Cinq ans plus tard, un photographe revisite le Printemps arabe
L'ouvrage de Moises Saman, intitulé « Discordia », nous emmène dans un voyage poétique et personnel dans un Moyen-Orient assiégé.
Dans son nouveau livre intitulé Discordia, Moises Saman propose un témoignage visuel des événements du Printemps arabe récolté au cours des quatre années qu’il a passées au Moyen-Orient. Nous avons récemment pu discuter avec lui de l’évolution de ce projet, et de son travail.
JEHAN JILLANI : Quand avez-vous commencé à poursuivre l’idée de réaliser un livre en auto-publication ?
MOISES SAMAN : Je pense l’idée [m’est venue à l’esprit lors de ma deuxième année au Caire, vers la fin de l’année 2013]. Toutes ces révolutions fusionnaient, et j’avais vraiment besoin de comprendre, pour moi-même, ce que je voulais raconter de cette région.
JEHAN : Une grande partie de votre travail antérieur se consulte comme de la photographie journalistique d’urgence, mais ce travail est beaucoup plus paisible. Parlez-moi de cette évolution.
MOISES : Je ne pense pas être soudainement devenu un photographe différent. Je pense que cela va de pair avec mon évolution en tant que personne.
Il arrive un moment où, en tant que photographe, il faut admettre qu’il y a des limites à ce qu’on peut faire, et en particulier en tant qu’occidental travaillant dans un autre pays. Une fois que l’on a réalisé ces limites, le travail devient honnête.
Mes images ne sont plus vraiment des photographies journalistiques à proprement parler, mais j’apprécie vraiment de travailler sur des sujets qui me forcent à être flexible et à lire entre les lignes.
JEHAN : Vous vous trouviez au Moyen-Orient, et plus particulièrement en Libye, en Syrie, en Tunisie et en Egypte, à un moment crucial de son histoire. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
MOISES : Elle m’a transformé. Au début, je photographiais beaucoup pour le New York Times, qui était un moyen de transport incroyable à travers la région. J’ai commencé par avoir une réaction très immédiate, puis je suis rapidement devenu plus contemplatif, voire un peu plus cynique, à propos des événements. J’ai dû réfléchir à mon rôle dans tout ça. On n’a rarement le luxe, la possibilité même, de réfléchir comme ça quand on couvre les informations de si près.
JEHAN : D’où vient le titre « Discordia » ?
MOISES : Durant mon séjour au Moyen-Orient, j’ai commencé à trouver de nombreux parallèles [entre le Printemps arabe] et l’idée que je me faisais de la tragédie grecque, c’est-à-dire d’une histoire qui part d’un moment d’espoir pour finir en totale guerre civile. « Discordia » est la déesse grecque du chaos et de la querelle, et je trouvais que cela convenait très bien.
Je ne voulais pas non plus avoir un titre issu du Moyen-Orient, parce que je souhaitais établir des parallèles avec l’histoire occidentale. Ce qui se passe en ce moment au Moyen-Orient est également arrivé au Moyen Age en Europe. J’aimais la façon dont ce titre évoquait la façon dont les histoires tendent à se répéter.
JEHAN : De nombreuses images publiées dans Discordia ont été prises lors de missions pour divers magazines et journaux. Rassemblées sous forme d’un livre, elles finissent par former un hommage très personnel au Moyen-Orient. Pouvez-vous m’en dire plus ?
MOISES : La plupart du temps que j’ai passé au Moyen-Orient, j’étais en mission. Cependant, lorsque ma graphiste Daria Birang et moi avons commencé à construire le livre, je me suis rendu compte que les clichés qui me parlaient le plus était ceux des moments capturés juste avant et après les photos qui ont fini dans les magazines et les journaux. C’était très souvent des photos que je n’avais même pas montré à mes éditeurs. C’était des images qui posent des vraies questions, et qui, selon moi, forcent le lecteur à s’engager un peu plus.
J’en avais aussi un peu marre des photos d’action ; ce n’était pas assez bien pour moi. J’ai passé en revue des milliers de clichés d’altercations, de manifestants en train de lancer des pierres, mais en fin de compte, je ne les trouvais pas assez parlantes.
JEHAN : Pouvez-vous décrire la logique du livre ? Quelle est son importance ?
MOISES : Le format livre permet de jouer avec la narrative d’une façon que le diaporama et le reportage magazine ne permettent pas. C’est presque comme l’écriture d’une chanson : il y a des hauts, des bas, et tout doit avoir un certain rythme. Dans ce cas, ce qui m’intéressait était de créer une narrative visuelle sur une histoire très factuelle, sur laquelle on a lu des informations et dont les événements sont connus. Une grande partie de l’édition et du séquençage a été rendu possible grâce à une collaboration très proche avec Daria.
Cette façon de travailler a été un excellent exercice thérapeutique, et cela m’a forcé à être honnête envers le travail que je réalisais. Je pense que n’importe quel photographe qui passe autant de temps à travailler sur un seul sujet se doit de comprendre la signification de son travail.
JEHAN : Parlez-moi de la couverture.
MOISES : La couverture représente la silhouette d’un manifestant en train de jeter une pierre sur fond d’un écran de télévision brouillé en Lybie. C’est Daria qui l’a conçue. Elle a vraiment été une personne indispensable à la réalisation de ce livre, et je n’aurais pas pu le faire sans elle. En fait, j’encourage d’autres photographes à trouver une forme similaire de collaboration ; c’est comme ça que l’on devient un meilleur éditeur, un meilleur photographe, et que l’on devient capable de mieux comprendre son travail.
JEHAN : Est-ce que la publication du livre marque la fin de votre travail au Moyen-Orient ?
MOISES : Non, pas du tout. Je travaille actuellement au Kurdistan, et je m’oriente sur le phénomène de l’état islamique et comment les institutions des pays du Moyen-Orient semblent être en déclin. Je me penche plus particulièrement sur les Kurdes ; comment cet acteur sans État arrive au premier plan et possède une sorte d’influence digne d’un pays. Je considère le tout comme un continuum. On peut probablement retracer l’origine du Printemps arabe à la Guerre en Irak, voire même encore plus loin sans quitter cette branche de l’histoire. D’une certaine façon, je considère que tout est connecté.
Cet entretien a été condensé pour une question de longueur et de compréhension.