À Marathon, les Athéniens ont remporté une bataille perdue d’avance
En 490 av. J.-C., 9 000 hoplites athéniens et leurs 1 000 alliés platéens infligent une cuisante défaite aux 40 000 soldats de l’Empire perse. Une victoire devenue mythique, qui fut rendue possible grâce à une ingénieuse stratégie militaire.
Sur ce détail d’une céramique du cinquième siècle avant notre ère, un hoplite en armes (à droite) attaque un soldat perse.
Ce matin d’été de l’an 490 avant notre ère, l’aube se leva sur la plaine littorale de Marathon, au nord-est d’Athènes, mais surtout sur des troupes grecques prêtes à en découdre. Elles attendaient la charge de leur redoutable ennemi : la vigoureuse armée perse, menée par Darius Ier. L’expansion impitoyable du roi perse vers l’ouest avait pour destination Athènes, cœur de la Grèce antique, et société qu’il désirait par-dessus tout asservir.
La bataille de Marathon marqua un tournant dans les guerres que se faisaient la Grèce et la Perse. Jusqu’à ce jour de défaite, l’Empire Perse avait semblé imbattable. Bien d’autres chefs et bien d’autres armées avaient dû ployer devant sa puissance, mais la bataille de Marathon devait révéler au grand jour que la Perse aussi avait ses points faibles.
L’Acropole d’Athènes fut reconstruite dans les années qui suivirent les guerres médiques. Elle reste un symbole de la fierté et du triomphe athéniens sur la Perse.
Cette victoire devint un épisode heureux et reluisant de l’histoire d’Athènes. Elle inspira de nombreux mythes et légendes, notamment celle où Thésée se rend sur le champ de bataille pour insuffler un vent de vaillance au sein des troupes grecques. (Retour sur Thésée et la véritable histoire du Minotaure.) Des millénaires plus tard, la bataille deviendrait même le terreau de l’histoire ontogonique d’une discipline olympique éprouvante : le marathon.
LA REDOUTABLE PERSE
Les événements qui accouchèrent de la bataille de Marathon prirent place bien avant cette journée fatidique, et furent chroniqués par le célèbre Hérodote, historien grec du cinquième siècle avant notre ère. Il rapporta ce qui s’était passé durant la bataille une trentaine d’années après son déroulement, et son texte est une des seules sources nous permettant de revivre cet événement.
Le redoutable Empire Perse était dirigé par Darius Ier, troisième roi de la dynastie achéménide, qui arriva sur le trône vers 522 av. J.-C. La Perse connut son apogée sous son règne. Son territoire s’étendait alors de la Turquie à la frontière indienne. Mais Darius, qui cherchait à contrôler la mer Égée, envoya ses troupes conquérir le monde grec : la Thrace, la Macédoine, l’Ionie et les îles de la mer Égée. (Sous Cyrus II, la Perse devint la première superpuissance de l’histoire.)
Dès la fin du sixième siècle avant notre ère, Athènes s’alarma de l’influence grandissante de la Perse. En 499 avant J.-C., les Ioniens se révoltèrent contre l’oppression perse, et Athènes leur vint en renfort. Les Athéniens envoyèrent navires et soldats pour soutenir les rebelles et repousser l’empire.
La victoire perse lors de la bataille navale de Lade, en 494 avant J.-C., étouffa la rébellion ionienne, mais l’insolence athénienne avait vexé Darius. Il jura de se venger. Il prit également peut-être conscience qu’il serait impossible de contrôler l’est de la Méditerranée sans maîtriser d’abord cette cite-état.
À l’été 490 avant J.-C., Darius envoya 600 navires transportant 25 000 hommes en mer Égée, sous la houlette de l’amiral Datis. Après avoir dévasté des îles et des villes, la flotte de l’amiral jeta l’ancre près de la longue plage de Marathon au début du mois de septembre. Côté perse, cette bataille ne devait être qu’une formalité sur la voie de l’hégémonie régionale. Coté grec, l’enjeu ne pouvait pas être plus élevé.
Quand la nouvelle parvint à Athènes, une assemblée extraordinaire se réunit. Leur décision fut difficile à prendre. Quitter la ville pour aller combattre une armée largement supérieure en nombre eût été un choix on ne peut plus dangereux. Mais attendre que les Perses arrivent à Athènes n’était pas une bonne option non plus, car les défenses de la ville étaient fragiles. Il était également impossible d’abriter et de protéger l’ensemble des populations de l’Attique.
Au terme de longs débats, l’ecclésia s’exprima sur une proposition faite par Miltiade, le plus charismatique des dix stratèges athéniens. Convaincus par ses arguments, les Athéniens se mobilisèrent et envoyèrent un messager aux Spartiates afin de requérir leur appui ; Athènes et Sparte avaient conclu un pacte de défense mutuelle face aux Perses. (Retour sur la machine de guerre spartiate.)
ARMÉS ET DANGEREUX
Pendant que l’émissaire faisait route vers Sparte pour y livrer la requête athénienne, 10 000 hoplites se rendirent à Marathon. La présence d’alliés arrivés de la ville de Platées, dans le centre de la Grèce, devait porter leurs effectifs à 11 000 hommes. En plus du bataillon platéen, l’armée grecque serait constituée de dix bataillons, un pour chacune des tribus ou divisions administratives athéniennes.
Chaque hoplite portait une lance de 2,5 mètres fabriquée à partir de cendres, et une armure composée d’un plastron, d’un casque et de cnémides, le tout fait de bronze. Sans oublier un objet défensif iconique : un large bouclier en bois couvert de bronze. Celui-ci était placé de telle manière qu’il dépassait de moitié sur la gauche et protégeait l’hoplite d’à côté. Ce mur « imbriqué » de boucliers garantissait la défense de la phalange. La clé de son invincibilité était sa cohésion et son unité : en rang serré, le mur était virtuellement impénétrable.
Parmi les troupes grecques ce matin-là se trouvait Eschyle, alors âgé de 35 ans, qui ne tarderait pas à devenir (avec Euripide et Sophocle) un des trois grands tragédiens de l’époque classique. La participation d’Eschyle à cette bataille, mais aussi à d’autres, finirait par lui inspirer Les Perses, une de ses plus célèbres pièces. Eschyle et ses frères d’armes avaient de bonnes raisons d’être inquiets ce matin-là : les 25 000 soldats Perses les surpassaient en nombre et avaient encore derrière eux une flotte maritime phénoménale stationnée dans la baie.
Mais c’étaient surtout les archers perses, réputés pour leur adresse et leur précision, que les Grecs craignaient le plus. Même si les hoplites étaient valeureux au corps-à-corps, ils allaient d’abord devoir résister aux nuées de flèches ennemies. Leurs adversaires arrivaient aussi avec une confiance indéboulonnable : l’armée de Darius Ier se savait terrifiante et jouissait d’une série de victoires retentissantes.
PRÊTS AU COMBAT
Des jours durant, les deux armées se jaugèrent à distance, ne s’adonnant qu’à de modestes escarmouches. Les Athéniens hésitaient à s’avancer sur la plaine découverte, où les cavaliers ennemis auraient pu les contourner et les attaquer par derrière pendant que les archers perses s’en seraient pris aux premières lignes. Pour leur part, les Perses n’osèrent pas mener l’assaut contre les Grecs, bien installés en garnison à flanc de montagne. L’amiral Datis savait très bien que les renforts spartiates ne tarderaient pas à arriver. Le temps lui était compté.
Ce que Datis entreprit ensuite dérouta de nombreux historiens : il renvoya sa cavalerie sur les bateaux et leur fit remonter la côte, vraisemblablement dans l’optique de prendre une Athènes laissée sans défense. La retraite d’un des contingents les plus essentiels de son armée fut peut-être aussi une tentative d’inciter les Athéniens à s’en prendre à son infanterie avant l’arrivée des Spartiates.
L’amiral Datis fit contourner le cap Sounion par sa flotte avec l’idée d’envahir Athènes. Ce temple dédié à Poséidon, dieu de la mer, y fut construit vers 440 av. J.-C., quelques décennies après la guerre contre la Perse.
Les Grecs convoquèrent une assemblée martiale extraordinaire à la nuit tombée. Certains arguèrent qu’il fallait retourner défendre Athènes, et laisser des milliers d’ennemis dans leur dos. Mais Miltiade, qui était aux commandes ce jour-là, convainquit les neuf autres stratèges que le meilleur plan était d’y aller, de se battre dans la plaine, même si les Spartiates n’étaient pas encore arrivés. Les Perses étaient connus pour envoyer leur cavalerie une fois leurs ennemis affaiblis par les pluies successives de flèches. Mais la cavalerie étant hors-jeu, les Grecs se mirent à croire qu’ils avaient de bien meilleures chances de gagner en envoyant leurs hoplites.
AU PAS DE CHARGE
Le matin du 12 septembre, tandis que les prêtres sacrifiaient aux dieux et que les généraux mobilisaient les hommes de chaque tribu, les Grecs contemplaient leur adversaire. Au front, les sparabara portaient des boucliers de la taille de portes, faits de roseaux et de cuir. Derrière eux se trouvaient des rangées d’archers capables de tirer des salves de flèches si rapidement qu’on entendait la deuxième siffler dans les airs avant que la première n’ait touché terre. Un Spartiate affirma des années plus tard que les essaims de flèches perses avaient occulté la lumière du Soleil.
Au bout de l’attente, les troupes athéniennes et leurs alliés saisirent leurs boucliers et se mirent en avant. Dans ses Histoires, Hérodote brossa une esquisse saisissante de la charge qu’ils menèrent, à ceci près qu’il le fit en adoptant le point de vue des Perses, alors incrédules :
Les Athéniens étaient rangés en bataille, et les victimes n’annonçaient rien que de favorable. Un intervalle de huit stades séparait les deux armées. Au premier signal, les Athéniens franchirent en courant cet espace. Les Perses, les voyant accourir, se disposèrent à les recevoir ; mais remarquant que, malgré leur petit nombre et le défaut de cavalerie et de gens de trait, ils se pressaient dans leur marche, ils les prirent pour des insensés qui couraient à une mort certaine.
Ce « trésor », édifice bâti par les Athéniens à Delphes, est dédié à Apollon en remerciement pour la bataille de Marathon. Il fut plus tard reconstitué par des archéologues.
« Huit stades », c’est environ un kilomètre et demi. L’affirmation d’Hérodote selon laquelle les Grecs auraient parcouru toute cette distance en courant est contestée par les historiens actuels, car le poids de leur armure et de leurs armes les aurait exténués. Plus vraisemblablement, ils marchèrent à un rythme normal jusqu’à l’endroit où les flèches perses pouvaient les atteindre, et Miltiade donna alors l’ordre de charger.
La vitesse des hoplites leur permit d’être exposés le moins de temps possible au barrage des flèches adverses. Une telle charge n’aurait pas pu durer plus de trente secondes. Au bout de leur course folle, les hoplites ayant survécu pouvaient s’employer au corps-à-corps et tirer le meilleur parti de la protection offerte par leurs boucliers robustes.
Les hoplites en première ligne étaient poussés par ceux qui se trouvaient derrière eux et commençaient à entrer au contact de l’ennemi, à les faucher tout en continuant à avancer. Les haut gradés perses étaient bien armés, mais l’infanterie qui les entourait commençait à tomber.
LE TOURNANT DÉCISIF
C’est le centre des lignes grecques qui fit le plus les frais de la défense perse. Miltiade avait choisi de rétrécir les colonnes de la formation afin d’en allonger les lignes et ainsi devancer toute manœuvre de contournement. Les soldats grecs n’étaient donc plus que quatre par colonne, au lieu de huit. Submergés, les Athéniens se trouvant au centre furent incapable de contenir l’ennemi. Les Perses franchirent le centre, mais les troupes grecques sur les flancs inattaqués se rabattirent vers l’intérieur et encerclèrent l’ennemi, qui fut ensuite massacré.
En essayant d’échapper au carnage, les Perses défirent leurs rangs et se mirent à fuir vers leurs navires, poursuivis par les Grecs qui en fauchèrent autant que possible au passage. Certains hoplites se retrouvèrent trop en avant et perdirent la protection assurée par leurs camarades. Cynégire, le frère d’Eschyle, faisait partie de ceux-là et se jeta contre un navire ennemi. Voici comment Hérodote relate l’épisode : « Cynégire, fils d’Euphorion, ayant saisi un vaisseau par la partie élevée de la poupe, eut la main coupée d’un coup de hache, et fut tué, ainsi que beaucoup d’autres Athéniens de distinction. »
Quand on compta les morts, on se rendit compte que moins de 200 Grecs, dont un stratège, avaient péri au combat. Les Perses perdirent plus de 6 000 hommes au total. En dépit de cette victoire retentissante, les Athéniens n’avaient capturé que sept vaisseaux perses ; une partie de la flotte perse, qui avait mis les voiles la veille, approchait déjà d’Athènes. Datis avait réussi à extirper le reste de ses navires de la baie de Marathon pour aller s’en prendre à la cité-état par son littoral occidental.
Les hoplites, exténués, rentrèrent à marche forcée par la terre. Mais leur course effrénée vers la capitale s’avéra fructueuse : Datis ne trouva pas la ville sans défense comme il s’y attendait, mais protégée par l’armée même qui l’avait mis en déroute quelques heures auparavant. Il dû se rendre à l’évidence : s’il débarquait là, il signait son arrêt de mort. Il ordonna à ses vaisseaux de lever l’ancre et de se replier. Quand le dernier navire perse eut fini de disparaître à l’horizon, les renforts spartiates arrivèrent et découvrirent que tout était terminé.
Ce tumulus contient les corps des Athéniens tombés à Marathon et est toujours visible dans la plaine. D’après les écrits d’Hérodote, les historiens sont portés à croire que c’est à cet endroit que la charge des hoplites rencontra le barrage des flèches perses. Ces derniers utilisent ce tumulus pour calculer les endroits où se trouvaient les deux armées avant et pendant la bataille.
BILAN
Sur le champ de bataille, les Grecs enterraient leurs morts. Leur sacrifice allait devenir une composante essentielle de l’héritage athénien : c’est le souvenir de Marathon qui saurait réunir les esprits grecs quelques années plus tard lorsque la flotte perse reviendrait pour tenter de prendre Athènes de nouveau.
Les historiens n’ont pas de sources perses tangibles à partir desquelles reconstituer la bataille de Marathon. Selon un Perse anonyme cité un chroniqueur antique, la bataille fut un « échec sans importance ». Cette affirmation n’est pas si loin de la vérité. L’armée perse avait été repoussée, mais les Athéniens n’en étaient pas pour autant débarrassés à jamais. La bataille de Marathon n’avait été que la première d’une longue série de mises à l’épreuve rudes pour la ville d’Athènes. En 480 avant J.-C., les Athéniens ne purent qu’être spectateur du brasier qu’y sema Xerxes Ier, fils de Darius.
Marathon marqua néanmoins la première d’une série de victoires grecques lors des guerres greco-perses, qui culminèrent lors des batailles de Salamis, en 480 av. J.-C., et de Platées, en 479 av. J.-C., qui mirent une bonne fois pour toute un terme à la menace perse. Ces événements renforcèrent militairement Athènes et furent également à l’origine d’un renouveau culturel. La victoire de Marathon n’avait pas uniquement été documentée dans les Histoires d’Hérodote, mais était présente dans une l’effusion artistique, sculpturale et architecturale qui avait alors cours. Ils inspirèrent à Eschyle ses Perses, qui prennent place juste après leur défaite ultime.
Eschyle est mort en 456 avant notre ère et le souvenir de cette bataille lui était si cher que son épitaphe ne prend même pas la peine d’indiquer qu’il reçut la récompense du meilleur tragédien lors des Dyonisies. Voici ce qu’on y grava plutôt : « Sous cette pierre gît Eschyle, […] de ses nobles prouesses pourront témoigner les oliviers de Marathon, et les Perses aux longues crinières en savent quelque chose. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.