Balais, chaudrons et chapeaux pointus : les origines de l’attirail des sorcières
Pour les Européens de l’époque moderne, la sorcellerie et le surnaturel étaient bien réels. Et lorsque les temps étaient difficiles, on ne se privait pas pour attribuer ses malheurs aux sorcières.
Deux personnes en costume de sorcière à Fribourg, en Allemagne, vers 1950.
Comment définir une sorcière ? Il ne suffit pas pour l’être de se vêtir de noir, de porter un grand chapeau pointu, puis d’enfourcher un balai. C’est un concept qui transcende celui de vieille femme criblée de verrues ou de sirène envoûtante. L’histoire de cet archétype de la culture populaire peut grandement nous renseigner sur l’influence persistante des chasses aux sorcières de l’époque moderne ainsi que sur notre fascination pour ces figures emblématiques.
Voici comment chaudrons, chapeaux pointus, balais et chats noirs devinrent des éléments indispensables de l’attirail de la sorcière idéale.
LES CHAUDRONS
Noir comme le plus profond de la nuit. Suffisamment grand pour pouvoir accueillir des yeux de tritons et tout ce que l’on peut imaginer d’ingrédients au nom inquiétant. Aussi immense et lourd soit-il, son contenu recèle de tels pouvoirs qu’il semble invariablement s’agiter et bouillonner, allant jusqu’à chercher à s’élever au-dessus de son bord. Voilà qui caractérise un chaudron de sorcière.
Si les chaudrons peuvent sembler indissociables de l’attirail servant à concocter potions et autres sortilèges, ces récipients étaient en fait autrefois un élément banal de la vie domestique. Dans chaque cuisine on en trouvait un suspendu au-dessus du feu que la femme de la maison utilisait pour préparer le dîner. Paradoxalement, c’est peut-être pour cela qu’ils sont si effrayants. « La sorcellerie, genrée aussi fixement qu’elle l’est, incarne les angoisses vis-à-vis de la maternité, de la sexualité et de la nourriture », explique Haley Bowen, historienne de l’Université Northwestern.
Deux sorcières, l’une chevauchant un balai et l’autre un bâton, ornent les marges d’un poème du 15e siècle, « Le Champion des dames » de Martin le Franc. Les représentations de sorcières dans les publications médiévaux cimentèrent le lien entre les balais et celles-ci dans l’imaginaire populaire.
Le lien entre sorcières et chaudrons pourrait être apparu au crépuscule du 15e siècle. En 1489, l’avocat allemand Ulrich Molitor publia De Lamiis et Phitonicis Mulieribus (Des Démons et des sorcières), le premier ouvrage illustré sur la sorcellerie. Il s’agit d’une réfutation du Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières), publié quelques années auparavant par le frère dominicain allemand Johann Sprenger et le frère dominicain et inquisiteur autrichien Heinrich Kramer. La sorcellerie, proclamait ce dernier, était la pire de toutes les hérésies : elle exigeait une dévotion du corps et de l’âme au mal, l’abandon du christianisme et le sacrifice de nourrissons non baptisés à Satan. L’ouvrage d’Ulrich Molitor présente quant à lui une série de gravures sur bois dont le but est de contredire les perceptions de ce type et de démystifier les idées populaires sur l’apparence et le comportement des sorcières. Mais par le jeu des réimpressions multiples et d’une large distribution qui exposa le public à des stéréotypes de manière répétée, ces représentations se consolidèrent au lieu d’être ébranlées.
L’une des images figurait deux sorcières devant un chaudron. « L’image de la sorcière est particulièrement stable dans notre imagination […] Le pouvoir de cette iconographie est vraiment dû à cette cristallisation précoce juste après l’invention de la presse d’imprimerie », ajoute Haley Bowen.
À la fin du 16e siècle, catholiques comme protestants croyaient que les sorcières faisaient des pactes avec Satan afin d’obtenir des pouvoirs. L’un de ces pouvoirs était la capacité à concocter des potions dans des chaudrons. Ainsi, une image de femmes réunies autour d’un chaudron devint synonyme de sorcellerie. Ce stéréotype du chaudron fut si pénétrant, persistant, et s’ancra si rapidement qu’il s’immisça dans les tentatives de Shakespeare de se faire bien voir du roi Jacques Ier, qui avait une peur bleue des sorcières. Il n’est sans doute pas de rapprochement entre sorcières et chaudrons plus emblématique que celui fait dans la première scène du quatrième acte de Macbeth, pièce du célèbre dramaturge représentée pour la première fois en 1606, lorsque trois femmes terrifiantes chantent ceci sur la lande embrumée :
« Redoublons, redoublons de travail et de peine / Brûle, feu ; bouillonne, chaudron. »
CHAPEAUX POINTUS ET VERRUES
Prenez n’importe quel train de banlieue en direction de Salem, dans le Massachussetts, en particulier autour du 31 octobre, et vous submergé par des vagues de chapeaux pointus allant rendre hommage à ce qui est sans doute la ville la plus sorcière du monde.
Où commence l’histoire de cette chapellerie féminine ? Voilà une question à laquelle il est bien difficile de répondre.
Selon Walter Stephens, professeur d’études italiennes à l’Université Johns-Hopkins, les sorcières s’habillent en noir, car c’est la couleur de la nuit et de la peur. Considération plus terre-à-terre, le noir était également une couleur de vêtement fréquente – et économique – facile à trouver. Mais lorsque l’on cherche à savoir pourquoi leurs chapeaux sont pointus et surdimensionnés, les choses se compliquent. L’Histoire recèle un nombre proprement ahurissant de sources potentielles sur ce sujet. Selon Walter Stephens, ces chapeaux particuliers pourraient venir des bonnets d’âne qu’on forçait les hérétiques à porter ou bien peut-être de couvre-chefs puritains du 17e siècle typiques du style pilgrim. Les chapeaux coniques noirs à bord large faisaient également partie de l’attirail quotidien des membres d’une nouvelle religion du 16e siècle : le quakerisme, courant accusé de verser dans des activités sataniques et dans la sorcellerie par les puritains. Au Moyen Âge, il n’était pas rare de voir les femmes de la noblesse vêtues au goût du jour porter des hennins hauts et fuselés, une tendance qui finit par gagner les campagnes. Selon certains historiens, le chapeau pointu noir viendrait d’un couvre-chef similaire porté au Moyen Âge par les tenancières de brasseries, qui dominaient le commerce brassicole en Angleterre (et occupaient une position aux marges de la société), pour faire en sorte d’être vues sur les places de marché.
D’autres théories sont moins inoffensives et rapportent ce phénomène aux préjugés antisémites. Selon certaines, le chapeau pointu pourrait dériver d’une coiffe conique, le judenhut, que les Juifs étaient contraints de porter pour pouvoir être facilement identifiés dans l’Europe médiévale du 13e siècle. En 1431, la loi hongroise imposa aux sorcières reconnues coupables de sorcellerie de porter ces « calottes juives à corne » en public, et ce dès la première condamnation. D’ailleurs, le nez crochu des sorcières pourrait bien lui aussi être apparenté à des stéréotypes sur les Juifs. Selon certains universitaires, il pourrait s’agir d’une caricature du nez aquilin utilisé pour représenter les Juifs, qui, comme les sorcières, furent persécutés durant le Moyen Âge.
Et quid de la tendance à affubler les sorcières de verrues ? Selon certains historiens, celles-ci seraient de probables descendantes de la « marque de la sorcière », allusion à une troisième mamelle que les sorcières destinaient à l’allaitement de leurs compagnons (les animaux qui les assistaient).
CHATS NOIRS, ARAIGNÉES ET CRAPAUDS…
À l’époque moderne, les habitants des îles britanniques et de l’Europe croyaient en l’existence de la sorcellerie et du surnaturel, et lorsque les temps étaient difficiles, on ne se privait pas pour attribuer ses malheurs aux sorcières. Mauvaises récoltes ? Bétail malade ? Les infortunes de ce type pouvaient être causées par la magie nocive d’une sorcière, croyait-on. Les premières chasses aux sorcières et accusations de sorcellerie furent lancées au début du 15e siècle et se poursuivirent durant 300 ans. Au 17e siècle, les superstitions vis-à-vis de la sorcellerie redoublèrent en intensité ; selon les croyances populaires et intellectuelles, le diable et ses serviteurs étaient partout présents. De 1400 à 1750, 50 000 à 100 000 innocentes d’Europe continentale et des îles britanniques furent accusées de sorcellerie et mises à mort, généralement par le feu ou par pendaison.
Selon la croyance populaire, une fois son pacte avec le diable conclu, la sorcière se voyait offrir un compagnon, c’est-à-dire un animal, doué de toutes sortes de pouvoirs magiques. On les appelait parfois « diablotins ». Une sorcière était également susceptible d’hériter du compagnon d’une autre sorcière. Parfois, il arrivait même que les sorcières se les partagent. Les chats noirs semblent aujourd’hui l’incarnation la plus évidente de ces compagnons, mais il pouvait aussi bien s’agir de crapauds, de rats, de souris, de chouettes, de chiens, d’oiseaux, de chèvres, voire d’araignées, de mouches ou d’escargots.
Thanatopsis, le chat de l’émission « Tales of the Black Cat », diffusée sur CBS. New York, 3 avril 1951. À l’époque moderne, dans les îles britanniques, on croyait que le diable offrait des compagnons (c’est-à-dire des animaux) aux sorcières, par exemple des chats noirs, doués de toutes sortes de pouvoirs magiques.
De même que la sorcière accomplissait la volonté de Satan, ainsi les compagnons obéissaient à celle-ci. Ils pouvaient servir de messagers, d’assistants, voire d’espions. Beaucoup portaient des noms assez mémorables, notamment consignés par Matthew Hopkins, autoproclamé « chasseur de sorcières en chef » responsable de la mort de centaines de femmes au 17e siècle : Pyewacket, Peck in the Crown, Griezel Greedigut ou encore Vinegar Tom.
Ces compagnons reviennent souvent dans les témoignages donnés lors de procès en sorcellerie. On les considérait comme l’un des éléments les plus révélateurs de la pratique de la magie noire par une prévenue. Par exemple, en 1566, Agnes Waterhouse, veuve habitant le village d’Hatfield Peverel, en Angleterre, avoua posséder un chat nommé Satan dont elle s’était servie pour tuer et blesser des personnes. En 1645, Hellen Clark avoua lors de son procès que le diable s’était présenté chez elle sous la forme d’un chien blanc qu’elle appelait Elimanzer. En ce qui concerne Margaret et Philippa Flower, les sorcières de Belvoir, le simple fait d’avoir nourri leur chat Rutterkin fut retenu comme preuve dans le procès qui leur fut intenté.
Il faut voir dans cette alliance un arrangement mutuellement bénéfique : les sorcières avaient un compagnon qui les assistait dans leurs méfaits, et ces derniers avaient un endroit où vivre et de la nourriture à foison. On apprit que certains mangeaient de la nourriture humaine, comme du pain et du lait. Mais la plupart des compagnons avaient plutôt coutume de se nourrir sur leur sorcière même : téter un doigt, un grain de beauté ou une verrue faisait généralement l’affaire.
C’est la présence d’une troisième mamelle, que l’on pensait exclusivement destinée aux compagnons, qui servait souvent lors des procès, notamment en Angleterre et en Écosse aux 16e et 17e siècle, à prouver qu’une sorcière était bel et bien une sorcière. (Bien que souvent la seule présence d’un petit animal suffisait pour la faire condamner).
Parfois, il était difficile de savoir si un animal était un compagnon ou bien une sorcière métamorphe ; cela pouvait notamment être le cas avec les légendaires chats noirs auxquels la croyance populaire prêtait de tels pouvoirs. Cette idée a des origines anciennes. Hécate, déesse de la sorcellerie, aurait eu pour animal domestique un chat. Les chats noirs furent officiellement déclarés incarnations de Satan dans une bulle pontificale du 13e siècle, la Vox in Rama. En 1486, le Malleus Maleficarum abonda en ce sens ; les chats sont, peut-on y lire, « dans les Écritures, un symbole fort à propos du perfide […], car les chats se tendent constamment des pièges les uns aux autres ». Il établit en outre un lien explicite entre ces derniers et les sorcières : « À cet égard, on peut se demander si ces démons apparurent ainsi, déjà formés, sans la présence des sorcières, ou si les sorcières étaient effectivement présentes et furent converties par quelque charme en ces bêtes. » Pourtant, selon certains historiens, le lien entre chat noir et sorcières a une origine plus pratique et plus banale : dans l’obscurité, la nuit, les chats noirs faisaient d’efficaces chasseurs de souris.
ET BIEN SÛR... UN BALAI
Voilà une idée fausse mais largement répandue. Jamais les sorcières ne volèrent sur des balais. L’origine de cette association erronée est peut-être aussi tristement banale que ce fait : seules les femmes se servaient d’un balai pour faire le ménage. Ou bien est-elle mercantile : au Moyen Âge les brasseuses laissaient un balai à l’extérieur de leur établissement pour indiquer que de la bière était en vente à l’intérieur.
Toutefois, on considérait que les sorcières avaient à leur disposition d’autres moyens que le balai pour s’envoler. Des animaux tels que les chèvres, qui représentaient Satan, les bâtons de cuisson et d’autres objets en bois pouvaient également servir, pensait-on. En 2019, l’historienne Julian Goodare faisait observer dans National Geographic que lors du procès de Margaret Watson, qui se tint en 1644, furent consignés les détails surprenants suivants : « Tu as reconnu que […] Mallie Paterson avait volé sur un chat, Janet Lockie sur un coq, ta tante Margaret Watson sur une branche d’aubépine, et toi-même sur un fagot de paille, et Jean Lachlan sur une branche de sureau. »
L’imaginaire populaire autour des modes de déplacement des sorcières inspira des artistes européens dont les œuvres influencèrent à leur tour les conceptions du public. Le De Lamiis et Phitonicis Mulieribus (Des démons et des sorcières) d’Ulrich Molitor fut peut-être la première œuvre à imprimer la notion de la sorcière en vol dans la mémoire collective à la fin du 15e siècle, notamment grâce à l’incorporation des images de trois sorcières métamorphes volant sur une fourche et d’un sorcier chevauchant un loup. « La Sorcière », œuvre d’Albrecht Dürer réalisée vers 1500, figure une subversion de l’ordre naturel des choses en opposant diamétralement la direction du regard d’une sorcière et de la chèvre qu’elle chevauche en sens inverse. Francisco Goya, sur la soixante-huitième gravure de ses « Caprices », montre une vieille femme rabougrie apprenant à une jeune sorcière séduisante à voler sur un balai.
Mais c’est le septième art qui donna au monde l’image la plus emblématique d’une sorcière volant sur un balai : celle de la méchante sorcière de l’Ouest du Magicien d’Oz écrivant dans le ciel « Surrender Dorothy » (« Rends-toi Dorothy ») avec la fumée noire qui s’échappe de son balai. Oseriez-vous douter qu’une créature si maléfique puisse voler ?
Des parties de cet article ont initialement paru dans le livre de The History of Witchcraft, de Johnna Rizzo © 2024 National Geographic Partners, LLC.