yoisef. Le graphiste a donné l’argent à Desbele. En juillet, tous deux ont retrouvé Yoisef au bord d’une nationale, à l’extérieur de Munich, où les passeurs l’avaient laissé.
Olaf Knauft héberge maintenant deux nouveaux ados. S’il doit parfois leur rappeler d’éteindre la lumière, de faire la vaisselle, et que c’est lui qui commande, il n’a pas de regrets. Il appelle Desbele et Yoisef « mes enfants ». Olaf Knauft et moi sommes assis avec Karin Schulte, une professeure retraitée qui donne bénévolement des cours d’allemand à Desbele et Yoisef trois fois par semaine. Les garçons fréquentent un lycée professionnel où une classe est réservée aux migrants. Après l’école, ils vont s’asseoir dans la cuisine de Karin Schulte. Elle leur donne du café et des biscuits. Un jour, après avoir longtemps hésité, elle leur a dit que cela ne se fait pas, en Allemagne, de boire son café bruyamment. Yoisef a admis que, selon sa grand-mère, cela ne se fait pas non plus en Érythrée.
À Rotenburg, un groupe d’enseignants à la retraite de la Jakob-Grimm-Schule, où Damm a enseigné pendant des décennies, ont organisé des cours d’allemand dans le centre de premier accueil. Un matin, j’y ai passé quelques heures en compagnie de Gottfried Wackerbarth. Comme la population de la base militaire change une fois par mois ou tous les deux mois, Wackerbarth ne sait pas à qui il va faire cours, ce jour-là. Parmi la multitude de visages impatients émergent ceux de cinq Afghans, âgés de 12 à 35 ans.
À côté de moi est assis Sariel, 35 ans. Il apparaît bientôt qu’il ne sait ni lire ni écrire, même en dari. Les autres garçons de la classe le surpassent vite dans les exercices. En le regardant recopier les lettres trait à trait, comme des dessins, en m’imaginant devoir apprendre les obscurs gribouillis en dari que l’un des garçons écrit sur le tableau, je me sens fatigué pour Sariel – non pas à cause de son long périple depuis l’Afghanistan, mais à cause du chemin encore plus long qu’il lui reste à parcourir.
Dans cette classe, les élèves ont un premier aperçu de l’allemand… et d’un autochtone sympathique. « Quand on les croise en ville, ils disent : “Bonjour, professeur !”, et ils sont très contents qu’on les reconnaisse », raconte Wackerbarth. À Rotenburg, un après-midi, je rencontre un Syrien de 43 ans, en Allemagne depuis deux ans, qui a reçu des cours d’allemand pendant six mois. Assis dans son salon, nous mangeons un gâteau et devons parler par le biais d’un interprète arabe. À son âge, reconnaît-il, il n’est pas un très bon élève.
Celui que j’appellerai Ahmad – comme bien des réfugiés, il craint que ses proches restés au pays aient des ennuis s’il révèle son nom – était électricien à Damas. En Égypte, où sa famille s’est d’abord réfugiée, ils ne se sont pas sentis les bienvenus. L’Allemagne leur a donné l’asile, des aides sociales et cet appartement dans le centre de Rotenburg. Il est très reconnaissant. Mais, au bout de deux ans, il n’a toujours pas de travail et cela lui est presque insupportable.
« Je vais au supermarché et j’emmène mon fils à l’école, mais, en dehors de cela, je ne sors pas, dit-il. Parce que j’aurais honte si quelqu’un me demandait ce que je fais dans la vie. Je passe souvent le balai devant notre porte, rien que pour m’occuper. » Il me demande si je pense qu’une maison de retraite voisine le laisserait faire le ménage gratis. Il me montre des exercices d’allemand qu’il a dénichés sur Internet.
Les trois fils d’Ahmad, âgés de 16, 14 et 8 ans, nous écoutent en silence. Ils sont dans des écoles allemandes depuis un an et demi. Les deux plus âgés fréquentent la Jakob-Grimm-Schule. Ils ont un bon niveau d’allemand. L’aîné aimerait devenir coiffeur et effectue un stage dans un salon, non loin de là. Le garçon de 14 ans dit qu’il fera peut-être des études ; son professeur lui a dit qu’il écrivait mieux que nombre d’Allemands. Et il est l’avant-centre de l’équipe de foot.
L’Allemagne a accueilli environ 50 millions d’immigrants depuis la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, un habitant sur huit est né ailleurs. Pourtant, quand Angela Merkel a dit publiquement, le 1er juin 2015, que l’Allemagne est un Einwanderungsland – un « pays d’immigration » –, le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung a jugé cette déclaration « historique ». Pendant des décennies, l’Union chrétienne- démocrate (CDU), le parti de la chancelière, a rejeté cette idée. Martin Lauterbach, qui est à la tête d’un programme d’intégration auprès de l’Office fédéral des migrations et des réfugiés (BAMF), affirme : « Nous étions un pays d’immigration dans le déni. »
Les immigrants initiaux furent des Allemands ethniques – et ils étaient 12 millions. Chassés d’Europe de l’Est à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils arrivèrent dans un pays bombardé et démuni. Allemands ou pas, ils furent souvent mal accueillis. Erika Steinbach, élue de la CDU au Bundestag et originaire de Francfort, raconte que, fuyant l’actuelle Pologne avec sa mère et sa petite soeur, elles sont arrivées dans une ferme du Schleswig-Holstein.
« Le paysan a dit à ma mère, qui avait besoin de lait pour ma soeur : “Vous êtes tous pires que des cafards.” Il n’y avait pas beaucoup de chaleur humaine. » Il y en eut encore moins envers les Turcs. Dans les années 1950 et 1960, époque de prospérité économique, la RFA (Allemagne de l’Ouest) avait besoin d’ouvriers. Elle en a d’abord recruté en Italie, puis en Grèce et en Espagne, mais plus encore en Turquie. En général, les hommes venaient seuls, et travaillaient en usine ou dans le bâtiment. Ils partageaient des chambres dans des baraquements ou des dortoirs. Au début, nul ne s’attendait (eux pas plus que les Allemands) à ce qu’ils restent : ils étaient des Gastarbeiter – « travailleurs invités » –, pas des immigrés. Ils retourneraient en Turquie d’ici un an ou deux, et d’autres « invités » prendraient leur place.
C’était le projet, mais la réalité s’en est mêlée. Les employeurs ne voulaient pas perdre les ouvriers qu’ils avaient formés. Les ouvriers solitaires faisaient venir leurs familles. Ça a été le cas du père de Fatih Evren pour sa femme et ses trois enfants ; puis il a eu un fils en Allemagne – Fatih. « Après un certain temps, raconte ce dernier, il s’est installé. C’était agréable de bien gagner sa vie en Allemagne. » À Bebra, une ville ouvrière située à 8 km de Rotenburg, Fatih Evren est devenu secrétaire du centre communautaire turco-musulman et de la mosquée que son père a cofondés en 1983.
Le programme de travailleurs invités a pris fin en 1973, avec le choc pétrolier et la crise. Près de 3 millions de personnes d’origine turque vivent de nos jours en Allemagne. Seulement une sur deux possède la nationalité allemande. Certaines ont atteint des postes élevés, tel Cem Özdemir, coprésident du parti Vert. Mais ce qui me frappe, quand je parle avec des Turcs lambda, est leur constante ambivalence envers l’Allemagne. « Être “invité” dans un pays pendant des décennies, c’est absurde », observe Ayşe Köse Küçük, assistante sociale à Kreuzberg, un quartier de Berlin où beaucoup de Turcs se sont installés. Elle est arrivée dans la ville à 11 ans, et y vit depuis trente-six ans. Elle ne s’y sent encore pas acceptée, et ses enfants non plus : « Mes enfants, à qui je n’ai jamais dit : “Vous êtes turcs”, ont commencé à dire “Nous sommes des Turcs” après le CM1, affirme-t-elle. Parce qu’ils se sentaient exclus. Cela me fait de la peine. » Pourtant, Ayşe Köse Küçük aime Kreuzberg et s’y sent chez elle.
À Bebra, à l’inverse, tout le monde se connaît, et les Turcs organisent un festival culturel annuel sur la place de la ville, dit Fatih Evren ; l’intégration a fonctionné. Pourtant, même s’il est né et a grandi en Allemagne, et y a beaucoup d’amis, Fatih songe à être enterré en Turquie. Se sentir pleinement accepté en Allemagne n’a jamais été aisé, même pour certains Allemands. Les grands-parents maternels de Christian Grunwald étaient des réfugiés, des Allemands du nord de la Serbie qui ont échoué à Rotenburg après la guerre. Sa mère me raconte l’histoire, un après-midi, dans l’ex-corps de garde de l’Alheimer Kaserne, au milieu de cellules de prison pleines de dons de vêtements. Gisela Grunwald coordonne une action de la Croix-Rouge pour distribuer des vêtements aux réfugiés actuels.
Les aïeux de sa propre mère (désormais en maison de retraite) étaient allemands ; celle-ci habite Rotenburg depuis soixante-cinq ans ; et son petit-fils est le maire de la ville. Pourtant, il n’y a pas longtemps, « quelqu’un est venu la voir et lui a dit : “Vous n’êtes pas allemande” ». Il semble que la mère de Gisela n’a pas tout à fait perdu son accent serbe.
L’Allemagne a tiré les leçons de son expérience avec les Turcs et d’autres immigrés. Lors des seize dernières années, elle a assoupli sa législation sur la citoyenneté. Jusqu’en 2000, il fallait en général avoir au moins un parent allemand pour pouvoir acquérir la nationalité allemande. Actuellement, si l’on réside de façon légale dans le pays depuis huit ans, ou si l’on est né d’un parent dont c’est le cas, on peut devenir citoyen allemand – et parfois même conserver en parallèle sa nationalité d’origine.
De plus, à la suite d’une loi votée en 2005, le gouvernement allemand offre aux personnes bénéficiant du droit d’asile ou susceptibles d’en bénéficier des cours d’intégration (600 heures de cours de langue au minimum et 60 heures sur la vie en Allemagne). L’Office fédéral des migrations et des réfugiés a dû engager des milliers de personnes pour traiter les centaines de milliers de demandes d’asile en souffrance. Il n’en a pas moins investi un gros demi-milliard d’euros dans des programmes d’intégration. L’organisme estime que 546 000 personnes suivront des cours d’intégration en 2016.
Au centre de l’échiquier politique allemand, il y a maintenant consensus sur le fait que le pays a besoin d’immigrés. En Allemagne, on compte près de 200 000 décès de plus que de naissances chaque année, et ce nombre augmente. Sans l’immigration, la population diminuerait. L’Institut berlinois pour la population et le développement, un groupe de réflexion, estime que, simplement pour maintenir à un niveau constant la population en âge de travailler (celle qui finance les pensions d’un nombre de retraités croissant), l’Allemagne aura besoin d’une immigration nette d’environ 500 000 personnes par an jusqu’en 2050.
Mais de nombreux réfugiés ne sont pas les ouvriers qualifiés dont le pays a besoin, et ne seraient même pas susceptibles d’intégrer ses programmes d’apprentissage. On estime que plus de 15 % d’entre eux sont analphabètes. Et la plupart des autres n’ont pas un niveau d’instruction équivalent aux standards allemands.
Dans un lycée d’enseignement professionnel de Bad Hersfeld, près de Rotenburg, je visite quatre classes de migrants. Ils ont deux ans pour acquérir les compétences linguistiques et les connaissances nécessaires afin de décrocher un diplôme de seconde, qui peut déboucher sur un apprentissage. La plupart sont âgés pour une classe de seconde. Dans une salle, je reconnais Mustafa, un Afghan de 17 ans au visage triste. Je l’ai rencontré, la veille, au foyer pour réfugiés mineurs où Volker Damm donne des cours. Mustafa m’avait dit à quel point il était content d’être en Allemagne, non seulement parce qu’il était désormais en sécurité, mais aussi parce qu’il pouvait aller à l’école. Dans son petit village afghan, où il gardait des moutons et des ânes, on ne lui avait enseigné que le Coran.
La plupart des migrants qui fréquentent l’école de Bad Hersfeld, explique son directeur, Dirk Beulshausen, « considèrent comme un cadeau d’avoir le droit d’apprendre. Beaucoup d’Allemands considèrent cela comme un devoir, et le devoir est toujours désagréable ».
Mais il y a une limite à ce que la volonté de travailler, même forte, peut accomplir. Joanna Metz, l’une des assistantes sociales, estime que près de la moitié des migrants qui participent au programme ne décrocheront peut-être pas de diplôme : « Le problème est qu’ils ont énormément à rattraper. Il leur faudrait des journées de quarante-huit heures. »
Les réfugiés assez jeunes pour s’adapter rapidement, à l’instar des enfants d’Ahmad, seront sans doute un réel atout économique pour le pays. Concernant les réfugiés dans leur globalité, il est trop tôt pour le dire. L’Agence fédérale pour l’emploi estime que la moitié d’entre eux n’auront toujours pas de travail dans cinq ans, et un quart dans douze ans. Mais ils ont été accueillis pour des raisons humanitaires, et non pas économiques. Une grande partie de l’opinion publique reste pourtant sceptique.
Une large majorité d’Allemands acceptent l’immigration et l’islam intellectuellement, estime Naika Foroutan, spécialiste en sciences politiques et directrice adjointe de l’Institut berlinois de recherche empirique sur l’intégration et les migrations (BIM), mais, sur le plan émotionnel, ils ne sont pas aussi nombreux.
En 2014, avant les attentats de Paris et de Bruxelles, et avant l’afflux de réfugiés, l’équipe de Naika Foroutan a mené une enquête auprès de 8 270 résidents allemands. Près de 40 % d’entre eux pensaient qu’on ne peut pas être allemand si l’on porte un foulard ; 40 % étaient en faveur d’une limite à la construction de mosquées visibles, et plus de 60 % d’une interdiction de la circoncision (un rituel essentiel dans les religions tant musulmane que juive). Enfin, quelque 40 % pensaient que, pour être allemand, il faut parler la langue sans accent.
Avant même les attentats, avant l’étrange série d’incidents devant la gare de Cologne lors de la nuit de la Saint-Sylvestre, nombre d’Allemands voyaient déjà les musulmans comme une menace. Ce sentiment a redonné des ailes aux partis de droite. « Je ne crois pas qu’il soit possible d’intégrer une telle masse de gens », dit Björn Höcke, d’Alternative für Deutschland (AfD). Ce parti populiste est présent dans plus de la moitié des parlements des Länder depuis les dernières élections régionales, et a battu la CDU d’Angela Merkel dans le propre fief de la chancelière.
Björn Höcke effraie et dégoûte beaucoup d’Allemands, pour qui l’AfD, en jouant sur la corde mystique du nationalisme, rappelle les nazis. Mais de nombreux autres partagent avec lui un certain malaise, que des attentats commis par des réfugiés l’été dernier n’ont fait qu’accroître.
Que craignent-ils ? En un mot, les Parallelgesellschaften – les « sociétés parallèles » ou, comme dit Björn Höcke, « les quartiers urbains où l’on n’a pas l’impression d’être en Allemagne ». Le mot est un épouvantail même parmi les Allemands modérés. Chez un Américain, cela pourrait évoquer une image plus inoffensive – Chinatown, Little Italy, voire l’une des centaines de Little Germany ( « Petite Allemagne ») qui existaient naguère aux États-Unis. Pourquoi les Allemands ne peuvent-ils pas accueillir des migrants aujourd’hui, dans le même esprit ?
Je pose la question à Erika Steinbach, ellemême une ancienne réfugiée. Elle appartient pourtant à l’aile droite de la CDU, et ses critiques envers la politique de Merkel ont fait débat. « Je n’en veux pas, déclare-t-elle. Nous devons préserver notre identité. » Erika Steinbach décrit alors la menace avec force anecdotes. À Francfort, le fils de sa coiffeuse est l’un des deux seuls Allemands « de souche » de sa classe d’école primaire. Dans la même ville, des bandes de migrants arpentent la principale rue commerçante en rotant au visage des passants. « Mon Dieu, soupire Erika Steinbach. Où tout cela va-t-il nous mener ? »
Je lui parle de quelques-uns des nouveaux visages de l’Allemagne que j’ai rencontrés. Ahmad, qui balaie devant sa porte à Rotenburg. Ces deux garçons dans un refuge berlinois qui, m’a raconté leur père, s’endorment en pleurant quand ils ne peuvent joindre au téléphone leur mère restée à Damas. Sharif, propriétaire d’un restaurant à Alep, qui voit l’Allemagne comme une dernière chance, ses enfants n’ayant pas été à l’école depuis le début des combats, en 2011.
Et puis il y a aussi, dans le même gymnase de Berlin, cette femme de 20 ans, enceinte et angoissée, au visage ovale ceint d’un foulard blanc, et qui, peu après s’être mise à me parler, a éclaté en sanglots. Parce que sa famille en Syrie lui manque terriblement. Et à cause de la gentillesse des Allemands. Et aussi parce qu’elle a eu très peur, un soir, quand d’autres Allemands en colère se sont rassemblés dans la rue, devant le gymnase. Si elle le pouvait, m’a dit la jeune femme, elle expliquerait à ces Allemands qu’elle n’est pas là pour leur prendre quoi que ce soit.
La haine est affligeante, mais je peux comprendre l’appréhension qu’éprouvent un grand nombre d’Allemands. Ahmad lui-même en est capable. « Les Allemands ont raison d’avoir peur pour leur pays, admet-il. L’Allemagne est habituée à l’ordre et à la sécurité. Les gens ont peur que cela change. » Ma rencontre avec Ahmad et avec les autres m’a touché profondément. Je demande à Erika Steinbach si elle a eu un contact direct avec des réfugiés. « Non », répond-elle.
C’est dans les Länder de l’ex-Allemagne de l’Est, là où il y a le moins de migrants, que l’hostilité envers eux est la plus grande. Des Länder plus pauvres que ceux de l’ex-RFA. Le fossé qui se creuse entre riches et pauvres dans l’ensemble du pays favorise peut-être aussi l’hostilité envers les migrants.
L’angoisse suscitée par les réfugiés n’a toutefois aucun fondement concret, note Naika Foroutan. L’économie allemande est forte, le taux de chômage faible, et le budget fédéral a dégagé un excédent de 19,4 milliards d’euros en 2015. L’Allemagne a les moyens d’intégrer les réfugiés tout en continuant d’investir dans les infrastructures au profit de tous les Allemands. « La panique n’est pas matérielle, observe Naika Foroutan. C’est une panique culturelle. »
Âgée de 44 ans, née d’une mère allemande et d’un père réfugié d’Iran, elle place ses espoirs dans l’éducation. « On peut apprendre aux gens à considérer l’intégration comme une évidence », avance-t-elle – tout comme l’Allemagne a tenté d’éliminer l’antisémitisme, avec un succès mitigé. Depuis la Seconde Guerre mondiale, une génération d’antisémites endurcis est morte. De nouvelles générations ont grandi, confrontées aux actes des nazis par la télévision, mais aussi à l’école. Une étude menée par Naika Foroutan indique qu’un changement similaire est en cours par rapport aux migrants.
Les réfugiés sont arrivés dans un pays encore en quête de sa nouvelle identité – « un nouveau “nous” allemand », a dit le président Joachim Gauck dans un discours de 2014. Ce « nous » plus large, estime Foroutan, fait partie de ce que la modernité signifie pour le pays : être ouvert au monde extérieur et au changement.
Les conservateurs allemands ne sont pas les seuls à résister à cette vision des choses. De nombreux immigrés musulmans ne sont pas non plus tout à fait ouverts et modernes. Selon une étude de 2013, 30 % d’entre eux sont des fondamentalistes : ils pensent que l’islam doit revenir à ses racines du viie siècle, et que ses lois prévalent sur les lois laïques.
Je rencontre Serkan Özalpay, un jeune professeur barbu, à la mosquée Mevlana, à Kreuzberg. Il évoque l’hostilité dont font preuve certains Allemands à son égard. Parfois, quand il passe avec son turban et sa djellaba qui lui arrive aux chevilles, ils crachent. Özalpay me surprend en tenant les mêmes propos que l’AfD : « Les réfugiés n’ont pas leur place ici. Les musulmans n’ont pas leur place dans ce pays. » Il dit à ses fidèles de rentrer en Turquie s’ils le peuvent, que c’est trop difficile de vivre selon le Coran en Allemagne.
L’un des sujets qui opposent les musulmans traditionalistes aux Allemands, dont la Loi fondamentale garantit l’égalité des droits entre hommes et femmes, est celui de l’interdiction de serrer la main à une femme. Un autre est leur intolérance vis-à-vis de l’homosexualité. Dans un atelier de Neukölln, au lendemain de ma rencontre avec Özalpay, je serre la main d’un autre type de musulmane : İpek İpekçioğlu, une DJ ouvertement lesbienne, qui fume cigarette sur cigarette. Elle a grandi dans le Berlin que lui considère impie, et qu’elle adore.
Cela n’a pas toujours été le cas. Quand elle a terminé le lycée, dit-elle, son allemand était médiocre et elle n’avait aucun lien affectif avec le pays. Elle a travaillé comme jeune fille au pair à Londres, sans savoir quand elle reviendrait. Puis, un jour, elle a pris par hasard un livre de poèmes de Goethe sur une étagère. C’était Le Divan occidental-oriental, où il rend hommage à l’islam. Ses textes ont trouvé un écho chez İpek. Elle se souvient d’avoir pensé : « C’est vraiment une belle langue. »
Elle est retournée à Berlin. Aujourd’hui, en plus de ses prestations dans les discothèques du monde entier, elle s’exprime parfois à l’étranger dans le cadre du Goethe-Institut, comme représentante de la nouvelle Allemagne. La vieille Allemagne, dit İpek, a beaucoup d’atouts, dont Goethe, mais elle a encore « une difficulté fondamentale à dire : “je vais ouvrir ma culture et lui donner l’occasion de changer” ».
Il y a peu, elle se produisait sur une scène de Leipzig, mixant sa house music anatolienne, et la piste de danse était bondée. Un homme est venu la voir. Il lui a demandé de passer de la musique « allemande ». Alors elle a forcé encore plus sur le côté ethnique. Elle voulait que lui – et le reste de l’Allemagne – comprenne le message : « Nous sommes ici. Nous ne repartirons pas. Nous allons adapter la ville à nos modes de vie. »
« La peur de l’autre est une chose que nous ressentons tous, observe İpek. Ce n’est pas propre aux Allemands. » Mais, il n’y a pas si longtemps, les Allemands ont poussé cette peur jusqu’à la violence la plus extrême. C’est pourquoi un grand nombre d’entre eux sentent encore sa présence : la peur d’eux-mêmes.
« Si j’avais eu l’âge à l’époque, je suis sûr que j’aurais été dans les SS, m’a confié Volker Damm un jour, en voiture. J’espère seulement que je n’aurais pas été gardien de camp. » Analyste politique à Berlin, Gerd Rosenkranz évoque, lui, le virage à droite de la politique allemande : « Nous sommes sur la corde raide. Nous pouvons tomber. Et, en dessous, se trouve le passé. »
Le 9 novembre 1938, quand la Nuit de cristal a gagné toute l’Allemagne, elle avait déjà éclaté à Rotenburg et à Bebra. Deux nuits plus tôt, la foule y avait brisé les vitres des maisons des Juifs, avant de les saccager. Goebbels en personne fit l’éloge de la région, rappelle Heinrich Nuhn, ancien professeur d’histoire et collègue de Damm. Nuhn tient un petit musée consacré aux Juifs disparus de Rotenburg.
Un après-midi, Volker Damm et moi allons rendre visite à Uli Rathmann, à la mairie de Bebra. Il dirige les projets pour les écoles maternelles et les jeunes de la ville. Il a grandi dans un village voisin, où il n’a jamais vu un seul immigré – et qu’il appelle ironiquement une « société parallèle ». Devenu travailleur social à Bebra, il a commencé à oeuvrer en permanence avec des immigrés. Maintenant, si Bebra devait devenir à 90 % étranger, il dit : et alors ?
Vers la fin de notre conversation, Rathmann m’emmène auprès de la fenêtre pour regarder, en contrebas, le mur de brique semi-circulaire qui coupe la grand-place en deux. Il indique la plaque de bronze énumérant les noms des quatre-vingt-deux Juifs de Bebra assassinés dans les camps. Une plaque plus petite commémore la synagogue disparue. « Nous vivons un moment passionnant en Allemagne, déclare-t-il quand nous revenons au sujet des réfugiés. Je dois dire que j’ai été bouleversé par le formidable élan de solidarité dont les Allemands ont fait preuve. Et il n’a pas encore vraiment décliné. »
Volker Damm, qui écoutait jusqu’alors en silence, intervient : « Pour la première fois de ma vie… » Il s’arrête, s’excuse. Je regarde mon ancien professeur ; il a les larmes aux yeux. « Pour la première fois de ma vie, reprend-il, je peux affirmer que je suis fier de l’Allemagne. »
Je regarde Rathmann. Ses yeux brillent aussi. Nous parlons de la difficulté qu’ont longtemps eue les Allemands à ressentir une fierté nationale saine – au-delà d’une victoire à la Coupe du monde de football –, qui ne soit ni arrogante ni dangereuse. Peut-être, dit Rathmann, que les Allemands peuvent être « fiers d’avoir accueilli les réfugiés ». Peut-être que la fierté vient de la « démocratie vécue », du sentiment que « ceci est mon pays, je vais me bouger les fesses et faire quelque chose pour lui ». Il se tourne vers son ordinateur pour relever le numéro de quelqu’un à qui il pense que je devrais parler, un homme qui l’a aidé à poser le plancher du nouveau centre de loisirs. C’est Fatih Evren, de la mosquée.