Artemisia Gentileschi, la première grande peintre de l'Histoire
Les peintures d'Artemisia Gentileschi étaient audacieuses, vibrantes et parfois violentes. Son talent indéniable lui a permis de dépasser les préjugés de genre pour asseoir sa notoriété.
En voulant conjuguer l'art au féminin, Artemisia Gentileschi avait conscience du parcours qui l'attendait. En 1649, elle écrivait d'ailleurs à son commanditaire Antonio Ruffo, « J'ai bien peur qu'avant d'avoir vu le tableau vous ne m'ayez trouvée arrogante et présomptueuse […] Vous me trouvez pitoyable car avant même de poser les yeux sur son travail, le nom d'une femme soulève des doutes. »
À 56 ans, elle avait accompli ce qui relevait presque de l'impossible pour une femme dans l'Italie du 17e siècle : devenir une peintre reconnue et prospère. Pourtant, malgré l'admiration suscitée par son travail, elle se trouvait encore parfois blessée par les préjugés à l'égard de son genre, comme le montrent les lettres adressées à Antonio Ruffo. Elle devait également lutter contre d'autres démons de son passé, une lutte dont elle a su exprimer les stigmates à travers ses plus grandes œuvres. (À lire : Catherine Sforza, la guerrière qui défia les Borgia.)
Artemisia Gentileschi est née à Rome en 1593. Son père, Orazio, était un peintre très respecté. Sa mère meurt en 1605 ; Orazio ne se remariera pas. À 12 ans, Artemisia devient la matriarche de la famille Gentileschi.
Comme de nombreuses jeunes filles de l'époque, elle menait une vie séquestrée, rarement autorisée à mettre le pied dehors, si ce n'était pour se rendre à l'église. Elle échappa au couvent et passa de longues heures dans l'atelier de son père qui occupait une partie de leur demeure. Les femmes étaient apprenties dans les ateliers d'artistes, une pratique courante pour les aspirants peintres masculins de l'époque. Elle consolida son talent naturel pour la peinture en étudiant aux côtés de son père. (À lire : Une découverte archéologique prouve l'existence de femmes scribes au Moyen-Âge.)
L'art italien qui a bercé l'enfance d'Artemisia avait été secoué par le dynamisme, la flamboyance et la théâtralité de l'artiste baroque Michelangelo Merisi de Caravaggio, plus connu sous le nom de Le Caravage en français. Orazio était un fervent admirateur de ce peintre dramatique et l'influence de ce dernier apparaît comme une évidence dans l'œuvre d'Orazio et de sa fille. Témoins d'un génie précoce, les premiers tableaux d'Artemisia laissent clairement entrevoir le style caractéristique du Caravage, à l'image de sa représentation d'une scène biblique intitulée « Suzanne et les vieillards » (1610), qu'elle achève à tout juste 17 ans.
VIOLENCE ET VENGEANCE
Vers 1612, Artemisia se lance dans la représentation d'un sujet populaire : une histoire tirée de la bible, celle de Judith décapitant Holopherne qui menace de détruire sa cité. Dans cette histoire, le général assyrien Holopherne épris de passion pour la jeune veuve Judith demande à ce qu'elle soit envoyée à sa tente mais finit par s'assoupir à force d'enivrement. Afin de protéger sa vertu et son peuple, elle le décapite. Ce sujet était très populaire parmi les artistes de la Renaissance, le Caravage y compris. Nombreux sont les historiens de l'art à penser qu'Artemisia avait des raisons personnelles de peindre cette scène violente.
Agostino Tassi était un jeune peintre qui se lia d'amitié avec Orazio lorsqu'ils travaillaient tous deux sur une fresque dans le palais du cardinal Scipione Borghese. Orazio demanda à Tassi s'il voulait bien former Artemisia aux techniques de la perspective. Tassi accepta l'offre. En 1611, alors que le père de la jeune femme s'était absenté pour le travail, Tassi parvint à convaincre son chaperon de les laisser seuls pendant leur leçon. Celui-ci s'en alla et Tassi viola Artemisia. À son retour, Orazio dénonça son ancien ami aux autorités. Tassi fut jugé en 1612.
Une transcription du procès dans son intégralité a traversé les âges. Elle comprend notamment le témoignage d'Artemisia Gentileschi : « Cela fait, il me renversa sur le bord du lit en m’appuyant une main sur la poitrine et me mit un genou entre les cuisses pour que je ne puisse pas les serrer. » Dans le sillage confus de l'agression, Tassi avait promis qu'il épouserait Artemisia. Plutôt que la violence de l'agression, c'est finalement la promesse brisée du mariage qui sera principalement reprochée à Tassi.
Le procès fut extrêmement déplaisant pour Artemisia qui n'eut d'autre choix que de se soumettre à un humiliant examen pelvien. L'époque à laquelle elle vivait considérait par ailleurs que la torture était une méthode acceptable d'interrogatoire. Alors qu'elle subissait le supplice des sibili, une corde attachée à la main dont elle se servait pour peindre, elle se tourna vers Tassi et lança dans un cri : « C'est donc ça l'anneau que vous m'aviez promis, ce sont donc là vos promesses ! »
Tassi fut reconnu coupable et condamné à l'exil, mais plus tard il fit jouer ses relations pour regagner Rome. Peu de temps après le procès, Artemisia se maria avec Pierantonio Stiattesi, un peintre florentin dont le talent était bien inférieur à celui de son épouse. Le degré d'affection porté par Gentileschi à cet homme reste encore trouble aujourd'hui ; leur union a pu être le fruit d'un arrangement visant à détourner les regards du scandale causé par le procès. Quoi qu'il en soit, le couple emménagea à Florence, loin de Rome et de ses violents souvenirs.
SUCCÈS FLORENTIN
Installée à Florence dans un mariage respectable, Artemisia donna naissance à deux filles qui allaient plus tard suivre le chemin tracé par leur mère. Elle reprit sa carrière en tant que peintre. En dépit de son talent colossal, il lui fallait toujours compter sur une aide masculine pour faire évoluer sa carrière. Dans une lettre adressée en 1612 à la puissante Christine de Lorraine, mère de Cosme II de Médicis, Grand-duc de Toscane, Orazzio dressait le portrait suivant de sa fille : « Artemisia est devenue si habile que je n'ai aucun mal à affirmer qu'elle est aujourd'hui sans égal. En effet, elle a produit des œuvres qui démontrent un degré de compréhension que même les grands maîtres de la profession n'ont peut-être pas atteint. »
Par la suite, Gentileschi s'associe à certains des Florentins les plus illustres de son temps, comme l'astronome Galileo Galilei ou l'écrivain Michelangelo Buonarroti le Jeune. Ce dernier, grand neveu de Michelangelo, lui commande le tableau « Allégorie de l'Inclination » pour la Casa Buonarotti. La femme dénudée qu'elle peint est si réaliste (un autoportrait selon certaines sources) que des vêtements seront plus tard ajoutés pour couvrir certaines parties du corps. Première femme à jouir de ce privilège, elle entre à l'académie du dessin de Florence en 1616 avant de s'établir comme l'une des références du style moderne de l'époque. (À lire : La chapelle Sixtine, le chef-d'œuvre de Michel-Ange.)
Deux caractéristiques notables du travail de Gentileschi ont été inspirées par l'œuvre du Caravage : le ténébrisme, l'utilisation des contrastes de la lumière et de l'obscurité profonde pour produire un effet d'intense émotion ; et la représentation réaliste des figures humaines. Alors que le Caravage avait rallié à sa cause un grand nombre d'imitateurs et de disciples, Artemisia parvint à intégrer ses prouesses stylistiques tout en développant son propre langage.
Son aptitude à exprimer avec précision la perspective psychologique apparaît clairement dans deux tableaux peints en 1620 : « Yaël et Siséra », qui représente une scène du Livre des Juges dans laquelle une femme israélite prénommée Yaël tue un général ennemi. Artemisia a également peint une autre version de sa « Judith décapitant Holoferne » de 1612-1613. Cette seconde représentation de l'histoire de Judith coïncide avec le retour en 1620 de l'artiste à Rome, lieu de son enfance, du viol dont elle a été victime et du procès qui s'en est suivi.
Dans la deuxième version du tableau, on décèle l'évolution artistique d'Artemisia. La composition des personnages y est plus affinée ; mais le changement qui saute peut-être le plus aux yeux est la représentation du sang. Dans son premier tableau, le sang forme une flaque sous la nuque d'Holoferne alors que dans le second, il jaillit violemment avec de vifs traits de peinture rouge sur la toile. (À lire : 6 autoportraits de femmes qui ont changé le monde.)
UNE VIE INDÉPENDANTE
Artemisia et son époux se sont finalement séparés et l'artiste a ainsi pu profiter d'une indépendance unique pour l'époque. Elle voyageait souvent en compagnie de ses deux filles, passant du temps à Naples ou à Venise. En 1638, sur l'invitation du roi Charles Ier, elle rejoint son père Orazio à Londres où les deux artistes collaborent pour peindre les plafonds de la Casa delle Delizie dans la Maison de la Reine à Greenwich. À la mort de son père, Artemisia décide de rester en Angleterre. Les portraits qu'elle peignait étaient si somptueux et d'une telle qualité technique que sa renommée surpassa celle de son père, d'après un biographe contemporain. Elle retourne en Italie vers 1640 ou 1641 et vit à Naples jusqu'à sa mort en 1652.
Pendant de nombreuses années après sa mort, son œuvre est oubliée, ignorée ou attribuée à d'autres artistes. Ainsi, sa version de 1612 du tableau « Judith décapitant Holopherne » a souvent été attribuée au Caravage et pendant de nombreuses années, c'est son père que l'on créditait pour « Suzanne et les vieillards ». Il faudra attendre le début du 20e siècle pour voir renaître l'admiration et le respect envers cette artiste qui se place aisément parmi les plus remarquables et les plus talentueux des peintres baroques.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.