La véritable histoire du radeau de la méduse

Ce n’est pas qu’un tableau célèbre. Sur les cent cinquante naufragés qui ont dérivé à bord d’un radeau de fortune au large de la Mauritanie, une dizaine de personnes seulement ont survécu.

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 28 janv. 2025, 14:33 CET
Le radeau de la méduse (1818-1819) est une très célèbre huile sur toile réalisée au début du 19ème ...

Le radeau de la méduse (1818-1819) est une très célèbre huile sur toile réalisée au début du 19ème siècle par le peintre romantique français, Théodore Géricault. Il représente ici un épisode historique dans l'histoire de la marine coloniale française : le naufrage de la frégate de la Méduse au large des côtes de l'actuelle Mauritanie. 

PHOTOGRAPHIE DE Louvre / Département des peintures

C’est l’un des tableaux les plus célèbres de France – et pourtant, l’histoire (vraie!) qu’il raconte reste assez méconnue. Ces corps à demi-nus, ballotés par des flots furieux sur un radeau de fortune, ont réellement vécu l’enfer durant treize jours, sans eau ni nourriture, lors du mois de juillet 1816. Sur les cent cinquante naufragés du radeau de la Méduse, une dizaine de personnes seulement ont survécu. En 1819, l’artiste Théodore Géricault s’est inspiré des témoignages des survivants pour peindre le tableau éponyme. Des années plus tard, l’historien Jacques-Olivier Boudon a plongé dans les archives pour retracer le destin de cette miséreuse embarcation, qu’il raconte dans Les naufragés de la Méduse.

Tout commence un beau jour d’été 1816. La frégate « la Méduse » met le cap vers le Sénégal. L’équipage est chargé par le roi Louis XVIII de récupérer les comptoirs coloniaux (dont l’île de Gorée), ravis par les Anglais quelques années plus tôt. À bord, près de quatre cents passagers (des marins, des soldats et des colons), sous le commandement du capitaine Hugues Duroy de Chaumareys. Ce dernier, un noble qui avait fui le pays pendant la Révolution française, n’a en réalité pas navigué depuis vingt-cinq ans ! Il a profité du retour d’un roi pour négocier ardemment son retour sur les flots. Mais si l’on peut parlementer avec les ministères, on ne débat pas avec la mer. La sanction de l’océan ne tarde pas.

En pleine traversée, Hugues Duroy de Chaumareys calcule mal sa trajectoire, et le 2 juillet 1816, la Méduse s’échoue sur un banc de sable (pourtant signalé sur les cartes) au large de la Mauritanie. Les matelots tentent de remettre la frégate à flot – à ce stade, l’espoir est encore permis.  Mais une tempête vient vite anéantir leurs efforts. Le navire immobile commence à prendre l’eau. Il faut envisager un plan de secours.

Marins et soldats farfouillent alors dans les cales du bateau pour trouver de quoi construire un radeau de fortune. Des planches de bois, quelques cordages, un des mâts de rechange de la frégate… Et le radeau de la Méduse est né : 140 mètres carrés en tout, construit au départ pour transporter la nourriture et l’eau douce, et ainsi faire de la place dans les canots de sauvetage officiels. Mais une nouvelle fois, rien ne se passe comme prévu. Les plus hauts placés dans la hiérarchie remplissent tous les canots de sauvetage, certains emportant même leur bagage avec eux. Cent cinquante malchanceux sont laissés sur l’épave. Ils n’ont d’autre choix que de grimper à bord du radeau.

Au début, pendant quelques heures, le gouverneur du Sénégal, à bord d’un des canots officiels, remorque le radeau. Très vite pourtant, il donne l’ordre de couper les liens. « Il se justifiera plus tard en disant qu’il avait peur d’une mutinerie – la Révolution française n’était pas loin et il redoutait un scénario similaire » explique Jacques-Olivier Boudon. Les naufragés du radeau sont désormais complètement livrés à eux-mêmes. Sans matériau de navigation, sans dérive, et avec une voile trop petite pour être efficace, ils sont condamnés à tourner en rond, ballotés par les vagues et les courants.

La première nuit est effroyable. La houle secoue l’embarcation de fortune, dépourvue de bastingage. Les naufragés, serrés les uns aux autres (ils ont moins d’un mètre carré par personne !) s’agrippent comme ils le peuvent au bateau. Sous leurs poids, l’embarcation ne flotte pas tout à fait : ils ont de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Plusieurs d’entre eux, tout au bord du radeau, sont emportés par les vagues dans la nuit noire. Le jour se lève et n’apporte aucun répit. La tension monte autour des maigres réserves d’eau et de nourriture à bord. Dans ce contexte, les naufragés sont prêts à tuer pour survivre. Un petit groupe d’une vingtaine de personnes, surtout composés d’officiers, va prendre le dessus : ils ont, au contraire des autres, des fusils et des sabres. Ce jour-là, au cours de terribles affrontements, ils abattent plusieurs de leurs compagnons d’infortune. Désespérés, les naufragés se décident finalement à manger les cadavres. Le médecin à bord va même jusqu’à donner des conseils de cannibalisme. « Il leur propose de tremper la chair humaine dans l’eau de mer, puis de la faire sécher en haut du mat, pour qu’elle soit plus digeste » souligne Jacques-Olivier Boudon. Sans eau, la plupart se résolvent aussi à boire leur urine.

Après cinq jours de cet épouvantable régime, le radeau est décimé. Il ne reste plus qu’une trentaine de personnes (surtout du groupe des officiers), dont une moitié en piteux état. Les plus valides décident de pousser certains de leurs compagnons à l’eau pour faire de la place, et abattent les autres sur place pour les manger. La peau rongée par le sel, la tête abrutie par un soleil assassin, les naufragés sont au bord de la folie. Quand, au bout de treize jours de cet enfer, un bateau apparaît à l’horizon, ils croient sans doute à un mirage. Mais ce navire, envoyé pour récupérer du matériel sur la Méduse, est bien réel. Et, miracle ! L'équipage les aperçoit, et leur vient en aide. Chancelants, les quinze derniers survivants ont du mal à se hisser jusqu’au navire. Ramenés tant bien que mal à Saint-Louis, sur la côte nord-ouest du Sénégal, la moitié d’entre eux meurent en fait dans les jours qui suivent leur débarquement, de maladie et d’épuisement.

Ceux qui survivent rentrent en France profondément traumatisés. L’un d’eux, le chirurgien Jean-Baptiste Henri Savigny, va conter cette expérience infernale au ministre de la mer. Censé être confidentiel, son rapport, qui retrace les moindres détails de cette dérive, fuite dans la presse et fait scandale. Il attise la crise politique que traverse le pays. « Les libéraux utilisent ce naufrage pour dire : regardez l’incompétence des ultra-royalistes, qui ont nommé un commandant sans expérience à la tête de la Méduse  » explique Jacques-Olivier Boudon. Ce fiasco se transforme ainsi en un puissant argument électoral. Les libéraux parviendront au pouvoir quelque temps plus tard. Sous pression, le ministre de la mer doit aussi organiser le procès du commandant. Verdict : trois ans de prison. « Il était menacé de la peine de mort, mais les juges étaient des officiers qui avaient un profil similaire au sien, donc ils furent relativement cléments » souligne encore le spécialiste.

Cette histoire marque durablement les esprits. « Cinquante ans après le naufrage, la presse signale le décès du dernier survivant du radeau de la Méduse. C’est dire l’intérêt du public pour cette tragédie » indique Jacques-Olivier Boudon. Elle inspire aussi ce fameux tableau, peint par Théodore Géricaut. Aujourd’hui, l’œuvre a dépassé l’évènement. L’histoire funeste de ces cent cinquante damnés de la mer a été quelque peu oubliée, mais le tableau, qui compte parmi les œuvres majeures exposées au musée du Louvre, est vu par des millions de personnes chaque année.

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