La Croisade des enfants est partie pour la Terre sainte en 1212. Elle n'est jamais arrivée.
Deux groupes de jeunes chrétiens européens avaient les yeux rivés sur Jérusalem, mais ne l'ont pas atteinte. Les historiens ne savent toujours pas ce qu'ils sont devenus.
Les croisades sont l'un des points de repères principaux du Moyen Âge. Soutenus par l'Église catholique, les chrétiens européens ont lancé huit missions distinctes pour soustraire la Terre Sainte aux musulmans entre 1096 et 1291. Menées par l'élite européenne, les croisades ont été documentées de manière très détaillée par les dirigeants de l'église et par ceux qui les ont menées sur le champ de bataille. Leurs motivations, leurs percées et leurs déconvenues sont bien connues des historiens.
L'histoire de la croisade des enfants de 1212 rappelle des images puissantes de foules d'enfants européens se rassemblant dans la foi pour arracher Jérusalem alors sous contrôle musulman. Les événements des deux expéditions ont fasciné le public du 13e siècle, et les chroniqueurs ont écrit différents récits des décennies après la fin de la croisade pour les enfants. Seulement voilà, les historiens sont gênés par le manque de sources primaires détaillées sur ces mouvements populaires du début du 13e siècle. La plupart d'entre eux considèrent que les événements enregistrés par les chroniqueurs non-contemporains ont sans doute été fantasmés ou du moins exagérés.
La croisade des enfants n'était pas une croisade officielle - qui devait être autorisée et bénie par le pape - et il n'existe aucune preuve solide qu'elle ait été principalement portée par de jeunes enfants. C'était néanmoins un mouvement de masse, inspiré par le désir de défendre et de répandre le christianisme au début des années 1200.
L'ÂGE D'OR DES CROISADES
Les croisades papales officielles ont commencé au 11e siècle. L'islam s'est répandu très largement sur les terres anciennement chrétiennes du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord au 7e siècle, et dans la péninsule ibérique au 8e. À la fin du 11e siècle, l'Europe connaissait une période économique faste et la papauté avait affirmé son pouvoir par une série de réformes d'envergure.
Les bergers écoutent un ange annoncer la naissance de Jésus dans un relief du 12e siècle de l'église de San Giovanni in Fonte, à Vérone, en Italie. De nombreux participants à la croisade pour les enfants étaient eux-mêmes des bergers.
Portée par une résurgence du pèlerinage à travers l'Europe, l'Église catholique a cherché à étendre son influence. La bénédiction du pape Urbain II en 1095 a permis l'organisation de la première croisade, une tentative de reprendre la Terre Sainte, l'été suivant.
L'alliance chrétienne a pris Jérusalem aux musulmans fatimides en 1099 et a établi le royaume de Jérusalem. Au cours des deux siècles suivants, sept croisades ont suivi pour tenter de garder le contrôle de ce territoire tant convoité. Les tentatives de reconquêtes musulmanes ont cependant fini par l'emporter et le dernier bastion des croisés européens est tombé face aux Mamelouks en 1291. Les croisades les plus connues sont ces grandes expéditions en Terre Sainte, mais on dénombre d'autres missions militaires en Europe qui ont eu pour effet d'inspirer les fidèles. Au début des années 1200, le pape Innocent III a béni deux croisades européennes « locales » : l'une était la lutte contre les dirigeants musulmans almohades en Espagne ; l'autre la campagne pour détruire le catharisme, une hérésie chrétienne populaire dans le sud de la France. Ces deux guerres saintes locales ont attisé la ferveur religieuse des gens du commun en Europe, ce qui a eu pour effet l'organisation de croisades « populaires ».
LES MYSTÉRIEUX PUERI
La croisade des enfants a commencé au printemps 1212 alors que l'église cherchait des recrues pour reconquérir l'Espagne musulmane et les Cathares.
La construction de la cathédrale de Chartres, au sud-ouest de Paris, a commencé au 12e siècle. De nombreux Européens ont souhaité rejoindre les croisades après avoir entendu des sermons prononcés dans ce magnifique édifice.
Mais un nouveau groupe de personnes prêtes à se battre au nom de Dieu a commencé à émerger. Des volontaires qui n'étaient ni des mercenaires ni des guerriers. Les chroniqueurs du 13e siècle les appellent les pueri.
Pueri est un terme latin qui peut désigner les enfants en général ou les garçons en particulier. L'apparition de ce mot dans les sources historiques a conduit au nom populaire de « croisade des enfants », mais les historiens ne savent pas si tous les participants étaient oui ou non des enfants. Les sources existantes offrent peu de détails, il n'est donc pas possible d'établir l'âge exact de tous les pueri. Alors que la jeunesse de bon nombre de ceux qui y ont participé a été notée par les chroniqueurs, certains historiens ont récemment suggéré que « pueri » aurait pu être une désignation sociale pour les paysans pauvres et sans terre et que leur mouvement pouvait avoir séduit les jeunes paysans.
La Croisade des enfants avait deux principaux dirigeants : Étienne de Cloyes (un hameau sur la Loire dans le centre de la France), et Nicolas de Cologne, en Allemagne. Berger, Étienne n'avait peut-être que 12 ans en 1212 lorsqu'il a levé un mouvement religieux populaire.
La Chronicon universale anonymi Laudunensi a été écrite par un moine anonyme de Laon, dans le nord de la France. C'est l'une des sources sur lesquelles les historiens se basent pour étudier la croisade des enfants. Le texte décrit Étienne ainsi : « Au mois de juin [1212], un certain puer nommé Étienne, un berger de profession, d'un village appelé Cloyes... prétendait que le Seigneur lui apparaissait sous la forme d'un pauvre pèlerin, acceptait du pain de sa part et lui confiait des lettres à porter au roi des Francs. »
Puisque Cloyes était dans le diocèse de Chartres, Étienne a peut-être été dans cette ville emblématique lorsque le pape Innocent III s'y est rendu pour encourager la participation aux croisades plus importantes. Étienne a commencé à attirer des adeptes dans sa croisade autoproclamée. La chronique de Laon raconte qu'Étienne et un grand groupe de pueri se sont rendus à Paris pour demander audience au roi Philippe II, à qui ils souhaitaient remettre les saintes lettres.
En 1212, Étienne et ses jeunes partisans partent pour la cour du roi Philippe II, installée à l'abbaye de Saint-Denis, à Paris. La grande basilique est l'endroit où, pendant des centaines d'années, les souverains français, dont Philippe II, ont été inhumés.
Le roi se trouvait alors dans l'abbaye bénédictine de Saint-Denis, juste au nord de la ville. L'arrivée du berger et de ses partisans à Paris a coïncidé avec la foire annuelle de Lendit, à laquelle participaient des marchands de toute l'Europe. À cette période de l'année, Paris voyait un grand afflux de pèlerins à l'abbaye de Saint-Denis. Parmi eux, Étienne : « Avec des bergers du même âge, près de 30 000 personnes affluèrent vers lui de différentes régions de France. »
L'Anonyme de Laon a noté que « le saint garçon Étienne » apparaissait comme leur « maître et chef ». Selon une autre source, la Barnwell Chronicle écrite au 13e siècle en Angleterre, les enfants visaient plus haut que la guerre sainte contre l'Espagne musulmane ou les Cathares : « Ils ont dit qu'ils devaient aller [en Terre Sainte] récupérer la Vraie Croix. » Deux décennies auparavant, en 1187, les croisés avaient perdu la relique de la Vraie Croix à la bataille de Hattin. Plus tard cette même année, les forces du sultan ayyoubide, Saladin, avaient pris Jérusalem.
La prise de la Vraie Croix en 1187 par Saladin a inspiré la Croisade des enfants. Gravure de la Chronique du 13e siècle de Matthieu Paris.
Philippe II n'a pas apporté son soutien à Étienne et ses partisans. Les sources ne savent pas clairement s'il a lu les mystérieuses « lettres » qu'Étienne dit avoir reçues, ni même ce que ces lettres contenaient. Cependant, le chroniqueur de Laon rapporte que le roi a pris le mouvement suffisamment au sérieux pour consulter un groupe de savants, les Maîtres de Paris. Le roi craignait sans doute que ce mouvement de jeunes nés dans une grande pauvreté ne provoque des troubles civils.
L'Anonyme de Laon indique que, sur leur conseil, le roi a ordonné aux disciples d'Étienne de rentrer chez eux. La croisade menée par Étienne s'est terminée aussi rapidement qu'elle avait commencé. La chronique de Laon a été écrite très peu de temps après les événements, de nombreux historiens considèrent donc crédible son affirmation selon laquelle, suite à l'ordre royal, l'autorité d'Étienne s'est effondrée.
L'intérêt pour Étienne et ses partisans a suscité plus tard des récits relevant d'avantage de la spéculation que du récit historique. Il s'agit notamment d'auteurs tels que Matthieu Paris, un moine bénédictin anglais écrivant plus de 20 ans après l'événement. Matthieu Paris attribue le charisme d'Étienne à une magie noire satanique. Un autre chroniqueur, le moine cistercien Aubry de Trois-Fontaines, prolonge l'histoire d'Étienne à une fin tragique dans laquelle Étienne emmène ses disciples au port de Marseille. Là, ils sont trompés par deux marchands, qui leur donnent libre passage à bord de leurs sept navires. Deux navires coulent et les cinq autres emmènent les enfants croisés à Bugia (l'actuelle Bejaïa, en Algérie) et à Alexandrie, en Égypte. Les marchands vendent les enfants à des esclavagistes musulmans, qui tentent ensuite de les forcer à renoncer à leur foi chrétienne. Ils y restent fidèles et dix-huit d'entre eux, selon Aubry, sont torturés à mort.
La plupart des historiens considèrent les écrits d'Aubry comme peu fiables. Même si celui-ci reprend plusieurs détails et faits rapportés par l'Anonyme de Laon, les événements de Marseille et d'Afrique du Nord ne sont soutenus par aucune autre source de l'époque.
LE MIRACLE DE NICOLAS
Parallèlement à la croisade non-officielle d'Étienne, une autre entreprise a pris forme en Allemagne, sous la direction d'un autre jeune homme charismatique, Nicolas de Cologne. Il y a une certaine confusion dans les sources quant à savoir si la croisade d'Étienne a influencé Nicolas ou si les deux mouvements ont surgi spontanément.
Il est clair, cependant, que Nicolas, comme Étienne, croyait avoir reçu l'ordre de Dieu de se rendre à Jérusalem pour reprendre la Terre Sainte. Ses adeptes se comptaient par milliers et comprenaient des hommes, des femmes et des jeunes gens. Ils se sont réunis à Cologne entre Pâques et la Pentecôte de l'an 1212. Des sources rapportent que Nicolas et ses disciples portaient des croix tau en forme de T, associées plus tard à l'ordre monastique franciscain associé au vœu de pauvreté et à l'humilité. L'emblème tau a également plus tard été associé à Nicolas.
Nicolas de Cologne croyait que la Méditerranée s'ouvrirait devant lui comme la mer Rouge l'avait fait pour Moïse, comme le montre une miniature du XIIIe siècle de la Bible de Saint-Louis, conservée dans la cathédrale de Tolède, en Espagne.
L'éloignement de Jérusalem n'a pas découragé Nicolas. Il était certain qu'en atteignant le rivage, la mer se séparerait devant lui comme elle l'avait fait pour Moïse conduisant les Hébreux hors d'Égypte. Des sources écrites contemporaines ont suivi les progrès des pueri de Nicolas alors qu'ils se déplaçaient vers la Méditerranée. Le 25 juillet 1212, leur présence a été enregistrée dans la ville de Speyer, dans le sud-ouest de l'Allemagne. Depuis Spire, ils ont marché vers le sud et traversé les Alpes, empruntant une route incroyablement difficile et dangereuse.
Affaiblis par la faim et la fatigue, ceux qui n'ont pas choisi de rentrer chez eux ou qui ne sont pas morts en chemin sont arrivés à Plaisance dans le nord de l'Italie le 20 août 1212. Ils avaient parcouru plus de 645 kilomètres en un mois. De Plaisance, plusieurs milliers de pueri ont parcouru près de 160 kilomètres de plus pour atteindre la ville portuaire de Gênes, en Italie.
Malgré leurs prières, la mer ne s'est pas séparée et la multitude s'est dispersée. Le commandement de Nicolas semble avoir été mis à mal par ces nombreuses épreuves et son sort ultime reste incertain. Selon les récits, certains pueri se seraient rendus par bateau à Marseille, tandis que d'autres se seraient retrouvés à Rome. Ceux qui sont restés à Gênes ont probablement trouvé du travail comme main-d'œuvre bon marché. Ayant duré à peine quelques mois, la croisade de Nicolas est passée à la postérité comme un échec, nourrie dans un premier temps par une passion et une foi inébranlables puis mise à mal par l'épuisement et les nombreuses déceptions.
La tour (centre gauche) de la cathédrale de San Lorenzo, datant du 12e siècle, s'élève au-dessus du port méditerranéen de Gênes, en Italie. Des sources affirment que cette ville est l'endroit où les disciples épuisés de Nicolas de Cologne ont vainement attendu que les eaux se séparent pour leur offrir un passage vers la Terre Sainte.
Bien qu'elle n'ait pas atteint la Terre Sainte, la croisade des enfants a marqué de façon indélébile la culture du 13e siècle. Plus de cinquante chroniqueurs l'ont couché par écrit ; pour certains des lignes laconiques, pour d'autres des pages entières. Parce que la croisade n'a pas été bénie par le pape, il est remarquable que les mouvements d'Étienne et de Nicolas aient attiré une attention nourrie pendant des décennies. Un récit écrit en 1230 dans un monastère augustin en Alsace décrit l'aventure de Nicolas de 1212 comme « une certaine expédition vaine, qui a pris corps lorsque des pueri et des insensés ont saisi le signe de la croix, sans aucun discernement, motivés davantage par la curiosité que par la préoccupation de leur salut. »
Que les pueri aient été des enfants ou des paysans, ou un mélange des deux, l'hostilité de certaines chroniques à leur égard dénote la crainte qu'une piété trop nourrie par les jeunes et les pauvres ne conduise à une rupture d'autorité. Des craintes justifiées puisque quelques années plus tard, la Croisade des pastoureaux de 1251, une insurrection ou une croisade populaire, a été engagée sans l'appui des puissants et même contre eux. Dirigée par un Hongrois âgé, elle a été liée à l'époque à la croisade des enfants par le chroniqueur Matthieu Paris qui affirmait que le chef n'était autre que le désormais vieillissant Étienne de 1212 (ce qui est très certainement faux).
Malgré de telles craintes de troubles en lien avec des croisades populaires, les chroniques ultérieures exaltent également la croisade des enfants. L'histoire selon laquelle beaucoup avaient fait naufrage sur l'île San Pietro, près de la Sardaigne, a ensuite incité le pape Grégoire IX à bénir une église là-bas. Malgré toute la nature embarrassante de la Croisade des enfants au moment des faits, l'église a rapidement brandi la ferveur des pueri comme un exemple à imiter.
Alors que le recrutement commençait en 1213 pour une nouvelle croisade - la cinquième, qui partit finalement pour la Terre Sainte en 1217 - les fidèles furent invités à suivre l'exemple des enfants et à offrir leur vie au Christ. Les historiens pourraient ne jamais être en mesure de séparer pleinement la fiction de la réalité historique et le fait de la fiction, mais la croisade des enfants donne aujourd'hui encore un aperçu précieux de la relation qu'entretenaient l'église avec les mouvements populaires.
Cet article a initialement paru dans le magazine Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine.