États-Unis : L’assassinat d’Emmett Till a accéléré la lutte pour les droits civiques
Le film Till, sorti au mois d’octobre, documente des décennies de lutte pour rendre justice à Emmett Till, adolescent de 14 ans dont l’assassinat survenu en 1955 galvanisa des générations d’activistes.
Cette photo d’Emmett Till, âgé de 14 ans, et de sa mère à leur domicile de Chicago a été prise peu de temps avant qu’il n’aille rendre visite à de la famille dans le Mississippi où il sera assassiné.
Le 31 août 1955, le corps mutilé d’Emmett Till, adolescent âgé de 14 ans, fut découvert en train de flotter dans les eaux de la rivière Tallahatchie.
Battu et assassiné, censément pour avoir sifflé une femme blanche, l’adolescent est l’un des nombreux Afro-américains (hommes, femmes et enfants) à avoir été lynchés sans possibilité de se défendre au cours du siècle qui suivit la guerre de Sécession. L’histoire d’Emmett Till sensibilisa la nation américaine à la violente réalité de la vie des personnes Noirs aux États-Unis.
Mamie Till devant le cercueil de son fils dans une maison funéraire de Chicago. Grâce à sa décision de laisser le cercueil ouvert lors des funérailles, des gens de tout le pays ont pu se rendre compte de la brutalité de cet assassinat.
L’assassinat d’Emmett Till a déclenché une cascade de protestations et de manifestations (comme celle-ci, qui s’est tenue en mars 1968) qui ont fini par prendre de l’ampleur et par devenir ce que l’on nomme le « mouvement américain des droits civiques ».
De nos jours encore, son héritage persiste, notamment grâce à sa mère, Mamie Elizabeth Till, qui exposa la brutalité de l’assassinat de son fils à la face du monde et se battit sans relâche pour que justice soit rendue. Les assassins d’Emmett ne furent jamais condamnés, mais son nom et son visage sont aujourd’hui encore des symboles de la lutte pour l’égalité, qui est une lutte de chaque instant. Le film Till raconte leur histoire.
L’assassinat d’Emmett Till et le courage de sa mère servirent de catalyseur au mouvement américain des droits civiques, voici pourquoi.
QUI ÉTAIT EMMETT TILL ET QUE LUI EST-IL ARRIVÉ ?
Emmett « Bobo » Louis Till n’avait que 14 ans au moment de son assassinat. Les membres de sa famille s’en souviennent comme d’une personne amusante, aimante et douce qui aimait faire des farces et faire rire les autres.
Dans l’Amérique de sa jeunesse, la plupart des lieux publics sont soumis à la ségrégation et les mariages mixtes sont illégaux. On apprend aux personnes noires à parler aux personnes blanches en regardant le sol et à s’adresser à elles avec déférence. Les transgressions sont bien souvent réprimandées par des passages à tabac et par la force de manière générale.
Dans les lieux publics tels que ce grand magasin de Mobile, dans l’Alabama, la ségrégation a duré cent ans avant que le mouvement des droits civiques ne remporte une série de victoires importantes et ne parvienne à faire interdire cette pratique.
À l’été 1955, Emmett Till, originaire de Chicago, rend visite à des membres de sa famille vivant sur le delta du Mississippi. Le soir du 24 août, en compagnie de ses cousins, il se rend au Bryant Grocery and Meat Market, épicerie de la ville de Money, dans le Mississippi.
Ce soir-là, c’est Carolyn Bryant Donham, la femme du propriétaire de l’épicerie, qui tient le magasin. Malgré les déclarations qu’elle fera plus tard (l’adolescent l’aurait, selon elle, attouchée et harcelée de manière répétée à l’intérieur de la boutique), des documents produits lors du procès montreront qu’Emmett Till s’est acquitté des deux centimes que coûtait son chewing-gum et qu’il a quitté les lieux sans provoquer d’incident. Au moment où Carolyn Bryant Donham quitte la boutique à son tour, Emmett Till émet un sifflement qui, selon ses cousins, ne lui est pas destiné. Conscients des ennuis que cela peut leur causer, ils décident de remonter en voiture et s’éloignent.
Au cours des trois jours qui suivent, Roy, le mari de Carolyn Bryant Donham, terrorise deux adolescents noirs qu’il prend pour Emmett Till : un premier dans sa propre boutique et un second qu’il trouve sur la route et qu’il jette à l’arrière de son van avant de le relâcher.
Emmett Till faisait des corvées domestiques pour aider sa mère qui travaillait dur. Il faisait le ménage, cuisinait et payait même certaines factures.
Le 28 août, à 2h30 du matin, Roy Bryant, son frère J.W. Milam, et au moins une autre personne se rendent au domicile des Wright dans l’espoir d’y trouver le garçon qui l’a « attouchée » dans son épicerie. Ils réveillent Emmett Till et lui ordonnent de s’habiller tout en menaçant ses cousins. Ils refusent de laisser l’adolescent tranquille en échange d’une somme argent.
Le lendemain, le bureau du shérif du comté de Leflore arrête Roy Bryant et J.W. Milam et les inculpe pour enlèvement. Ils avouent avoir enlevé Emmett Till mais jurent l’avoir relâché ensuite.
Deux jours plus tard, on découvre le corps dénudé d’Emmett Till flottant dans les eaux du Tallahatchie, un ventilateur d’égreneuse à coton attaché autour du cou avec du fil barbelé. Son visage est si défiguré qu’on peine à le reconnaître.
Roy Bryant et J.W. Milam sont inculpés pour assassinat.
À Sumner, dans le Mississippi, ce jury uniquement composé d’hommes blancs a acquitté Roy Bryant et J.W. Milam du meurtre d’Emmett Till.
QU’EST-IL ARRIVÉ AUX ASSASSINS D’EMETT TILL ?
En septembre 1955, J.W. Milam et Roy Bryant sont jugés pour assassinat devant un jury composé uniquement d’hommes blancs dans un tribunal du comté de Tallahatchie. À ses risques et périls, un adolescent noir du nom de Willy Reed témoigne à la barre et affirme avoir vu les hommes conduire Emmett Till dans une ferme et les avoir entendus battre ce dernier impitoyablement dans la grange.
Le jury acquitte les deux accusés après 67 minutes de délibérations seulement. Un des jurés déclare même à un journaliste que cela aurait pris encore moins de temps s’ils ne s’étaient pas « arrêtés pour boire du soda ». Au mois de novembre, les deux frères échappent au chef d’accusation d’enlèvement retenu à leur encontre.
Les deux hommes avoueront plus tard, dans un article publié dans le magazine Look contre rémunération, avoir emmené Emmett Till sur les bords de la rivière Tallahatchie, l’avoir abattu d’une balle dans la tête et avoir poussé son corps dans l’eau.
Personne d’autre ne fut jamais inculpé ni poursuivi en justice pour avoir pris part à l’enlèvement ou à l’assassinat d’Emmett Till.
Après avoir été acquitté du meurtre d’Emmett Till, le prévenu Roy Bryant (droite) fume un cigare tandis que sa femme, Carolyn Bryant Donham, se serre contre lui. Le frère de Roy Bryant, J.W. Milam (gauche), a également été acquitté.
EN QUOI L’ASSASSINAT D’EMMETT TILL A-T-IL CATALYSÉ LE MOUVEMENT DES DROITS CIVIQUES ?
Aussitôt qu’elle apprend la nouvelle de l’enlèvement de son fils, Mamie Till réunit sa famille et contacte des journaux. Dès le lendemain, grâce à sa réactivité, l’association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP) ainsi que des figures politiques locales et nationales s’impliquent dans l’affaire. Cette publicité précoce s’avérera cruciale.
Le cercueil de son fils arrive à Chicago scellé du sceau de l’État du Mississippi, mais Mamie Till se bat pour que l’entreprise de pompes funèbres l’ouvre. Après avoir vu son fils, elle prend la décision d’organiser des funérailles à cercueil ouvert. Au directeur de l’entreprise de pompes funèbres elle dit cette phrase restée célèbre : « Laissez les gens voir ce que j’ai vu. »
Des dizaines de milliers de personnes viennent voir la dépouille d’Emmett Till. David Jackson, photographe pour le magazine Jet, en fait partie. Il prend un cliché d’Emmett Till dans son cercueil qui confronte l’Amérique à cet assassinat. Avec d’autres journalistes comme Simeon Booker de Jet et Moses Newson du Tri-State Defender, il fait en sorte de médiatiser l’affaire dans l’ensemble du pays.
Mamie Till parle à la presse à Sumner, dans le Mississippi, après une suspension de l’audience du procès des assassins de son fils.
Environ 50 000 personnes allèrent voir la dépouille d’Emmett Till à la Roberts Temple Church of God in Christ de Chicago.
L’effroyable assassinat d’Emmett Till fut à l’origine de ce que l’on surnomma plus tard la « génération Emmett Till », de jeunes Noirs du Sud des États-Unis qui se réunissaient pour des réunions, des sit-ins et des manifestations pour exiger un traitement égal face à la loi.
Il inspira également les figures de proue du mouvement. Cent jours après l’assassinat d’Emmett Till, Rosa Parks s’assit à l’avant d’un bus de Montgomery et refusa de se lever alors qu’il se remplissait de passager, contrevenant ainsi aux lois raciales alors en vigueur dans les bus d’Alabama. En 1988, le révérend Jesse Jackson affirma que Rosa Parks « avait pensé à aller s’asseoir au fond du bus. Mais qu’elle a ensuite pensé à Emmett Till et qu’elle n’a pas pu s’y résoudre. »
Martin Luther King Jr., l’un des principaux meneurs du mouvement américain des droits civiques, évoqua également l’affaire Emmett Till dans plusieurs de ses discours. Il prononça son plus célèbre discours, « I Have a Dream », le jour de l’anniversaire de l’assassinat d’Emmett Till à l’occasion de la Marche sur Washington en 1963.
Martin Luther King Jr. salue des partisans le 29 août 1983, date anniversaire de la mort d’Emmett Till, à l’occasion de la Marche sur Washington. C’est ce jour-là qu’il prononça son célèbre discours intitulé « I Have a Dream ».
QU’EN EST-IL DE L’HÉRITAGE DES TILL AUJOURD’HUI ?
Le cliché saisissant du corps défiguré d’Emmett Till pris par David Jackson continue de résonner : on l’a ressorti à l’occasion du passage à tabac de Rodney King en 1991, de la mort de Philando Castile sous les balles d’un policier effectuant un contrôle routier en 2016, lors du meurtre de George Floyd en 2020, et à l’occasion d’innombrables autres injustices raciales qui se sont produites depuis l’assassinat d’Emmett Till.
Le racisme à l’origine de l’assassinat d’Emmett Till existe encore bel et bien de nos jours. Le nombre de groupes haineux a d’ailleurs plus que doublé ces vingt dernières années. Le panneau mémoriel indiquant l’endroit où l’on a repêché le cadavre d’Emmett Till a été criblé de balles et a dû être remplacé par un panneau équipé d’une vitre pare-balles.
Il existe encore de nos jours des initiatives visant à faire inculper Carolyn Bryant Donham, une des dernières personnes en vie à avoir un lien avec l’affaire. En 2017, Timothy B. Tyson, historien de l’Université Duke, a publié un livre dans lequel celle-ci aurait reconnu avoir menti au sujet de son interaction avec Emmett Till à l’intérieur de l’épicerie. Mais en décembre 2021, le Département de la Justice des États-Unis a annoncé clore son enquête après s’être trouvé dans l’impossibilité de savoir si elle s’était rétractée ou non. En août 2022, un grand jury de l’État du Mississippi a également refusé d’inculper celle qui est désormais octogénaire.
Malgré la meilleure volonté de Mamie Till, la justice pour Emmett Till est aujourd’hui encore une chimère.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.