Communauté d'Afrique de l’Est : un rêve d’intégration empreint de contradictions
L’idéal d’une communauté économique, politique et juridique d'Afrique de l’Est, né à l’époque post-coloniale, est mis en péril par les divers intérêts des pays qui composent la région.
Terre vue de l'espace montrant l'Afrique. Version améliorée d'une photographie de la Nasa.
Les années 1950 ont marqué pour les pays de l’Afrique de l’Est, la fin progressive de la colonisation et l’accès à l’indépendance, engendrant par la même occasion un élan d’unité africaine et la naissance de plusieurs organisations internationales sur le continent.
Dès le début des années 1960, Julius Nyerere, président de la Tanzanie, promouvait déjà une certaine unité politique et sociale basée sur l’idéologie de l’Ujamaa, un terme swahili qui signifie « famille élargie » ou « communauté ». Son modèle idéologique a permis de créer une forte identité nationale en Tanzanie, mais aussi au-delà des frontières de son pays. L’idéologie Ujamaa s’inscrit en effet dans le courant international panafricain qui prône l’unité du continent africain.
Julius Nyerere a été l’un des instigateurs, aux côtés de Jomo Kenyatta, président du Kenya, et Milton Oboté, président de l’Ouganda, d’une intégration régionale en Afrique de l’Est. Ces trois pays, qui connaissaient déjà une coopération économique lorsqu’ils étaient encore sous domination britannique, avec l’East African Common Services Organisation (EACSO), ont vu leur démarche facilitée.
Dissoute en 1967 à la suite de la décolonisation, l’EACSO a été remplacée par une première version de l’East African Community (EAC), Communauté d’Afrique de l’Est en français. La nouvelle organisation a cependant connu des tensions politiques qui condamnèrent le projet dès 1977. Le projet a ensuite été relancé vingt-deux ans plus tard grâce aux efforts des présidents des trois pays fondateurs, notamment sous l’impulsion d’Yoweri Museveni, président de l’Ouganda.
La nouvelle communauté vise principalement à créer une intégration économique dans la région. Notamment avec un marché commun, une union douanière, et idéalement une monnaie unique, même si ce projet est encore en discussion. Mais l’EAC a un projet encore plus ambitieux ! La création d’une fédération politique pour unifier les pays membres, sous un gouvernement commun.
À ce jour, l’EAC est l’un des blocs économiques les plus intégrés d’Afrique. Le commerce intrarégional est en augmentation et la libre circulation des personnes plus ou moins facilitée. Cependant, les tensions politiques et les ambitions divergentes des dirigeants de la région sont un obstacle majeur pour une réelle coopération et une harmonisation.
UN SOCLE ÉCONOMIQUE INSTABLE
Pour Mvemba Dizolele, directeur du programme Afrique au Centre Stratégique des Études Internationales, « les pays membres de la communauté n’ont pas de socle commun suffisant pour aller jusqu’à la fédération ». Uniquement les trois pays fondateurs que sont la Tanzanie, l’Ouganda, et le Kenya ont « cette base économique commune due à la colonisation anglaise ».
La Communauté de l'Afrique de l'Est (CAE) est une organisation régionale intergouvernementale de huit États partenaires, comprenant la République du Burundi, la République démocratique du Congo, la République du Kenya, la République du Rwanda, la République fédérale de Somalie, la République du Sud-Soudan, la République de l'Ouganda et la République unie de Tanzanie, dont le siège se trouve à Arusha, en Tanzanie.
Les autres pays membres font pour la plupart face à une instabilité politique à l’intérieur même de leur territoire, causant de la pauvreté, des conflits, de l’insécurité. Tout cela est aussi aggravé par le changement climatique. Par conséquent, les objectifs mêmes de l’EAC semblent être mis de côté. À commencer par le marché commun. Censé promouvoir une libre circulation des biens, des personnes et des services, on observe à la place une taxation supplémentaire dans plusieurs zones de la région.
Par exemple, en principe, « les passeports est-africains permettent de vivre dans un des pays de la communauté pendant six mois sans visa » commente Claire Médard, géographe à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). « Mais en réalité, les services de contrôle de migration restent assez importants dans chacun des pays de la communauté, avec une logique très nationaliste ». Même s’il y a une certaine mobilité, « cela ne veut pas forcément dire qu’il y a un accès au travail pour les étrangers », affirme-t-elle. Pour exercer un métier, la demande d’un permis de travail est obligatoire mais à présent gratuite au Kenya et au Rwanda. Quant aux échanges de biens, « si négociations il y a, il s’agit plutôt de négociations bilatérales entre deux pays, et non pas à l’échelle de la communauté ». Majoritairement, les États essayent aussi de « contrôler les flux de biens et de personnes en les taxant ».
Le Burundi connaît une crise économique des plus sévères, « telle que nous ne l’avons jamais vu depuis des décennies », commente Christine Deslaurier, chercheuse à l’Institut de Recherche pour le Développement. Le pays à l’agonie devrait en principe bénéficier d’une fluidification des échanges commerciaux avec les pays environnants dans le cadre de la communauté, mais le Burundi est en réalité « le vilain petit canard de la région », qualifie-t-elle. « Aucune aide ne leur est apportée, les exportations et les importations sont au plus bas, la question de la mobilité des personnes n’est également pas assurée ». Autre exemple, celui des flux migratoires entre l’Ouganda et le Kenya. « L’État kényan veut que les étrangers ougandais soient en règle, c’est-à-dire, qu’ils paient des taxes supplémentaires sous peine de finir en prison ». La migration, sujette à la corruption, est donc devenue un levier financier pour les autorités kényanes. Dans la communauté, le socle économique commun n’est donc pas encore acquis.
Au-delà du marché commun, tous les pays de la communauté n’ont pas le même niveau de ressources. Cette inégalité de richesses rend l’intégration dans l’organisation encore plus difficile puisque les pays les plus riches comme la Tanzanie ou le Kenya ne souhaitent pas partager le fardeau des pays les plus pauvres de la région. Parmi eux, on compte notamment le Burundi, classé comme le pays ayant le plus faible PIB par habitant au monde en 2023 selon Statista. Le Sud-Soudan prend la troisième place, la République démocratique du Congo (RDC), elle, est classée onzième, la Somalie, douzième, et le Rwanda, vingtième.
UNE AIDE HUMANITAIRE LIMITÉE
Sur le plan géopolitique, le conflit au nord Kivu, à l’est de la RDC, affaiblit la volonté du pays et du Burundi de collaborer avec le Rwanda qui soutient le mouvement M23. Récemment, le conflit s’est étendu jusqu’au sud-Kivu et a atteint la ville de Goma qui se trouve à la frontière avec le Rwanda.
Le conflit provoque une crise sécuritaire et humanitaire dans la région, là encore source de mouvements migratoires. « Au fil des années, de nombreux réfugiés congolais ont été prise en charge par le HCR en Ouganda », affirme Claire Médard. Avec l’aide d’organisations humanitaires internationales, l’Ouganda a pu établir des camps de réfugiés et a même offert une solution inédite : « les réfugiés se voyaient attribuer une parcelle de terre pour pouvoir cultiver et engendrer un revenu », explique la géographe.
Neanmoins, ce système, loué pour son originalité, atteint à présent ses limites. « Les parcelles sont trop petites et les terres disponibles se font de plus en plus rares », commente-t-elle. La politique ougandaise se durcit aussi. « Négocier un accès à une parcelle est devenu plus diffficile pour un étranger, qu’il soit est Africain ou non ».
Au Burundi, la famine fait rage et les habitants ne mangent pas à leur faim, mais « il n’y est fait aucune déclaration officielle d’aide humanitaire venant de la communauté », ajoute Christine Deslaurier. La Tanzanie est le seul pays à avoir fait un geste en envoyant du riz au Burundi, « mais cela, toujours dans le cadre d’un programme d’aide humanitaire internationale comme l’UNICEF, qui participe toujours à ce genre de donations », précise la chercheuse.
UNE COUR DE JUSTICE SANS AUTORITÉ
La Communauté de l’Afrique de l’Est est avant tout une union juridique. Les pays membres ont signé un accord les liant juridiquement à la Cour de justice de l’Afrique de l’Est. Cependant, cette cour de justice éprouve des difficultés à asseoir son autorité sur les États membres.
Par exemple, lorsque Pierre Nkunrunziza, ancien président du Burundi, a entamé son troisième mandat en 2015, « un certain nombre d’ONG ont porté plainte auprès de cette cour de justice au sujet de l’illégalité de ce troisième mandat », raconte Christine Deslaurier. « La cour de justice a donné raison aux plaignants et a condamné le Burundi en confirmant l’illégalité de ce mandat », continue-t-elle. Néanmoins, cette condamnation juridique n’a eu aucun effet. Dans les faits, le Burundi n’en a pas tenu compte.
La chercheuse rappelle néanmoins que « même si les débuts de cette cour de justice sont difficiles, cela a aussi été le cas pour la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) à ses débuts », donnant matière à espérer une union, au moins sur le plan juridique.
Mvemba Dizolele, lui, reste sceptique. « Il est plus facile de standardiser les pratiques commerciales que de standardiser les droits humains dans la région », commente-t-il. « Les contraintes environnementales elles aussi pourraient faire office de trait d’union entre les États membres de la communauté, mais là encore, les intérêts personnels prévalent ». Selon lui, « la communauté en tant qu’union économique a encore du chemin à faire, l’idée d’une fédération serait donc prématurée ».