Quels animaux sont montés dans l’arche de Noé ?

Dans la Bible, seuls deux animaux voient leur nom mentionné lors de l’épisode de l’arche de Noé : le corbeau et la colombe. Ainsi, pendant des siècles, artistes et scientifiques ont mobilisé légendes et sciences émergentes pour combler cette lacune.

De Erin Blakemore
Publication 29 mars 2024, 13:50 CET
Serait-ce une licorne en train de se promener aux côtés des vaches, des éléphants et des ...

Serait-ce une licorne en train de se promener aux côtés des vaches, des éléphants et des girafes sur le pont de l’arche de Noé sur cette peinture à l’huile de Simon de Myle réalisée en 1570 ? La Bible laisse aux artistes comme aux scientifiques le soin d’imaginer quels animaux Noé a bien pu sauver ; les artistes médiévaux en particulier aimaient à représenter des créatures fantaisistes (licornes, dragons en tous genres, etc.)

PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman Images

Un Déluge. Un décret divin. Une ménagerie charismatique. L’épisode de l’arche de Noé, décrit dans la Genèse, est l’un des plus célèbres de la Bible. Mais quels animaux précisément accompagnèrent Noé sur le navire qu’il avait fabriqué de ses propres mains ?

C’est une question compliquée étant donné le silence de la Bible quant aux espèces concernées. Seuls deux animaux sont directement nommés dans la légende ; une colombe et un corbeau, que Noé envoie s’assurer que les eaux du Déluge ont suffisamment reflué pour que la Terre soit habitable.

Cela n’empêcha pas artistes et scientifiques d’émettre de nombreuses hypothèses hautes en couleur, et parfois absurdes, sur les animaux qui auraient réussi à monter dans l’arche. Leurs théories en disent en réalité davantage sur les époques auxquelles elles ont été émises et sur le progrès régulier des découvertes scientifiques que sur l’arche elle-même.

 

REPRÉSENTATIONS MÉDIÉVALES DE L’ARCHE DE NOÉ

La spéculation au sujet des animaux de l’arche de Noé est presque aussi ancienne que la Bible elle-même. La plus ancienne illustration d’un récit biblique qui nous soit parvenue, frappée sur une pièce datant du 3e siècle de notre ère, représente justement l’arche de Noé. Fabriquée là où se trouve de nos jours la Turquie, cette pièce en bronze montre l’arche et deux oiseaux qui feraient référence à la colombe envoyée par Noé.

« Nous sommes naturellement attirés par les histoires comprenant des animaux », observe Elizabeth Morrison, conservatrice des manuscrits au Musée J.-Paul-Getty de Los Angeles et conservatrice de plusieurs expositions sur les illustrations animales au Moyen Âge.

Les esprits médiévaux en particulier étaient fascinés par le monde naturel et attachaient une importance religieuse à chaque aspect de l’histoire de Noé, du symbolisme de l’arche évoquant fortement une église à la prétendue discrimination opérée par Noé entre animaux purs et impurs à bord de son navire. Il n’était pas rare qu’artistes et scientifiques médiévaux dressent des listes de ces animaux – et recueillent des histoires pittoresques qui se rattachaient à l’épisode de l’arche – dans des bestiaires ou dans des livres comportant des messages moraux et des images.

« L’histoire de l’arche de Noé a cet avantage supplémentaire d’être particulièrement spectaculaire, ajoute Élizabeth Morrison. C’est comme la fin du monde, sauf que l’on a l’occasion de sauver des animaux. »

Par conséquent, textes enluminés et tableaux médiévaux débordent de représentations imaginatives de la vie animale au milieu des créatures marines et terrestres qu’on s’imaginait avoir été sauvées grâce à l’arche.

 

VACHES, GIRAFES ET… LICORNES ?

Mais quels animaux en particulier les artistes du Moyen Âge représentaient-ils ? Des artistes européens, peu au fait de l’ampleur et de la diversité réelles de la vie sauvage sur Terre, inclurent des animaux de la vie quotidienne. Par exemple, l’Hexateuque vieil-anglais, manuscrit anglo-saxon du 11e siècle, montre des vaches, des chèvres et des cochons, soit des animaux domestiques européens banals, quitter l’arche par paires.

Cependant, des animaux plus exotiques représentés dans d’autres manuscrits trahissent le contact grandissant de l’Europe avec le reste du monde, d’abord par le biais du commerce et ensuite par celui de l’exploration internationale.

Au 15e siècle, à la cathédrale de Norwich, en Angleterre, des sculpteurs représentèrent Noé accompagné de bétail et d’oiseaux, mais aussi d’un singe ; un animal qui, bien que n’étant pas naturellement présent à ces latitudes septentrionales, était bien connu grâce aux ménageries et aux divertissements de cour en vogue en ces temps-là. Girafes, paons et lions figurent également dans l’iconographie liée à l’arche qui fut produite à cette époque.

Les sculpteurs de Norwich firent monter à bord de l’arche un autre animal, plus fantaisiste : une licorne.

En 1675, Athanase Kircher publia Arca Noë, une analyse de l’histoire de l’arche de Noé. Le scientifique émit l’hypothèse que Noé n’aurait pas eu besoin de sauver les espèces dites « hybrides ». Par conséquent, cette illustration tirée de son ouvrage représente les espèces non hybrides qui se seraient selon lui trouvées à bord de l’arche.

PHOTOGRAPHIE DE Natural History Museum, London, Bridgeman Images

« Au Moyen Âge, on n’avait pas Wikipedia, d’avions à réaction, ni même l’idée de voyager, rappelle Elizabeth Morrison. On n’avait pas vraiment accès à l’information. »

Selon elle, malgré cette perspective limitée, les humains du Moyen Âge aimaient à interpréter les légendes concernant des animaux précédemment inconnus à la lumière de leur propre imagination. Ainsi, des créatures telles que les licornes, les griffons et toutes sortes de dragons sont souvent représentées comme des animaux bien réels dans les bestiaires et dans les textes enluminés où figure l’arche.

 

UNE SCIENCE BALBUTIANTE FAÇONNE LES THÉORIES SUR L’ARCHE DE NOÉ

Au Moyen Âge, certains pensaient peut-être que l’existence de créatures comme les licornes et les dragons était plausible. Mais la légende de l’arche de Noé fut largement considérée comme symbolique, du moins jusqu’à l’après-Réforme, au 16e siècle, période à laquelle des érudits se mirent à y voir un événement littéral de l’Histoire.

La conciliation des détails de l’histoire de Noé avec les nouvelles conceptions scientifiques et avec l’extraordinaire diversité des animaux découverts lors de la période d’essor maritime et aventurier que venait de connaître l’Europe représenta un réel défi pour les intellectuels. Cela conduisit à ce que l’historienne des sciences Ruth Hill appelle « le débat originel, et le plus controversé, sur l’origine des espèces avant Charles Darwin ». On vit ainsi fleurir une multitude de théories concurrentes sur les animaux de l’arche de Noé.

Jean Borrell, mathématicien français également connu sous le nom de Johannes Buteo, affirma par exemple que seuls quatre-vingt-treize types de mammifères avaient embarqué ; le reste, avançait-il, était spontanément sorti de terre et ainsi n’avait pas eu besoin d’être sauvé. Le Jésuite espagnol Benito Pereira avança une théorie similaire selon laquelle de nombreux insectes tels que les mouches n’auraient pas eu besoin de couchettes sur le navire, car elles étaient spontanément générées par les cadavres desquels elles se nourrissaient. L’explorateur britannique Sir Walter Raleigh proposa quant à lui l’hypothèse selon laquelle certaines espèces « hybrides » telles que les mules n’étaient pas présentes sur l’arche, car elles n’existaient tout simplement pas à l’époque.

 

LA FOLIE DE L’HYBRIDITÉ ET LA NAISSANCE DE LA NOTION D’ESPÈCE

Au 17e siècle, il devenait de plus en plus difficile de concilier les nouvelles découvertes scientifiques avec les récits bibliques comme celui de Noé. C’est pourtant précisément la tâche que se donna le polymathe et jésuite allemand Athanase Kircher lorsqu’il composa Arca Noë. Cet ouvrage paru en 1675 traite de tous les aspects intéressant la sélection des animaux de l’arche, leurs conditions de vie et leur environnement matériel.

Les idées d’Athanase Kircher concernant la vie à bord de l’arche furent particulièrement marquantes, notamment parce qu’il poussa à l’extrême l’idée d’« hybridation », nourrie par Sir Walter Raleigh et par d’autres esprits scientifiques. Selon lui, de nombreuses espèces terrestres étaient en réalité des hybrides et avaient pu être laissées sans aucun risque pour leur survie hors de l’arche : parmi celles-ci figuraient notamment les girafes, qui auraient été issues d’un chameau et d’un léopard, et les tatous, produits, disait-il, de l’accouplement entre une tortue et un porc-épic. S'il est utile de le préciser, aucune de ces deux théories n’était vraie.

En raison des possibilités présentées par ces « hybrides », Athanase Kircher imagina que Noé n’aurait eu besoin que de 130 types de mammifères à quatre pattes, de trente espèces de serpents, et de 150 espèces d’oiseaux pour repeupler la Terre après le Déluge. « Kircher poussa son style de recherche aussi loin qu’il le put, c’est-à-dire jusqu’au point de rupture », remarquent les scientifiques Olaf Bredibach et Michael T. Ghiselijn dans la revue Proceedings of the California Academy of Sciences.

Mais dans les faits, les idées d’Athanase Kircher, de Johannes Buteo et d’autres contribuèrent bel et bien à la naissance de la notion d’espèces biologiques au 16e siècle. L’idée était inouïe avant ces expériences de pensée sur la ménagerie de Noé, qui incitèrent des scientifiques tels que Buteo et Kircher à classer et à ranger les animaux afin de savoir s’ils auraient été dignes de monter sur l’arche.

Le concept d’espèce arriva juste au bon moment, car ainsi que le fait remarquer Ruth Hill, l’idée que tous les animaux auraient pu être passagers de l’arche était rapidement en train de devenir « hautement invraisemblable ». Après des siècles de regards tantôt fantaisistes, tantôt analytiques sur les animaux bibliques, scientifiques et artistes finirent par aller de l’avant, laissant sans le savoir derrière eux des pierres angulaires cruciales dans notre compréhension du monde naturel.

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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