Piège de glace : l'un des plus grands mystères de l'Arctique
En 1847, l’expédition Franklin dans sa quête du légendaire passage du Nord-Ouest. Une équipe de National Geographic a pris la mer pour tenter de retrouver sa trace au coeur de l’Arctique.
Le photographe Renan Ozturk observe la baie Pasley, au Canada, juché au sommet du mât du Polar Sun. Avec l’auteur Mark Synnott, il tentait de traverser le passage du Nord-Ouest quand leur voilier a été piégé dans les glaces. Ils risquaient d’être prisonniers de l’Arctique, comme l’expédition maudite de sir John Franklin.
Retrouvez cet article dans le numéro 287 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Aucun survivant n’a pu raconter leur épopée et aucun écrit détaillé du cauchemar qu’ils ont vécu n’a été retrouvé. Cette page blanche de l’histoire, que l’on appelle communément le « mystère Franklin », entretient les spéculations depuis plus de cent soixante-dix ans. Elle a également donné naissance à des générations de fervents « franklinistes », obnubilés par l’idée d’assembler les pièces de ce puzzle.
Au fil des années, je suis devenu l’un d’eux. J’ai lu tous les livres sur le sujet, je me suis imaginé en membre de l’équipage condamné et j’ai réfléchi aux nombreuses questions restées sans réponse : où Franklin a-t-il été enterré ? Où sont les journaux de bord ? Des Inuits ont-ils tenté d’aider les marins ? Et si quelques-uns s’en étaient tirés malgré tout ? Au bout du compte, je n’ai pas pu résister à la tentation d’aller chercher des réponses moi-même. J’ai donc entrepris d’adapter le Polar Sun pour les eaux où ont navigué l’Erebus et le Terror. J’espérais aussi finir le voyage inachevé de Franklin : entrer côté Atlantique dans le dédale de détroits et de baies formant le passage du Nord-Ouest et ressortir de l’autre côté du continent, au large de l’Alaska.
Reste que, au bout de presque 3 000 milles marins – environ la moitié du périple –, l’immersion dans le « mystère Franklin » est devenue un peu trop réelle. Si le Polar Sun était prisonnier des glaces, je risquerais de le perdre. Et, quand bien même nous réussirions à débarquer, il serait difficile d’organiser notre sauvetage. Sans parler du fameux ours polaire.
Quand Sir John Franklin largua les amarres, les Britanniques cherchaient le passage du Nord-Ouest depuis trois siècles. Chaque expédition repoussait un peu plus les limites, tandis que les boussoles se déréglaient davantage à l’approche du nord magnétique. Les navires finissaient souvent piégés par la banquise durant l’interminable nuit polaire. Nombre d’expéditions eurent une issue tragique, mais jamais aussi spectaculaire que celle de Franklin. Selon la version britannique des faits, ses navires furent aperçus pour la dernière fois au large du Groenland par des baleiniers en juillet 1845. Un indice capital émergea quatorze ans plus tard. Une expédition privée, financée par la veuve de Franklin, trouva un message dans un tube en métal à la pointe Victory, dans le nord de l’île canadienne du Roi-Guillaume.
Il s’agit là du plus important témoignage écrit de l’expédition Franklin à nous être parvenu. Le message comporte deux parties. La première, datée de mai 1847, indique que l’Erebus et le Terror se sont retrouvés piégés dans la banquise huit mois plus tôt, à 15 milles marins au nordouest de l’île du Roi-Guillaume. Elle se termine par : « Sir John Franklin commande l’expédition. Tout va bien. »
Un écoulement d’eau douce mêlée de limon crée un halo autour de l’île Devon, au Canada, la plus grande île inhabitée du monde. En 1845-1846, l’expédition Franklin a campé sur la toute petite île Beechey (à l’arrière-plan) lors de son premier hivernage, avant de s’enfoncer dans le passage du Nord-Ouest.
La seconde partie a été ajoutée moins d’un an plus tard pour noter l’abandon des navires en avril 1848 et la mort de quinze hommes et de neuf officiers, dont Franklin, décédé deux semaines après la rédaction du premier message. Les survivants, selon la fin du mot, désormais sous les ordres de Francis Rawdon Crozier, allaient tenter de marcher jusqu’au comptoir commercial le plus proche de la Compagnie de la baie d’Hudson, à un millier de kilomètres au sud. S’il y avait une once d’espoir à tirer de ce message, cela tenait au fait que Francis Rawdon Crozier avait plusieurs explorations arctiques à son actif. Il avait déjà survécu à une expédition prisonnière des glaces et avait passé du temps avec les Inuits, qui l’avaient surnommé Aglooka (« Grand marcheur »).
À Londres, en revanche, les Britanniques voyaient les choses d’une tout autre manière. En 1854, cinq ans avant la découverte du message, un autre témoignage s’était fait jour. John Rae, trappeur et explorateur écossais, raconta avoir rencontré Inukpujijuk, un Inuit selon qui un groupe de trente-cinq ou quarante koblunas (des « hommes blancs ») étaient morts de faim des années plus tôt près de l’embouchure d’un grand fleuve. Les Inuits avaient montré à John Rae des dizaines d’objets qu’ils avaient ramassés sur les lieux, notamment une médaille remise à Franklin en 1836. Selon Inukpujijuk, les vestiges du campement indiquaient aussi que les hommes de Franklin avaient été poussés à ce que Rae nommait « l’effroyable dernier recours » : des corps mutilés, dont des morceaux se trouvaient encore dans les récipients de cuisson.
Quand John Rae fit ce sinistre récit, le grand public anglais, encouragé par Charles Dickens, refusa de croire que l’équipage en était arrivé au cannibalisme.
Rudy Lehfeldt-Ehlinger, membre de l'équipe d'expédition, fait un plongeon glacial au large de l'île Beechey, le point le plus septentrional de l'expédition : 74 degrés nord.
Lorsque les épaves de l’Erebus et du Terror ont été retrouvées, respectivement en 2014 et en 2016, la majorité des franklinistes se sont intéressés à ce que les archéologues allaient découvrir sur les navires. Mais j’avais entendu parler d’un habitant des confins canadiens, dans les Territoires du Nord-Ouest, qui n’avait pas renoncé à ce qu’il considérait comme le graal de ce mystère : la tombe de sir John Franklin.
Une nuit de 1990, Tom Gross a rêvé qu’il découvrait la sépulture. « Je la trouvais à Toronto, m’a-t-il raconté. Et je me suis dit : “Ça n’a aucun sens”. » Sa fascination pour Franklin datait d’un documentaire sur des archéologues qui avaient exhumé trois marins dans des cimetières sur l’île Beechey, où l’expédition avait passé son premier hivernage dans l’Arctique. Les visages des hommes avaient émergé du pergélisol très bien conservés – à en donner le frisson. Tom Gross a donc décidé, juste après son rêve, d’organiser sa première mission de recherche...
L’été, à l’approche de minuit, le soleil reste au-dessus de l’horizon sur l’île du Roi-Guillaume. De nombreux historiens pensent que le capitaine John Franklin est enterré dans ces immenses étendues de lacs, tourbières et graviers, peut-être avec les journaux de bord, des lettres et d’autres informations sur l’expédition.