Guerre et racisme : le tri des migrants en provenance d'Ukraine

Les discriminations viennent s’ajouter à la violence de l’invasion russe en terres ukrainiennes. Les collectifs citoyens s’organisent pour venir en aide aux millions de réfugiés.

De Margot Hinry
Publication 15 mars 2022, 10:49 CET, Mise à jour 16 mars 2022, 14:57 CET

Amoakohene Ababio Williams, 26 ans, originaire du Ghana, raconte qu’il a été séparé de sa femme ukrainienne, Sattennik Airapetryan, 27 ans, et de leur fils d’un an, Kyle Richard, avec d’autres hommes noirs, juste avant d’atteindre la frontière polonaise après avoir fui Odessa. « Je pensais que c’était fini. Que je ne la reverrai peut-être plus jamais. » Il a réussi à traverser.

PHOTOGRAPHIE DE Anastasia Taylor-Lind

Pour les Ukrainiens, ces dernières semaines ont été traumatisantes, tant physiquement qu’émotionnellement. À ce jour, l’ONU recense plus de 2,8 millions de réfugiés fuyant les bombes russes qui s'abattent sur l’Ukraine, laissant derrière eux une vie entière. Parmi ces réfugiés, nombre d’entre eux sont originaires de pays du monde entier. Nombreux sont les étudiants originaires d’Afrique, d’Inde, du Maghreb... Depuis les premières attaques sur le sol ukrainien, les témoignages de discriminations aux frontières se multiplient. 

« C’était un cauchemar », « les autorités faisaient le tri »,  « Ils nous refoulent juste parce qu'on est Noirs ! », les témoignages d’étudiants étrangers déplorent un traitement différent et irrespectueux alors qu’ils tentent de fuir la guerre.

« On laissait d’abord passer les Ukrainiens, et ensuite le reste. On a eu des échos de traitements différents, certains témoignent même avoir été frappés, mais nous ne sommes pas sur place pour confirmer » explique Sarah Bourial, une jeune marocaine à l’origine du collectif citoyen « Collectif Maroc Ukraine » fondé pour venir en aide à distance aux Marocains bloqués en Ukraine.

Plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux-sociaux dévoilent des centaines d’étudiants noirs, arabes et indiens subir le froid ukrainien pendant plusieurs heures afin de pouvoir enfin espérer quitter le pays et entrer dans les pays frontaliers.

Sarah Bourial précise le contexte de ces discriminations. « Il y a une nuance. Certains ont expliqué que c’étaient des soldats ukrainiens qui ne laissaient pas forcément sortir les étudiants du pays. Quand on arrive aux postes-frontières, il y a un poste pour sortir de l’Ukraine, et ensuite un poste pour entrer en Pologne. Certains expliquaient que c’était pour entrer en Pologne qu’on les bloquait ».

National Geographic a contacté Céline Schmitt, la responsable des relations extérieures de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HRC) afin de comprendre si, sur place, les autorités intervenaient pour empêcher ces actes racistes. « Un seul cas de discrimination, de racisme, est un cas de trop » soutient Céline Schmitt. « Nous avons alerté à plusieurs reprises, pour garantir l'accès à la sécurité à toutes les personnes qui fuient la guerre en Ukraine. Nous insistons sur le fait qu'il ne doit y avoir aucune discrimination envers toute personne ou groupe » affirme la responsable.

La représentante du HCR s’est reportée aux mots, en date du 8 mars dernier, du Haut-commissaire des Nations Unies, Filippo Grandi. « Au sujet des rapports faisant état d’une discrimination inacceptable à l’encontre des personnes fuyant l’Ukraine, j’ai fait part de mes préoccupations aux autorités compétentes, étant donné que tout acte de discrimination ou de racisme doit être condamné et que toutes les personnes doivent être protégées » précise-t-il. Selon lui, l’ensemble des autorités des pays aux alentours auraient assuré ne pas faire de discrimination et « ne refuseront pas les personnes fuyant l’Ukraine. »

« Le HCR a été alerté de situations de personnes qui faisaient face à des difficultés à la frontière entre l'Ukraine et la Pologne et nous avons appelé à un accès à la sécurité pour tous, quel que soit leur statut juridique, sans distinction liée à la nationalité ou à l'origine » précise Céline Schmitt.

Sarah Bourial dit ne pas avoir été surprise de l’apparition de discriminations et de racisme aux frontières, au milieu de ce chaos. « Sachez qu’en temps normal, un Marocain n’a pas le droit d’accès à l’espace Schengen sans visa. Or, l’Ukraine ne fait partie ni de l’Europe, ni de l’espace Schengen. Donc, lorsque l’on est résident ukrainien, on n'a pas l'autorisation de voyager dans l’UE. »

Les discriminations raciales aux frontières seraient étroitement liées, selon la créatrice du collectif citoyen, aux questions juridiques. « Un Ukrainien a depuis peu un droit de tourisme de 90 jours en Europe, sans visa. Ce n'est pas le cas pour un Marocain, un Indien, ou un Africain. Nous, il nous faut un visa. […] Pourtant on reste en temps de guerre et un bombardement reste un bombardement. Il ne devrait pas y avoir de différence. »

« Les ambassades du Maroc dans les pays frontaliers sont intervenues sur les questions de discrimination, ils ont envoyé des bus aux frontières. En Slovaquie, l’ambassadeur s’est lui-même déplacé aux frontières pour s’assurer du bon déroulement de l’accueil des Marocains » étaye Sarah Bourial.

 

CITOYENS ET AMBASSADES MAIN DANS LA MAIN

« On est loin, comment peut-on les aider ? », c’est la question que s’est posée ce collectif de citoyens marocains. « On s’est organisés entre bénévoles dans les pays frontaliers. On a essayé de réunir des petites communautés de Marocains en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie, en Roumanie. On voulait d’abord les loger et finalement, je me suis retrouvée en contact avec les ambassades. Nous sommes devenus un relais pour les ambassades, pour faciliter les arrivées. Ils s’occupaient de réserver des hôtels pour les réfugiés, en attendant leur vol de rapatriement vers le Maroc » explique en détail Sarah Bourial.

« J’ai fait mon devoir de citoyenne » affirme la jeune Marocaine, résidant à Paris. Au lendemain de la première attaque russe, ces bénévoles s’associent en créant une plateforme en ligne, « Collectif Maroc Ukraine ». Des médicaments, de la nourriture, de l’eau, un soutien psychologique et parfois même financier. « Ces personnes étaient en grande détresse. Elles ont dû partir et tout laisser, du jour au lendemain. On a même fait appel à des psychologues bénévoles qui sont là pour les écouter. Certains nous expliquaient que leur université avait été bombardée, alors que d’ici trois mois, ils allaient devenir médecins » témoigne Sarah Bourial.

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    « C’est parti de l’idée que tant qu’ils étaient en Ukraine, on ne pouvait rien faire. [...] On a finalement été un relai pour appeler un taxi, fournir les horaires des trains, donner des nouvelles des ambassades. On est intervenus pour les faire traverser et les aider dans l’après-frontière : il faut qu’ils soient logés, qu’ils puissent manger. Certains n’avaient pas de passeport ! Donc on jouait un rôle de liaison avec les ambassades pour les laissez-passer. »

    Les bénévoles des pays voisins proposaient des navettes allant des gares jusqu’aux hôtels. « Il y avait une dimension médicale. On a parfois eu le cas d’une personne qui avait besoin d’insuline, ou d’une personne hémophile qui s’était blessée et avait besoin d’assistance. Dans ce cas, on est entrés en contact avec les ONG sur place. Beaucoup souffraient aussi d’avoir beaucoup marché. »

    Sur WhatsApp, Telegram, Instagram, d’après la bénévole, les groupes sont nombreux pour faire le lien entre les réfugiés, les familles, les ONG, les ambassades. Sur leur site Internet, les bénévoles du collectif ont diffusé deux formulaires, « un pour les volontaires et un pour ceux qui ont besoin d’aide ». Grâce aux relais d’influenceurs et à certaines connaissances aux frontières, « on avait un contact et derrière ce contact, il y avait 15 personnes. […] Au début, on les comptait et ça a pris tellement d’ampleur que ce n'était plus possible ».

    « C’est devenu plus fluide ces derniers jours. La semaine dernière, pendant trois jours de suite, je n’ai pas posé mon téléphone, je ne dormais pas. Les bénévoles ont fait un travail fabuleux : la nuit, ils allaient chercher les personnes, ils les emmenaient dans des hôtels... »

    Même si « la majorité des réfugiés marocains souhaitant quitter l’Ukraine ont aujourd’hui réussi », les migrations sont encore nombreuses. Certaines personnes ukrainiennes ou d’autres nationalités sont toujours bloquées dans des villes assiégées par les Russes, comme dans la ville de Marioupol, coupée du reste du monde.

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