Göbekli Tepe, le premier temple de l’Histoire
En Turquie, d’étranges mégalithes décorés d’animaux se dressent en cercle. À quoi servait ce lieu dont les plus anciennes pierres datent du Xe millénaire avant notre ère ?
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine
Entre le XIIe et le VIIe millénaire avant notre ère, le Proche-Orient fut le théâtre de bouleversements qui changèrent à jamais les modes de subsistance des communautés humaines. De chasseurs-collecteurs itinérants, les Hommes devinrent progressivement des sédentaires pratiquant l’agriculture puis l’élevage. Ces mutations sur le long terme furent si fondamentales que l’archéologue australien Vere Gordon Childe, en 1925, parla de « révolution néolithique ». De nombreux scientifiques ont cherché à expliquer les raisons de ce profond changement, qui aurait permis une hausse sensible de la production de nourriture.
L’angle économique a ainsi souvent été privilégié, mais le préhistorien français Jacques Cauvin, en 1994, a apporté un nouvel éclairage sur l’émergence du monde néolithique. Dans son livre Naissance des divinités, naissance de l’agriculture, il a proposé que ce soit d’abord une révolution des symboles, du monde mental des hommes de cette époque qui ait enclenché un nouveau rapport au monde qui les entourait. Le changement des modes de production ne serait que la conséquence de cette révolution initiale. Jacques Cauvin appuyait sa démonstration sur deux figures majeures : la déesse-mère et le taureau. Si les découvertes faites depuis 1995 en Turquie, à Göbekli Tepe, ont partiellement remis en cause ce modèle duel, elles ont surtout révélé la richesse et la complexité des représentations symboliques au tout début de la diffusion du néolithique. Un monde totalement insoupçonné, peuplé de représentations animales saisissantes de réalisme, s’y dévoile peu à peu sous le regard des archéologues.
Göbekli Tepe est situé en Turquie, à environ 15 km au nord-est de la ville de Sanlıurfa. Il est localisé sur le point le plus élevé d’une chaîne de montagnes, le Germus, qui culmine à près de 785 m. Le site est ainsi visible à des kilomètres à la ronde, et cette situation privilégiée n’est certainement pas un hasard.
Göbekli Tepe était connu depuis les années 1960, quand Klaus Schmidt, un archéologue allemand de l’Institut archéologique allemand, décida d’en entreprendre la fouille qu’il dirigea jusqu’à son décès en 2014. Trois niveaux principaux y furent découverts. Le plus récent témoigne de l’usage agricole du site à la période médiévale. Les niveaux II et III sont beaucoup plus anciens, puisqu’ils datent des IXe et Xe millénaires av. J.-C. À cette haute époque, Göbekli Tepe n’était cependant pas un lieu d’habitation avec des maisons, mais un site dédié à des activités cultuelles ou cérémonielles, révélées notamment par la découverte de piliers monolithiques en forme de T. Au niveau II, des petits bâtiments rectangulaires succédèrent aux vastes enceintes circulaires ou ovales qui caractérisent le niveau III et qui ont fait la célébrité du site.
DES PILIERS DE 15 TONNES
Une prospection géomagnétique montre qu’au moins vingt enceintes de ce type avaient été édifiées, mais seules sept furent repérées en fouille et quatre surtout entièrement dégagées. Elles mesurent entre 10 et 30 m de diamètre, et furent découvertes au centre d’une large dépression naturelle sur la pente sud du tell (monticule). Elles sont composées de plusieurs murs et banquettes concentriques en pierre, rythmés par des piliers en T. Au centre de chaque cercle se dressait une paire de piliers. Ces derniers ont toujours plus grands que les autres et d'une qualité supérieure. La pierre qui les compose est très soigneusement préparée, et ils sont toujours pourvus d’un décor. Les plus hauts atteignent 5,5 m pour un poids de près de 15 tonnes, mais dans l’une des carrières avoisinantes un pilier inachevé mesurait 7 m et pesait certainement presque 50 tonnes. Tailler, transporter et mettre en place de tels colosses devaient nécessiter des dizaines, voire peut-être des centaines d’individus.
Les décors qui ornent les piliers ont été réalisés à la fois en bas et en haut-relief, parfois associés sur un même monolithe. Les espèces représentées sont variées : des grues, des vautours, des scorpions, des araignées, des aurochs, des gazelles, des renards ou encore des sangliers… Ces derniers sont particulièrement nombreux sur les piliers de l’enceinte C, alors que les serpents – les animaux les plus communs à Göbekli Tepe – en sont absents. Plusieurs quadrupèdes, des prédateurs prêts à l’attaque ou des sangliers, ont été sculptés en haut-relief sur les monolithes. Ils ont été réalisés au moment même où le pilier était taillé, ce qui démontre une nouvelle fois l’extraordinaire savoir-faire des lapicides.
Sur plusieurs piliers en T, on remarque des bras et des mains, sans aucun doute humains. Certains semblent porter une sorte de vêtement repérable grâce à une ceinture, parfois garnie d’une peau d’animal. On peut en effet reconnaître la queue touffue et les pattes arrière d’un renard. Ces piliers constituent donc des représentations humaines très stylisées, la tête étant matérialisée par la partie horizontale du mégalithe. Aucune indication de sexe n’est donnée, mais par
comparaison avec d’autres découvertes, Klaus Schmidt propose d’y voir essentiellement des hommes. En tout cas, il n’existe aucune représentation féminine dans les enceintes. Les sculpteurs de Göbekli Tepe sont parvenus à rendre de manière très naturaliste les animaux. Aussi, le caractère épuré de ces figures humaines, sans visage, est-il nécessairement un choix délibéré de leur part, ce que confirmerait la découverte de sculptures anthropomorphes beaucoup plus réalistes ailleurs sur le site. Pour Klaus Schmidt, les piliers en T pourraient représenter des ancêtres mythiques ou des créatures d’un autre monde.
Le bestiaire de Göbekli Tepe est très riche. Comme, sur le site du niveau III, aucun reste d’une espèce domestique n’a été retrouvé – les hommes de Göbekli Tepe sont encore des chasseurs-cueilleurs –, on a pensé à des images liées à des rituels de chasse. Mais les restes archéo-zoologiques n’étayent pas cette hypothèse : les espèces sculptées ne sont pas les espèces chassées. Les animaux étant surtout des mâles, on a supposé qu’ils pourraient être, du fait de leur férocité et/ou de leur agressivité, les « gardiens » des êtres représentés par les piliers en T. Cependant, la présence de gazelles ou de moutons sauvages semble peu compatible avec cette idée, aussi mise à mal par le fait que les animaux sont souvent associés entre eux et que cette combinaison de plusieurs espèces était certainement signifiante. Dans la mesure où aucune des enceintes ne témoigne d’un choix exclusif, celles-ci ne seraient donc pas réservées à des clans spécifiques (clan du renard, clan du serpent…) qui y auraient pratiqué les rites initiatiques des membres de leur groupe.
PRATIQUES CHAMANIQUES
Une des pistes les plus stimulantes pour expliquer la fonction des enceintes est celle d’un lieu lié à des pratiques chamaniques. Parfois aidé de produits hallucinogènes, le chamane parvenait à l’état de transe grâce à des danses. Il se transformait alors en animal et pouvait entrer en contact avec des êtres venus d’autres mondes que le nôtre.
Cette explication est celle retenue par Klaus Schmidt, qui rappelle cependant que la découverte d’os humains épars pourrait également indiquer que Göbekli Tepe était à l’origine un site funéraire. Les enceintes du niveau III furent ensuite délibérément comblées, mais les bâtiments du niveau II avec leurs piliers en T attestent du maintien de la fonction rituelle du site.
Göbekli Tepe est aujourd’hui connu mondialement comme le premier temple, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Klaus Schmidt paru en allemand en 2006 et traduit depuis dans de nombreuses langues. Dans son texte, l’auteur reste plus prudent et se refuse à considérer d’emblée que toute créature surnaturelle est une divinité. Les découvertes faites sur le site depuis 1995 montrent cependant sans ambiguïté la richesse et la diversité du monde spirituel des derniers chasseurs-cueilleurs.