Veni, vidi, vici : comment Rome célébrait ses victoires
Quatre "triomphes" sans précédent ont célébré les campagnes de Jules César. Ces fêtes à l'échelle de la ville étaient la plus haute distinction qu'un commandant militaire pouvait recevoir.
Recevant sa couronne de laurier, Jules César traverse Rome dans son char de triomphe dans ce tableau du XVe siècle d'Andrea Mantegna, exposé à Hampton Court Palace, Londres.
La matinée du 21 septembre 46 avant J.-C. était un jour de fête pour les citoyens romain. Un général était sur le point de recevoir le plus grand honneur qui soit pour un Romain : un triomphe, une célébration spectaculaire au cours de laquelle il défilait dans les rues, exhibant ses prisonniers de guerre et le butin de la victoire. Ce jour promettait de ne ressembler à aucun autre : c'était le premier de quatre triomphes, tous tenus pour honorer le même homme, Jules César. Au cours des deux semaines qui suivirent, Rome fut le théâtre de trois autres défilés spectaculaires.
Nicolas Coustou a sculpté cette statue en marbre représentant Jules César au XVIIIe siècle. Louvre, Paris
Les triomphes de César étaient exceptionnels de par leur démesure, mais aussi parce qu'il reste le seul personnage de l'histoire de Rome à en avoir reçu quatre, un pour chacune de ses campagnes victorieuses. En célébrant César, Rome célébrait sa propre grandeur, car ce général avait étendu l'empire et enrichi la république comme aucun autre avant lui, y compris Pompée le Grand, qui avait connu trois triomphes.
RITUELS SACRÉS
Dans la République romaine, les généraux réclamaient des triomphes, mais c'était le Sénat qui les accordait - seulement si une victoire remplissait une série de conditions. La victoire devait être une bataille majeure (avec un minimum de 5 000 victimes ennemies) qui mettait fin à une guerre. Pendant que le Sénat délibérait, le général à l'origine de la demande attendait devant les portes de la ville. Si le triomphe n'était pas accordé par le Sénat, il pouvait valider une Ovatio (ovation), une moindre célébration.
Sur le chemin de la colline du Capitole, les triomphes se déroulaient le long de la Via Sacra, la rue principale de la Rome antique.
Lorsque les triomphes étaient accordés par le Sénat, une grande procession avait lieu dans les rues de Rome. Les détails ont varié au fil des siècles, mais les festivités duraient généralement une journée entière. Le défilé suivait un itinéraire sacré à travers la ville, commençant à la porte, Porta Triumphalis, se dirigeant vers le Campus Martius (Champ de Mars), puis le long de la Via Sacra (Voie Sacrée) jusqu'au temple de Jupiter sur la colline du Capitole.
Les politiciens menaient la procession, souvent suivis de musiciens et d'artistes. Les prisonniers de guerre défilaient devant Rome, et précédaient le butin de guerre. Enfin, le général et ses soldats (le seul moment où l'armée pouvait entrer dans les limites sacrées de la ville) fermaient la marche sous les acclamations de la foule.
Dans une cité qui considérait les monarques avec défiance, le général était autorisé à être le « roi d'un jour ». Vêtu de pourpre royale, il défilait dans un quadrige, un char antique monté sur deux roues, attelé de quatre chevaux disposés de front. Dans ses mains, il tenait un sceptre en ivoire et une branche de laurier. Sur sa tête, une couronne de laurier et une couronne d'or tenue par un esclave, qui avait également la tâche de chuchoter à l'oreille du général l'importance de préserver sa mortalité.
Se terminant en 19 av. J.-C., les Fasti Triumphales sont un registre incomplet des triomphes accordés dans l'histoire de Rome. Remontant aux fondateurs de Rome, ces tables de pierre témoignent que pour les Romains, cette distinction était aussi ancienne que la ville elle-même. Le premier triomphe de la liste est attribué à Romulus, l'un des fondateurs légendaires de la ville. Comme beaucoup de traditions romaines, ce lien avec le passé mythique de la cité a contribué à consolider et sanctifier ses institutions. À mesure que la ville grandissait, les triomphes devenaient de plus en plus spectaculaires.
AU SOMMET
Gnaeus Pompeius Magnus, mieux connu sous le nom de Pompée le Grand, avait porté la tradition du triomphe à de nouveaux sommets, dépassant tout ce que les Romains avaient connu auparavant. L'historien du premier siècle de notre ère Plutarque décrit le dernier de ses trois triomphes, que Pompée célébra le jour de son 45e anniversaire en 61 avant J.-C., et qui dura deux jours. Pompée fit défiler 300 otages de haut rang à travers la ville, afficha partout qu'il avait tué ou capturé 12 183 000 ennemis, coulé ou endommagé 846 navires de guerre ennemis, et donné 1 500 deniers à chacun de ses soldats, une somme considérable représentant une décennie de salaire.
Au 2e siècle après J.-C., l'historien grec Appien d'Alexandrie détailla le goût de Pompée pour l'apparat. Il souhaitait notamment entrer dans la ville sur un char serti de diamants, vêtu d'un manteau qui aurait appartenu à Alexandre le Grand. Des taureaux aux cornes d'or furent sacrifiés et les habitants de Rome se virent offrir des fêtes, des banquets et des jeux.
Le nombre de triomphes était certes inhabituel, mais les victoires de Pompée présentaient des qualités inhabituelles. Chacune de ses victoires eut lieu sur un continent différent : il obtint son premier triomphe en Afrique (Libye), en 81 av. J.-C., son deuxième en Europe en 71 av. J.-C. ; et le troisième, environ 10 ans plus tard, en Asie Mineure, où il vainquit à la fois les pirates de l'Est et Mithridate VI Eupator, roi du Pont et menace de longue date pour la République romaine.
La carrière de Jules César ne faisait que commencer quand celle de Pompée atteignait son apogée. En 60 av. J.-C., César avait gagné suffisamment en popularité et en pouvoir pour former une puissante alliance politique, le premier triumvirat, avec Pompée et Marcus Licinius Crassus. Bien que ces hommes fussent alliés, ils se méfiaient les uns des autres, car chacun nourrissait de grandes ambitions personnelles. Après la mort de Crassus en 53 avant J.-C., la relation entre Pompée et César se détériora pour évoluer en inimitié. La confrontation devint inévitable et ils s'affrontèrent finalement dans le cadre d'une guerre civile qui dura quatre ans.
Cette peinture à l'huile de 1886 de Henri-Paul Motte recrée le moment où Vercingétorix entre dans le camp de César pour présenter sa reddition. Le chef gaulois fut retenu captif à Rome pendant plusieurs années avant le triomphe de César. Musée Crozatier, Le Puy-en-Velay, France
César remporta la victoire, défaisant les forces de Pompée à la bataille de Pharsale en 48 avant J.-C.. Pompée le Grand fuit vers l'Égypte, où Ptolémée (frère de Cléopâtre) l'assassina. Un acte qui troubla grandement César, qui, même s'il voyait le général comme un adversaire, voyait avant tout en lui un Romain.
COMPTER LES TRIOMPHES
De retour à Rome, les victoires de César se firent donc triomphes. Avant que la guerre civile n'éclate, César avait déjà remporté d'éblouissantes victoires militaires. Entre 58 et 50 avant J.-C., ses forces avaient mené une série de campagnes en Gaule, conquérant de nouveaux territoires pour Rome et soumettant plusieurs tribus gauloises. L'apogée des guerres en Gaule fut en 52 av. J.-C. la bataille d'Alesia, qui soumit définitivement la confédération de tribus dirigée par le chef gaulois Vercingétorix. Cette victoire était certainement digne d'un triomphe.
Statuette en basalte de Cléopâtre VII tenant une corne d'abondance. Premier siècle avant J.-C., Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.
La deuxième grande victoire de César eut lieu en Égypte, peu de temps après la mort de Pompée. César se rendit en Égypte, où Cléopâtre, son frère Ptolémée et sa sœur Arsinoé se disputaient la réalité du pouvoir. César soutint Cléopâtre, et elle vainquit ses frères et sœurs en 47 avant J.-C. pour devenir l'unique dirigeante égyptienne. La troisième victoire de César survint plus tard cette même année. Pharnace II, roi du Pont, fut écrasé par Rome lors de la bataille de Zela, dans la Turquie actuelle.
Les victoires en Gaule, en Égypte et au Pont permirent à César d'obtenir trois triomphes, mais il n'hésita pas à en réclamer un quatrième au Sénat. César remporta une victoire qui conduisit à la chute des dernières forces de Pompée, la défaite du roi Juba Ier de Numidie, en Afrique du Nord. Pendant la guerre civile romaine, Juba avait soutenu les restes des forces de Pompée avec des renforts pendant la bataille de Thapsus (dans l'actuelle Tunisie) en avril 46 av. J.-C.
Juba mourut au combat, mais pas du fait de l'armée de César. Selon certaines sources, lui et Marcus Petreius, un général allié à Pompée, se sont enfuis et ont conclu un pacte de suicide mutuel pour éviter d'être capturés.
Non seulement Thapsus n'était pas une victoire qui justifiait techniquement un triomphe, mais son inclusion par César raviva les tensions en présence à Rome, qui se remettait à peine de la guerre civile et de la mort de Pompée, que beaucoup considéraient toujours comme un grand héros. Néanmoins, César retourna à Rome prêt à être célébré par le peuple.
QUADRUPLES TRIOMPHES
Dans le triomphe qui célébrait les campagnes gauloises, les hommes de César marchaient à ses côtés. Certains portaient de grandes illustrations des batailles et événements les plus glorieux. Il était par ailleurs habituel d'entonner des chants destinés à conjurer la jalousie des dieux en moquant les vices du général. Suétone retranscrit ainsi un couplet particulièrement osé qui se moquait des amours de César :
À la maison, nous ramenons notre fornicateur chauve ; Romains, enfermez vos femmes !
Tous les sacs d'or que vous lui avez prêtés ont permis
de payer ses penchants gaulois.
Dans le triomphe du Pont, Suétone rapporta qu'en plus des pancartes montrant des scènes de batailles clés, un char était décoré de trois mots simples : Veni, vidi, vici (je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu). Plutôt que de se référer à une bataille ou à un événement, Suétone pense que la phrase faisait référence à la vitesse avec laquelle les forces de César avaient remporté cette victoire.
Les mots Veni, vidi, vici - « Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu » - sont gravés sur ce sesterce de 47 avant J.-C. Les mots auraient été prononcés par César après sa victoire fulgurante sur Pharnace II à Zela (Turquie) en 47 avant J.-C. Sammlung Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin
Les Romains étaient heureux de célébrer les victoires contre les puissances étrangères, mais les batailles impliquant Pompée et ses alliés faisaient naître des sentiments mêlés. César en était conscient, surtout lors du quatrième triomphe. Selon Appien, César « a pris soin de ne pas inscrire de noms romains dans son triomphe (car il aurait été inconvenant à ses yeux et bas et peu propice à ceux du peuple romain de triompher de ses concitoyens) ». Il était assez habile politicien pour éviter toute mention de Pompée. Celui-ci restait très aimé et César dut surveiller son pas. Même ainsi, César fit en sorte que cette campagne soit représentée par des pancartes.
Le défilé donnait à voir des ennemis étrangers faits prisonniers. Traditionnellement, ils étaient présentés enchaînés ou dans des cages devant la foule, avant d'être exécutés. Six ans s'étaient écoulés depuis la défaite de Vercingétorix, et le chef gaulois était en prison depuis. Dans le cadre de son triomphe, César fit défiler le chef vaincu dans les rues de Rome et le fit ensuite exécuter sur la colline du Capitole.
Tous les ennemis vaincus de César ne connurent pas un tel sort. Pendant le triomphe égyptien, la sœur de Cléopâtre Arsinoé marcha enchaînée. Elle suscita la sympathie de la foule et César, sensible aux sentiments du peuple, la fit exiler à Éphèse plutôt que de la tuer.
DU PAIN ET DES JEUX
En plus des processions, César n'épargna aucune dépense pour organiser de grands divertissements pour le peuple romain. Appien écrit ainsi :
[César] a présenté divers spectacles. Il y avait des courses de chevaux, des concours musicaux et des combats - un avec 1000 fantassins contre 1000 autres, un autre avec 200 cavaliers de chaque côté, et un autre qui était un combat d'infanterie et de cavalerie mixte, ainsi qu'un combat d'éléphants avec 20 bêtes, et une bataille navale avec 4 000 rameurs plus un millier de marins de chaque côté pour se battre.
César récompensa généreusement ses troupes avec 20 000 sesterces - bien au-delà de ce qu'ils auraient gagné en toute une vie. Il donna également une somme magnanime de 400 sesterces à chaque citoyen, distribua de la nourriture et organisa des combats de gladiateurs et des événements sportifs.
Les armures, armes et autres trophées de guerre étaient transportés parmi la foule.
Les triomphes sont longtemps restés dans les mémoires pour leur splendeur, mais certains historiens pensent qu'ils ont suscité des sentiments contraires envers le héros conquérant. Pour certains, cette mise en exergue était incompatible avec les valeurs républicaines romaines de simplicité, de discipline, de dignité et de vertu. César avait dépensé des sommes extravagantes pour construire sa propre légende, de sorte que plusieurs sénateurs romains - tels que Cassius et Brutus - se méfiaient de lui, se demandant quelles pouvaient être ses véritables motivations.
Ce goût de l'ostentation ne faisait qu'alimenter les animosités que César suscitait. L'opposition au dictateur s'accrut parmi cette faction de sénateurs, qui fomenta un complot pour l'assassiner. Dix-huit mois après les quatre triomphes, cerné par une mêlée confuse de conjurés fébriles, le dictateur succomba sous les coups de poignard.
L'historien et romancier historique italien Andrea Frediani a beaucoup écrit sur la république tardive de Rome et le début de l'empire.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.