Les trésors archéologiques qui ont survécu aux attentats du 11 septembre
Près d'un million d'artefacts couvrant quatre siècles de l'histoire de New York étaient stockés dans les sous-sols du Six World Trade Center, un petit bâtiment qui se trouvait à côté des Twin towers.
L'épave fumante du World Trade Center vue le 25 septembre 2001. Les attentats du 11 septembre ont tué des milliers de New-Yorkais et détruit des centaines de milliers d'objets de valeur culturelle et historique, y compris toute la collection archéologique de Five Points.
En 1992, l'archéologue de la ville Sherrill Wilson cherchait un espace pour ouvrir un laboratoire et un centre de recherche dans le World Trade Center, et on lui suggéra de s'intaller au 67e étage de la tour nord. Wilson frissonna, se souvenant des gens qu'elle avait vu sauter d'une fenêtre pour échapper à un incendie. Elle avait aussi entendu parler d'un groupe de scouts qui avait récemment été coincé dans un ascenseur du World Trade Center pendant quelques heures. En tant que responsable de l'information publique pour le projet New York African Burial Ground - un cimetière récemment escavé de milliers d'Africains réduits en esclavage et affranchis - Wilson accueillait régulièrement des écoliers désireux d'en savoir plus sur l'évolution de la ville de New York.
Pour ces raisons entre autres, elle a même refusé de visiter l'espace proposé au 67e étage. « J'ai répondu : "Je suis une mère célibataire de trois enfants et ils s'attendent à ce que je rentre à la maison à la fin de la journée." » En lieu et place, le projet African Burial Ground s'est installé dans une partie du rez-de-chaussée et du sous-sol du Six World Trade, un immeuble de huit étages à côté du World Trade Center qui abritait un certain nombre de bureaux fédéraux. Un an plus tard, en 1993, Wilson a senti le sol de son laboratoire trembler à cause d'une tentative d'attentat à la bombe qui visait le World Trade Center. Huit ans plus tard, la façade de la tour nord est tombée sur Six World Trade et a détruit des milliers d'artefacts.
De la fumée s'échappe du site de la tour nord du World Trade Center cinq jours après les attentats terroristes. À gauche se trouvent les vestiges du Six World Trade, qui a été détruit par la chute de débris. Six World Trade abritait un grand laboratoire d'archéologie utilisé pour étudier les artefacts découverts pendant la construction de la ville de New York.
Près de 3 000 personnes sont mortes au matin du 11 septembre 2001, lorsque deux avions ont heurté les Twin Towers dans le sud de Manhattan. Dans les semaines et les mois qui ont suivi, les historiens ont tenté de faire le point sur les centaines de milliers d'objets historiques disparus parmi les débris. Ces artefacts racontaient l'histoire des origines de la ville de New York, l'histoire des hommes et des femmes réduits en esclavage et des travailleurs immigrés qui ont fait de la ville une mégalopole.
UNE HISTOIRE POIGNANTE
La découverte du cimetière africain en 1991, lors de la construction d'un immeuble de bureaux fédéraux près de l'hôtel de ville, a permis de prouver que des Noirs habitaient la ville de New York bien avant la fin de la guerre de Sécession (ce dont beaucoup doutaient). Les artefacts mis au jour ont permis de prouver la présence d'une grande communauté africaine et de révéler une image brutale de l'esclavage auquel étaient soumis les jeunes Noirs asservis dans le but d'édifier une grande ville industrielle.
Au début des années 1800, une intersection connue sous le nom de Five Points était réputée pour les crimes qui y avaient lieu, la prostitution et la pauvreté. Cette représentation du quartier malfamé en 1827 par McSpedon & Baker a été publiée dans Valentine's Manual, un annuaire de la ville de New York.
Au début des années 1600, les colons hollandais ont donné un terrain marécageux de 24 000m² à l'extrémité sud de l'île de Manhattan aux esclaves affranchis pour enterrer leurs morts, le plus souvent de nuit, car la loi interdisait les rassemblements de plus de quatre esclaves. En 150 ans, environ 15 000 Africains affranchis y ont été enterrés. Aujourd'hui, il se trouve sous le quartier financier de Manhattan.
Les ossements mis au jour dans le cimetière racontent les conditions de vie des hommes et des femmes réduits en esclavage. Les chercheurs ont découvert qu'en une seule génération, des traditions africaines distinctives, comme le limage des dents, avaient pratiquement disparu. Les os portaient des preuves physiques d'un travail difficile et dangereux, y compris des fractures du crâne causées par de lourdes charges. L'espérance de vie moyenne était comprise entre 24 et 26 ans.
Les découvertes du cimetière africain ont été analysées dans le laboratoire de Sherrill Wilson dans le sous-sol du Six World Trade. Après avoir été documentés, les artefacts, les échantillons de sol et les fragments de cercueils ont été stockés dans le sous-sol du bâtiment. Les restes humains ont été envoyés à l'Université Howard à Washington DC pour une analyse plus approfondie.
UN « NID DE VIPÈRES »
En 1991, année où le cimetière africain a été mis au jour, une autre découverte archéologique a été faite sur le site voisin. Sous un parking, les chercheurs ont découvert les vestiges de Five Points, l'un des quartiers les plus densément peuplés du monde et le quartier le plus malfamé de Manhattan au 19e siècle.
Une tasse de thé en porcelaine pour enfant découverte par des archéologues dans des latrines remplies de détritus appartenant à des locataires irlandais au 474 Pearl Street. De nombreux artefacts découverts lors des fouilles de Five Points contredisaient l'opinion populaire selon laquelle le quartier était un « repaire de voleurs ».
Pipe en terre mise au jour au 474 Pearl Street.
Tête d'une pipe en terre excavée à Five Points représentant un personnage de la mythologie classique, sans doute un dieu grec ou romain.
Des billes trouvées à Five Points indiquaient l'existence de familles ouvrières qui avaient les revenus nécessaires pour acheter de petits objets de luxe à leurs enfants.
Dans l'imaginaire populaire new-yorkais, Five Points était célèbre bien avant le film Gangs of New York de Martin Scorsese, sorti en 2002. Les journaux du milieu des années 1800 le surnommaient le « nid de vipères ». Des visiteurs comme Charles Dickens ont décrit le quartier des immigrants allemands et irlandais comme un foyer de crime, de violences et de prostitution. Pour les nantis new-yorkais, ce quartier justifiait leur mépris des immigrés et de la classe ouvrière.
Les riches remplissent souvent les archives historiques de leurs propres artefacts et points de vue, tandis que l'héritage des classes ouvrières est rarement préservé. Mais le site Five Points – qui comprenait les restes de 14 propriétés diverses, de la maison d'un rabbin à une maison close – a livré plus de 850 000 artefacts de la classe ouvrière. Pour les archéologues, la collection stupéfiante d'objets du quotidien comme des bouteilles de soda, des services à thé, des dés à coudre et des encriers était une découverte presque miraculeuse dans une ville constamment démolie et reconstruite.
Les artefacts de Five Points ont rejoint le projet African Burial Ground dans le laboratoire du sous-sol du Six World Trade, auquel la ville de New York a fourni un espace et un financement pour poursuivre le travail d'analyse. Les stéréotypes que l'on avait sur Five Points ont été confrontés à la réalité. Les objets que les archéologues ont catalogués ont permis d'appréhender une vie quotidienne très différente de celle présentée dans les journaux du 19e siècle. Des centaines et des milliers d'artefacts mis au jour dans le quartier - des morceaux de tissus, des peignes à cheveux ornementaux, des tasses à thé avec des messages exhortant les petits garçons à être sages - a émergé une image de familles récemment arrivées à New York et essayant de se sortir de la pauvreté.
« Ces gens, qui étaient censés être des criminels, dressaient leurs tables avec des plats assortis et offraient des jouets aux enfants, tout comme la classe moyenne » révèle l'archéologue Rebecca Yamin, qui a dirigé le projet Five Points. « Les gens qui vivaient à Five Points avaient été mal jugés par les observateurs de la classe moyenne. »
Des hommes se tiennent devant un hébergement à très bas prix. Les habitants de Five Points étaient en grande partie Irlandais et Allemands au milieu des années 1800. Les médias ont pointé la réputation miteuse du quartier comme un avertissement contre la montée de l'immigration.
Après cinq ans de fouilles, d'analyses et de documentation, les archéologues ont stocké les centaines de milliers d'artefacts de Five Points dans le sous-sol du Six World Trade en attendant une future exposition permanente au Seaport Museum sur le front de mer de Manhattan.
UNE HISTOIRE PERDUE
Le matin du 11 septembre 2001, Sherrill Wilson était dans un train de banlieue en direction de la ville lorsque le conducteur a annoncé que deux avions avaient heurté le World Trade Center. Aux milliers de New-Yorkais morts ce jour-là s'ajoutaient des morceaux d'histoire inestimables, à jamais disparus, y compris les archives de l'autrice Helen Keller, les archives de l'Autorité portuaire de New York et du New Jersey, et des œuvres de Picasso et Rodin qui ornaient les murs des plus grandes entreprises financières de la ville.
En 1991, des centaines de tombes d'Africains réduits en esclavage et affranchis ont été exhumées lors de la construction d'un immeuble de bureaux dans le quartier financier de New York. Aujourd'hui, un monument marque le site où les restes de 419 hommes, femmes et enfants ont été réinhumés.
Les symboles sur les murs du monument national du cimetière africain reflètent les identités variées des Africains réduits en esclavage qui ont aidé à construire la ville de New York. Le monument est le plus grand et le plus ancien lieu de sépulture excavé pour les Africains asservis en Amérique du Nord.
En rentrant chez elle, Sherrill Wilson a appris que la tour nord s'était effondrée sur le Six World Trade, laissant un cratère fumant dans le bâtiment de huit étages. Alors qu'elle regardait les images de son bureau éventré sur CNN, elle était rassurée de savoir que les restes humains du cimetière africain étaient en sécurité à l'université Howard à Washington DC.
Début novembre, les employés de la ville sont arrivés sur les vestiges du Six World Trade pour récupérer ce qu'ils pouvaient. Parmi les objets retrouvés figurait la collection presque complète d'artefacts du cimetière africain, stockée dans une centaine de boîtes ; 200 boîtes supplémentaires ont été récupérées dans la collection Five Points, mais elles ne contenaient que des enregistrements papier de chaque artefact. Les objets eux-mêmes ont été détruits.
Compte tenu du coût humain de ces attentats, Rebecca Yamin n'a été ni surprise ni contrariée que 850 000 fragments de vie de ce quartier qu'elle et d'autres avaient si soigneusement déterrés aient disparu à jamais.
« Nous devons nous rappeler que le 11 septembre a vraiment balayé la mémoire de cette partie de la ville », dit-elle. « Un passé perdu est toujours dramatique. Evidemment ce n'est pas comparable à des vies humaines. Mais c'est une perte de compréhension de ce que nous sommes et de nos origines. »
« On ne pensait pas que dans une ville comme New York, il y aurait quoi que ce soit enterré qui puisse être détruit ainsi » , ajoute l'archéologue.
Des équipes de nettoyage au milieu des décombres de Ground Zero en novembre 2001. Lorsque les tours du World Trade Center se sont effondrées, on ne savait pas ce qui était arrivé à près d'un million d'artefacts stockés dans le sous-sol d'un bâtiment voisin.
DERNIER LIEU DE REPOS
Dans le Lower Manhattan, un monument en granit se dresse à l'ombre d'imposants gratte-ciel. D'un côté, sept tumulus s'élèvent sur un parterre. Au-dessous d'eux se trouvent les restes humains du cimetière africain.
Les ossements ont été réinhumés dans le cimetière d'origine à Manhattan en 2003, après leur analyse à l'Université Howard. Le contenu de la centaine de boîtes récupérées sur le site du Six World Trade après les attentats - des échantillons de sol, des morceaux de cercueils entre autres artefacts - ont également été transportés au laboratoire de recherche W. Montague Cobb de l'Université Howard, où ils sont toujours à l'étude aujourd'hui, 30 ans après leur découverte et 20 ans après avoir résisté à la destruction du World Trade Center.
Carter Clinton, un explorateur National Geographic, examine actuellement les échantillons de sol de sépultures pour reconstituer le microbiome humain des personnes qui ont été enterrées là il y a environ 400 ans.
Encore plus que les restes humains - qui peuvent révéler l'âge, le sexe et certaines maladies, notamment des fractures osseuses - le microbiome humain peut révéler une image plus nuancée de ceux qui y ont été enterrés, comme leur régime alimentaire (principalement des légumes), leur environnement (déchets toxiques à proximité des usines) et leur état de santé (gastro-entérite, salmonelle et maladies respiratoires).
« C'est notre dernier espoir de comprendre la vie de ces hommes et de ces femmes à New York à ce moment-là. Ils n'ont plus de noms, mais nous pouvons toujours leur donner une forme d'identité » souligne Carter Clinton.
Clinton, un Afro-Américain et a grandi à New York, s'est donné pour mission de tirer ces informations des preuves restantes. « Je souhaite que les connaissances sur ce cimetière africain soient aussi vastes que celles sur le 11 septembre », dit-il. « L'importance que nous accordons au 11 septembre est liée aux gens qui ont construit cette ville. Quand je pense au World Trade Center et à la Bourse de New York, je pense à la façon dont ces bâtiments ont été édifiés. »
L'esclavage à New York a pris fin en 1827. Avant cela, les Africains réduits en esclavage ont élargi un petit chemin utilisé par les Amérindiens jusqu'à Broadway et ont construit les murs à côté de ce qui est devenu Wall Street.
« Ce sont les Africains qui ont fait New York », explique Fatimah Jackson, qui dirige le laboratoire Cobb.
Jackson souligne que malgré l'analyse génétique, aucune communauté de descendants n'a jamais été identifiée à partir des restes des 419 hommes, femmes et enfants mis au jour dans le cimetière africain. « Les individus dans le cimetière, en raison de leur jeune âge et de leur nombre, étaient liés à peu près à tous les Afro-Américains », dit-elle. « Si le 11 septembre avait détruit cela, 40 millions de personnes auraient subi une autre perte irrémédiable. »
LES « TRIPLES SURVIVANTS »
Ce n'est que quelques mois après le 11 septembre que Rebecca Yamin s'est rendue compte que tous les artefacts de Five Points n'avaient pas été perdus. Par chance, l'archidiocèse de New York avait demandé en 2000 d'emprunter quelques pièces pour une exposition sur les débuts de l'histoire irlandaise à New York. Le laboratoire de Yamin leur a prêté 18 de leurs artefacts les plus précieux : des jeux pour enfants, des pipes aux motifs finement sculptés et le plus prisé de tous : une délicate tasse à thé peinte à l'effigie du père Matthew, un prêtre irlandais qui prêchait la tempérance. À une époque où les résidents de Five Points étaient considérés comme des ivrognes et des criminels, quelqu'un avait soigneusement exposé cette tasse dans sa maison.
L'archidiocèse a rendu les 18 artefacts en août 2001, et Yamin a demandé à les envoyer directement au Seaport Museum plutôt que de les stocker à nouveau dans le Six World Trade. Aujourd'hui, ils résident au Musée de la ville de New York. Une sélection est présentée dans l'exposition permanente du musée sur la diversité de la ville de New York à une époque où les migrations allemandes, irlandaises et juives ont changé la ville.
La conservatrice en chef Sarah Henry qualifie les artefacts de Five Points de « triples survivants ». Ils ont survécu au quartier lui-même, ont résisté à la mise au rebut et à l'enfouissement, et ont échappé de peu à la destruction le 11 septembre 2001.
Henry était à une réunion du conseil d'administration du musée au palais de justice de Tweed, juste au nord-est du World Trade Center, le matin du 11 septembre. Un son retentissant se répercuta dans le bâtiment lorsque le premier avion s'enfonça dans la tour nord.
« Je pense que chaque historien ressent ce sentiment déchirant, surtout après toutes ces années de travail et de fouilles et de mise en évidence de connaissances qui avaient été cachées, pour les voir disparaître une décennie plus tard », explique Henry. « Je ne veux faire aucune sorte d'équivalence, mais c'était très poignant. C'était un coup dur de plus. »
Quelques semaines plus tard, les conservateurs des musées de la ville se sont réunis pour discuter de leur rôle en tant qu'institutions : que collectionner au lendemain d'une telle catastrophe ? Bientôt, ils furent inondés d'artefacts – des affiches de personnes disparues, des lettres, des bougies commémoratives. Ils ont réalisé que les New-Yorkais voulaient désespérément que leurs expériences soient documentées et préservées. Sarah Henry a conseillé la formation d'un groupe nommé par l'autorité portuaire pour conserver ces artefacts pour que les générations futures étudient et réévaluent ces attentats.
La ville de New York avait créé une nouvelle collection d'artefacts, des objets qui, ensemble, pourraient raconter l'histoire d'une période de crise, le sort des personnes décédées et celui des survivants. Aujourd'hui, les artefacts nouveaux et anciens sont séparés par un couloir dans le musée de la ville de New York. Dans une pièce, des artefacts de Five Points donnent à voir la vie des immigrants européens et celle des personnes qui ont construit la ville. Dans l'autre, les vestiges du 11 septembre rappellent l'histoire de New York, ville continuellement construite et détruite, faite de traumatismes et d'héroïsme.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.