Les tout premiers messages vocaux étaient envoyés… dans des enveloppes
Bien avant l'invention des téléphones portables ou des répondeurs, il était fréquent de s'envoyer des messages vocaux par la poste.
L’envoi par la poste de messages enregistrés était monnaie courante au 20e siècle. Ce « message vocal » de l’ère soviétique souhaite un « Joyeux anniversaire ! » à son destinataire. (Princeton Phono-Post Archive)
« Bonjour Maman, Papa et Blanche », salue une voix douce que l’on distingue parmi les crépitements d’un vieux vinyle. À l’évidence, le disque a été écouté à de nombreuses reprises. « J’espère que tout va bien à la maison. J’enregistre ce message depuis Dallas, dans ce minuscule endroit rempli de flippers et autres jeux… »
Le disque est petit, à peine 18 cm de diamètre, et est daté d’octobre 1954. D’après l’étiquette verte ternie, c’est « Gene » qui s’adresse à ses « parents ». Dans son message d’une minute, le jeune homme raconte qu’il voyage, « voit du pays » et demande à sa famille de ne pas se faire de souci pour lui.
Sur ce cliché pris en 1958, deux femmes prennent la pose avec un disque dans un Voice-O-Graph. À l’époque, les gens enregistraient des « messages vocaux » à l’aide d’appareils domestiques et dans des cabines d’enregistrement publiques.
« Mon voyage devrait se terminer aux alentours de Thanksgiving », poursuit Gene dans un second enregistrement effectué à Hot Springs, au Texas, peu de temps après le premier. « J’espère que vous avez reçu ma lettre et que j’en recevrai également quelques-unes que vous m’avez envoyées. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas écrit. J’ai vraiment hâte de vous lire. »
Ce son, en grande partie oublié, est celui d’un des premiers « messages vocaux » au monde. Au cours de la première moitié du 20e siècle, ces lettres audio et autres messages étaient majoritairement enregistrés dans des cabines sur des disques métalliques ou des vinyles, avant d’être envoyés par la poste aux quatre coins du monde. Si l’on s’en sert surtout aujourd’hui pour écouter de la musique chez soi, les tourne-disques étaient alors utilisés comme moyens de communication longue distance.
GARDER LE LIEN AVEC SES PROCHES
Pendant environ trois siècles, l’idée de transporter la voix d’une personne était une obsession pour certains. Il aura finalement fallu attendre la fin du 19e siècle pour y parvenir grâce à l’invention du phonographe. Mais un mystérieux appareil, un cylindre en bois appelé le « haut-parleur d’un millier de kilomètres » existait déjà sous la dynastie Qing, qui régnait sur la Chine au 16e siècle, comme le révèlent des documents historiques. Il fallait alors parler dans le cylindre, sceller ce dernier et l’envoyer à son destinataire, qui n’avait plus qu’à l’ouvrir pour entendre l’écho.
Un soldat souhaite un joyeux Noël à sa mère vivant à Chicago. Sur l’enveloppe, fournie avec le disque, figure une illustration représentant un soldat inquiet à l’idée que sa femme soit tombée amoureuse d’un autre homme pendant son absence (Princeton Phono-Post Archive).
Thomas Edison a inventé le phonographe en 1877, après avoir imaginé un appareil capable de reproduire de la musique et même de conserver les paroles. Il s’est toutefois rapidement rendu compte que cette technologie avait le potentiel de révolutionner les affaires, l’enseignement et le chronométrage. Le scientifique avait même mis au point un « Family Record » (enregistrement familial en français), qui consistait en un « enregistrement d’expressions, de souvenirs, etc., racontés par les membres d’une famille, ainsi que des derniers mots d’une personne mourante ».
Mais l’utilisation de son invention à des fins de correspondance occupait une place prépondérante dans son esprit : Edison pensait qu’elle pourrait servir pour la dictée et la rédaction de lettres. À la fin du 19e siècle, les lettres manuscrites étaient la forme de communication personnelle la plus courante. Le télégramme, devenu populaire au début des années 1900, était réservé aux messages plus courts et urgents. Quant au téléphone, il est demeuré onéreux et inaccessible pour la plupart des gens jusque dans les années 1950, quand bien même Alexander Graham Bell avait passé le premier appel transcontinental entre New York et San Francisco en 1915.
VOICE-O-GRAPH
Le gramophone, sorte de phonographe amélioré créé en 1887 par Emile Berliner, a été le premier appareil à rendre possible l’utilisation d’enregistrements sonores pour communiquer à longue distance. Les sons étaient enregistrés et écoutés sur des disques faciles à stocker, à reproduire et à envoyer. Si le premier enregistrement connu utilisé comme moyen de correspondance aurait été envoyé par la poste au début des années 1920, c’est dans les années 1930 et 1940 que la pratique de l’envoi de messages vocaux s’est répandue dans le monde. Cette technologie rendait les communications plus personnelles et était abordable si les clients avaient accès à un appareil ou une cabine d’enregistrement.
Au début des années 1920, les enregistrements réalisés à la maison à l’aide d’un gramophone se faisaient sur des disques métalliques pré-rainurés. Les deux méthodes d’enregistrement possibles sont expliquées sur la pochette en papier : la première, à droite, nécessite l’utilisation d’un mégaphone pour hurler directement dans le pavillon du phonographe ; la seconde, à gauche, se fait à l’aide d’un pavillon externe Kodisk et d’un stylet d’enregistrement, lequel est fixé à un gramophone identique à celui présenté un peu plus haut (Princeton Phono-Post Archive).
C’est au début des années 1940 que l’entreprise américaine Mutoscope a sorti son Voice-O-Graph, une grande cabine en bois semblable à nos photomatons actuels, qui a largement démocratisé l’envoi de messages vocaux aux États-Unis. Véritable innovation, cette cabine d’enregistrement a commencé à faire son apparition aux quatre coins du pays : on en trouvait dans les parcs d’attractions, sur les promenades, aux abords des attractions touristiques, dans les gares et aéroports, dans les bases militaires ainsi qu’aux évènements de l’USO (United Service Organizations, une organisation à but lucratif fournissant des services de loisirs et de soutien moral aux militaires américains). Il y avait également un Voice-O-Graph au sommet de l’Empire State Building, sur la jetée de San Francisco et au bord du fleuve Mississippi à La Nouvelle-Orléans.
Une fois dans le Voice-O-Graph et après avoir inséré quelques pièces, les utilisateurs disposaient de quelques minutes pour enregistrer leur message. Celui-ci était retranscrit sur un disque de la taille d’un 45 tours à récupérer à l’extérieur de la cabine, suffisamment durable pour être écouté plusieurs fois, mais également assez léger pour être envoyé par la poste à un tarif à peine supérieur à celui d’une lettre classique. Les enveloppes étaient même parfois fournies.
Ce disque d’enregistrement à domicile « Recordio » datant des années 1940 présente les cinq modèles de consoles d’enregistrement, de lecture et radio commercialisées par Wilcox-Gay Corporation. La gamme comprend des consoles massives et d’autres prenant la forme d’une mallette que l’on peut transporter (Princeton Phono-Post Archive).
Sur ce disque explicatif Wilcox-Gay Recordio illustré, on voit le violoniste et animateur radio David Rubinoff (1897-1986) en train de réaliser un enregistrement chez lui avec son Stradivarius, un modèle coûtant 100 000 $ (Princeton Phono-Post Archive).
DES MESSAGES D’AMOUR
Les messages envoyés exprimaient une palette d’émotions allant de l’excitation à l’anxiété, de la joie à la gêne. Les voyageurs envoyaient des enregistrements à leur famille et leurs amis pour donner de leurs nouvelles pendant leur longue absence. Les soldats utilisaient les messages vocaux pour rassurer leurs proches avec le son de leur voix, même si certains d’entre eux ne sont jamais rentrés chez eux. C’était particulièrement le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, les bases militaires établies dans presque chaque zone de guerre disposant de cabines d’enregistrement.
Nombre d’enregistrements sont des lettres d’amour audio très intimes. La plupart, envoyés de très loin, expriment un certain désir. « Ne perds pas courage », dit la voix de Leland à sa femme dans un enregistrement daté de 1945 et réalisé dans une cabine de New York. « Que personne ne perde courage. Mike, nous rentrerons tous à la maison, pour reprendre notre vie d’avant là où nous l’avons laissée ». Dans un autre enregistrement réalisé en Argentine dans les années 1940, un homme joue du violon avant de fredonner une berceuse : « Dors, dors ma chérie, il se fait tard », chante-t-il.
DES ARCHIVES DE COURRIER PHONOGRAPHIQUES
À l’époque, les familles se rassemblaient à la moindre occasion autour du tourne-disque pour écouter en boucle les messages. Elles pouvaient également les faire écouter avec une immense fierté à leurs invités. À terme, le message finissait par devenir inaudible, l’aiguille ayant gratté les fines rainures.
Thomas Levin, professeur à l’université de Princeton et théoricien des communications, se consacre aujourd’hui à la préservation des sons du passé. Il gère les seules archives mondiales consacrées à ce qu’il appelle le « Phono-Post », ou courrier phonographique en français. Au plus gros du phénomène, des milliers de Voice-O-Graph étaient en service aux États-Unis et de nombreuses stations d’enregistrement jalonnaient la planète. « Des millions de lettres audio ont été envoyées à travers les États-Unis, l’Amérique du Sud, l’Europe, la Russie et la Chine », raconte Thomas Levin.
Son bureau est rempli d’objets collectés au fil des années : des livres, des affiches, des souvenirs et bien entendu des disques. Le professeur a numérisé plus de 3 000 disques, tous glissés dans des pochettes plastiques transparentes et soigneusement catalogués, qu’il range dans des armoires et des bacs de rangement empilables entreposés dans une pièce à température contrôlée.
Des milliers d’autres enregistrements attendent d’être traités. Cela représente presque sept années de travail pour Thomas Levin, une échéance qui ne cesse de reculer au fur et à mesure que le professeur agrandit sa collection. Pour éplucher les pages eBay et acheter des disques, le théoricien a recours à l’intelligence artificielle. Il explique qu’il lui arrive parfois de tomber sur des personnes qui vendent la voix d’un proche, en toute conscience ou non. « Je leur écris et je leur dis : “Vous vendez vraiment la voix de votre grand-père ?”, déclare Thomas Levin. Il n’existe aucune perception de la valeur d’une voix, à tel point que les gens sont prêts à se débarrasser de ces objets ». En échange des disques, le professeur propose tout de même aux vendeurs de leur envoyer un fichier MP3 de l’enregistrement. Un geste qu’ils apprécient souvent beaucoup.
Le Meissner 9-1065, système P-A et enregistreur phonographique, était un appareil d’enregistrement à la maison haut de gamme à destination des amateurs d’audio qui souhaitaient enregistrer et réécouter des émissions radio, des spectacles, des discours et bien plus encore (Princeton Phono-Post Archive).
LES VOIX DU PASSÉ
Les Princeton Phono-Post Archive (Archives de courrier phonographique de Princeton) ne comptent presque aucune voix de célébrités. « La majeure partie des enregistrements qui composent ces archives proviennent de gens tout à fait ordinaires exprimant leurs désirs, leurs souhaits, leurs fantasmes de manière très banale », explique Thomas Levin. Si on les écoute attentivement, ils révèlent toutefois beaucoup de choses. Tout comme les lettres papier, ces missives audio nous livrent des informations sur des moments précis de l’Histoire au moyen de récits de vie individuels auxquels s’ajoute une dimension sensorielle.
Ces « messages vocaux » présentent un intérêt tout particulier pour les historiens de la linguistique, car ils constituent quelques-uns des premiers exemples enregistrés de la manière dont s’exprimaient des personnes lambdas. Ils livrent ainsi des informations sur le vocabulaire employé pour faire la conversation, leur prononciation et leurs accents, la structure de leurs phrases et leur intonation. « C’est sans montage. Tout est authentique », confie Thomas Levin. « Une fois que l’enregistrement commence, il se poursuit jusqu’à sa fin, que vous ayez quelque chose à dire ou non, dit-il en souriant. Le fait que vous n’ayez rien à dire signifie aussi quelque chose ».
Avec l’avènement des cassettes dans les années 1960, les services comme le Voice-O-Graph sont rapidement tombés en désuétude (les cassettes audio ont aussi été utilisées pendant plusieurs décennies pour envoyer des messages à l’autre bout de la planète, une pratique qui s’est répandue chez les soldats américains déployés durant la guerre du Vietnam). Ce phénomène du message vocal, aussi bref fût-il, occupe néanmoins une place importante dans l’histoire des communications mondiales. « Nous récupérons des extraits d’un chapitre de l’histoire des médias, des vestiges d’une pratique culturelle autrefois répandue et significative, mais aujourd’hui tombée dans l’oubli », souligne Thomas Levin.
Pour beaucoup, ces enregistrements étaient l’occasion d’entendre pour la première fois leur propre voix. Les orateurs semblent nerveux, voire mal à l’aise, tandis que d’autres ont l’air de réciter un texte. Face à leur tout premier enregistrement, d’autres prennent conscience qu’ils sont en train de laisser une trace très personnelle qui leur survivra. « Curieusement, les gens parlent de la mort avec une régularité remarquable, relève le théoricien. Ils s’adressent à l’avenir. Et l’on sait une chose à ce sujet : c’est qu’ils n’en feront pas partie », souffle Thomas Levin.
Les Princeton Phono-Post Archive sont toujours à la recherche de nouvelles lettres à ajouter à leur collection. Si vous ou une connaissance possédez une lettre audio dont vous souhaiteriez faire don, écrivez à l’adresse phonopost@princeton.edu. Le professeur Levin la conservera dans les archives et vous transmettra en échange sa version numérisée.
Jordan Salama est écrivain et journaliste résident spécialisé en histoire pour National Geographic. Son premier livre, intitulé Every Day the River Changes (Le fleuve n’est jamais deux fois le même), est paru en 2021. Suivez-le sur Instagram et TikTok.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.